Pourquoi essayer de favoriser l'emploi des femmes par la fiscalité sera aussi contre-productif et dangereux que toutes les tentatives passées de contraindre les comportements sociaux par l'impôt<!-- --> | Atlantico.fr
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Najat Vallaud-Belkacem propose de mettre fin à la déclaration conjointe d'impôt sur le revenu pour un couple.
Najat Vallaud-Belkacem propose de mettre fin à la déclaration conjointe d'impôt sur le revenu pour un couple.
©Reuters

Pour votre bien, on vous dit

Pour favoriser l'indépendance financière des femmes inactives, Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des Droits des femmes, propose de mettre fin à la déclaration conjointe d'impôt sur le revenu pour un couple et d'opter pour l'individualisation. Une réforme qui, à revenus égaux, pénaliserait le couple où seul un des deux travaille.

Michel Taly

Michel Taly

Michel Taly est avocat fiscaliste au sein du Cabinet Arsene Taxand. Il est spécialiste de la politique fiscale à l’Institut de l’entreprise. Il a supervisé la réalisation du rapport de l'Institut de l'entreprise Mettre la fiscalité au service de la croissance.

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Atlantico : Le concept d'une fiscalité comportementale qui favoriserait l'emploi des femmes est-elle une idée qui peut être efficace ? Est-ce une manière efficace d'utiliser l'outil fiscal, ou au contraire un dévoiement qui ne peut générer que des effets indésirables ? 

Michel Taly : La fiscalité doit d'abord servir à financer les dépenses publiques en fonction des capacités contributives de chacun. Dans le cas précis de l'impôt sur le revenu dans un couple, la question est de savoir si l'on considère que la capacité contributive continue de s'apprécier au niveau du foyer, ou si à l'inverse ce ne doit plus être le cas pour être remplacé par un système d'appréciation par personne, indépendamment du fait d'une vie commune. Si on est dans le deuxième cas, cela posera un problème majeur dans ce pays, car il y a beaucoup trop de mécanismes d'aides publiques, de services divers, et de tarifs de service publics qui reposent sur la notion de quotient de revenu (le revenu d'un ménage divisé par le nombre de personne dans le ménage, ce qui fait varier le niveau d'aide ou le niveau de tarif à payer). Donc, changer de pied et prétendre que maintenant le revenu ne s'apprécie plus qu'à l'échelle de la personne va poser d'énormes problèmes dans la gestion du fonctionnement de tous ces systèmes. Si on reste dans l'idée que la capacité contributive, au sens constitutionnel, s'apprécie toujours par rapport au ménage, mais que l'on fait une espèce de "niche négative" – un surcroît d'impôts par rapport à ce qui est équitable – pour changer le comportement des gens, je pense que ce sera perçu comme intolérable. Les personnes concernées entendront un message de type "je vous fais payer plus que ce vous devriez, mais c'est pour vous obliger à changer de comportement." C'est une logique déjà très mal tolérée pour les questions environnementales (type "j'augmente le prix du gaz pour que baissiez le thermostat"), mais là, sur des questions de choix de vie personnelle (comme le fait de ne pas travailler pour s'occuper de ses enfants), c'est encore plus insupportable. Et si par malheur, la femme (ou le mari même) ne travaille pas à cause d'une situation subie, c'est encore pire à accepter.  

Dans une société où le chômage dépasse les 10% (et touche plus fortement les femmes), une telle fiscalité ne va-t-elle pas créer une inégalité entre les femmes inactives par choix pouvant retrouver rapidement un travail, et celles inactives par la contrainte ? Qu'est-ce que cela pourrait changer pour les revenus des ménages ? 

En termes de principe, la différence entre celle qui a choisi de ne pas travailler et celle qui subit la situation, je ne vois pas – fiscalement parlant – de raison de faire une discrimination entre les deux. La question est plutôt : "est-il tolérable de déroger à l'équité pour punir les gens de ne pas faire ce qui serait dans leur intérêt", en l'occurrence chercher du travail. Je pense bien sûr que ça ne l'est pas.

Quand aux conséquences financières, il suffit de prendre un mémento pratique de fiscalité. Imaginons le cas d'un couple selon les deux possibilités (une part avec un actif et un inactif, et deux parts avec les deux qui travaillent). Regardons pour cela les chiffres issus de la publication 2013 des Éditions Francis Lefebvre détaillant les tableaux de l'impôt sur le revenu pour 2012. Un couple qui gagne, à deux, 3000 euros par mois – donc 36 000 euros par an – paiera pour une part 5234 euros, et pour deux parts 2362 euros. Pour un couple plus aisé à 10 000 euros par mois – soit 120 000 euros par an –cela fera pour une part 35 842 euros pour une part et 24 867 euros pour deux parts. Conclusion ? Le couple "aisé" où un seul travaille aura une hausse de presque 50% en cas de perte d'une part. Mais le couple "modeste", lui, voit le montant de l'impôt plus que doubler. Conséquence : le couple aisé aura sûrement moins de mal à encaisser le choc que le couple modeste.

La ministre pressentant le problème envisage donc de mettre en place ce système, mais sous forme de plafonnement, et en ne l'imposant qu'aux couples les plus aisés. Mais au passage, on perd la finalité de la mesure ! Le principe avancé est de lutter contre la précarité dans laquelle se retrouvent les femmes qui peuvent se retrouver abandonnées par leur conjoint, en les poussant à travailler. Mais la "desperate housewife" de Neuilly qui se retrouve seule va peut-être souffrir, certes, mais elle aura une pension alimentaire et va s'en tirer. Celle qui va vraiment avoir des problèmes, c'est la femme du ménage "modeste", qui va se retrouver seule avec des enfants, avec un ex-conjoint qui ne paiera pas ou mal la pension alimentaire. Si la finalité de départ du projet de la ministre, c'est de pousser les femmes à travailler, est-ce qu'elle ne rate pas sa cible en plafonnant ? Elle ne fera le bien (contre leur gré) que des femmes de la première catégorie, celles qui seront le moins en difficulté en cas de séparation.

Ce projet risque alors de n’être vu que comme une punition pour les femmes de la bourgeoisie aisée, mais qui ne protègera en rien les femmes les plus modestes pour qui, le plus souvent, le fait de travailler est une situation subie.

Pourquoi ce gouvernement de gauche ne conçoit-il pas justement que cette fiscalité comportementale va, par nature, pénaliser ceux qui n'ont pas le choix, à savoir les personnes souvent les plus modestes, comme vous l'affirmez ? 

Ce projet est une idée qui est véhiculée au Parti socialiste depuis une trentaine d'année, et portée par les féministes. Cela me fait d'ailleurs penser à l'idée qui existe depuis longtemps également qu'il faut un impôt foncier très fort pour pousser à la vente des terrains. Dans ces deux exemples, pourtant bien différents, c'est le même schéma : tant que ce n'est que des idées, on se fait plaisir et l’idée persiste longtemps sans être remise en cause. Mais quand on étudie vraiment la mesure et que sa mise en œuvre devient crédible, les difficultés et les oppositions apparaissent..

Le PS pendant des années voulait mettre en place un impôt sur le revenu local, et en parlait depuis les années soixante-dix. On a voulu mettre en place ce dispositif dans les années quatre-vingt-dix. Au pied du mur, à l'approche des élections législatives de 1993, tout a été abandonné.

Si les femmes inactives malgré tout était incitées à travailler, a-t-on une idée des effets que cela aurait sur le marché du travail ? Quelles mutations pourrait-on attendre ? 

Tout dépend de votre vision de l'économie. Si vous en avez une vision figée, où la quantité de travail est une donnée intangible qu'il faut se partager, la perspective que vous évoquez aboutit à une catastrophe puisque vous aurez de nombreuses personnes arrivant sur un marché de l'emploi, et qui ne trouveront sans doute pas de travail puisqu'il y a déjà 10% de chômeurs. C’est cette vision des emplois comme un gâteau à se partager qui justifie aussi les 35h ou le fait qu’il ne faut pas retarder l’âge de départ à la retraite. Donc, si on croit aux mérites des 35h et du maintien de l’âge de la retraite, il faut aussi admettre que pousser toutes les femmes à chercher du travail alors qu’elles n’en avaient pas forcément envie est une catastrophe

Si vous avez plutôt une vision de l'offre, où l’augmentation du nombre de personnes souhaitant travailler a un effet positif sur le niveau d’activité et sur le niveau d’équilibre du revenu national, il peut y avoir un effet positif car ces femmes – loin de prendre la place des autres – vont éventuellement créer des activités qui n'existaient pas. Cela va les amener à rendre des services à la personne qui étaient jusque-là mal rendus, voire – pour les femmes avec un haut niveau de qualification mais qui préféraient rester chez elle – de proposer, notamment si elles ont un bon réseau social, une offre de service haut de gamme. Pour trouver que la mesure est positive, il faut donc croire à l’économie de l’offre, qui est rejetée par une large part de la majorité actuelle.     

Selon la ministre, la France est l'un des trois derniers pays de l'OCDE (avec le Luxembourg et le Portugal) où l'impôt sur le revenu est familiarisé et non pas individualisé. Pourquoi ? Que peut-on apprendre des autres pays qui ont adopté le système entièrement individuel ?

Je ne suis pas capable de faire des comparaisons internationales sans faire des recherches. Mais, à première lecture je subodore un gros mensonge par omission car la déclaration comporte le mot "obligatoire" ("Seuls trois pays dans l’OCDE pratiquent la familialisationobligatoire de l’impôt sur le revenu : la France, le Portugal et le Luxembourg... L’individualisation de l’impôt favorise, à l’inverse, l’emploi des femmes.", ndlr). Dans les autres pays, on a je crois,le plus souvent, le choix entre être imposé en couple ou séparément, et les contribuables optent bien sûr selon leur intérêt, ce qui revient dans la grande majorité des cas à faire une déclaration en couple. Et si on le fait de manière optionnelle, par intérêt, cela enlève immédiatement l'effet punitif inclus dans le projet de la ministre. Nous ne sommes donc au final peut-être que trois pays à imposer la taxation par couple, mais il n'y a probablement pas beaucoup de pays qui imposent la taxation individuelle à des gens mariés. Or, ce que la ministre veut faire, c'est imposer cette formule, là où les autres ne font que laisser cette liberté. 

Propos recueillis par Damien Durand

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