Faudra-t-il en passer par une privatisation de l'école pour réussir à la sauver ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"Le ministre Peillon trouve l’essentiel de son inspiration dans le projet de Ferdinand Buisson, qui fut l’un des premiers ministres de l’Education sous la IIIè République."
"Le ministre Peillon trouve l’essentiel de son inspiration dans le projet de Ferdinand Buisson, qui fut l’un des premiers ministres de l’Education sous la IIIè République."
©Reuters

Choc d'organisation

Face à l'échec des réformes proposées par Vincent Peillon, l'école en France doit aborder le changement sous un angle plus radical.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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La refondation de l’école constitue probablement l’enjeu le plus important, le plus essentiel, l’enjeu premier au fond, de la prospérité de demain – et l’enjeu sur lequel les pouvoirs publics devraient concentrer leur attention. Elle mérite une analyse en profondeur, au-delà des discours officiels et des polémiques ponctuelles sur la question navrante des rythmes scolaires. Et elle appelle sans doute le recours à des mesures radicales pour en accélérer le cours.

Pourquoi la refondation de l’école est cruciale pour demain

Nous avons la chance de vivre une période de transformation globale sans précédent dans l’histoire. Dans la série des innovations de rupture qui ont changé les sociétés, l’invention du numérique (c’est-à-dire la transformation de toute réalité concrète en une séquence chiffrée) se situe sans doute, par ordre d’importance, entre l’invention de l’outil par l’homme préhistorique et la découverte de la roue – elle fait partie de ces inventions qui changent subitement la face du monde.

Certes, la révolution numérique comporte quelques dommages passagers, liés au bouleversement qu’elle induit. La crise de 2008 en est l’un des aspects. Plus globalement encore, la crise de la démocratie représentative qui balaiera dans les mois à venir le régime décadent dans lequel nous agonisons en est l’autre aspect. Mais ni plus ni moins que la révolution de 1789 ne fut l’un des dommages collatéraux de la révolution industrielle qui transformait la société de l’époque, le bouleversement politique auquel nous pouvons nous préparer ne sera rien d’autre qu’un effet second d’une révolution plus profonde.

Pour maîtriser la révolution numérique, il faut en revanche une somme de compétences radicalement nouvelles qui ne se trouvent pas sous le sabot d’un cheval. Ces compétences ne se résument pas à des savoirs nouveaux. Elles englobent aussi des savoir-être comme disent les gens à la mode, c’est-à-dire des réflexes et des comportements en collectivité, qui constituent des blasphèmes et des sacrilèges pour l’intelligence française.

Par exemple, la révolution numérique banalise les logiques collaboratives sous toutes leurs formes : les projets collectifs, les échanges permanents, mais aussi les écritures collectives, le partage incessant de savoirs, de ressentis, d’expériences. Les formes banalisées de cette collaboration nourrissent la dimension 2.0 de l’Internet, et les "likes" et autres "shares" qui ponctuent toute publication digne de ce nom sur Internet en sont les façades les mieux apparentes.

Toutes ces logiques d’apprentissage se situent à rebours des valeurs dominantes dans le modèle scholastique français. L’honnête homme, paradigme sous-jacent de l’école en France, est tout sauf un "collaboratif" : il a appris à penser seul dans sa chambre et redoute la réflexion collective, il est adepte de la rationalité individuelle et pense que les exercices de groupe manquent forcément de rigueur, d’excellence, d’acuité. Il recherche l’originalité, et donc déteste la copie (qu’il soumet à de lourds droits d’auteur…), il pense dans la durée et non dans l’instant, il sélectionne ses sources avec l’obsession de la légitimité académique, et il prise l’excellence jusqu’à ne se reconnaître aucun droit à l’erreur.

Bref, l’élève modèle du système français incarne le contraire même de l’animal prêt à se faufiler dans les eaux troubles de la révolution numérique : volontiers copieur, et pirate, il adore partager tout, picorer ailleurs, et faire une synthèse permanente de ce qu’il voit et de ce qu’il lit. Il "like" quand le texte l’intéresse, qu’il le trouve ingénieux, même s’il n’est pas certifié par l’Académie. Il ne cherche pas une vérité, mais des émotions positives qu’il entend partager avec le reste de la société.

Ce qui sépare ces deux modèles, c’est l’école. Aller à l’école en France, c’est se plier à un modèle positionné à rebours du modèle de l’homme futur. Et là, nous avons un problème à traiter, qui ne tient ni au nombre d’enseignants, ni au budget de l’Education nationale, mais à la conception même de l’enseignement et du savoir. La refondation de l’école, c’est le passage de la vieille culture à la culture nouvelle.

L’élite au pouvoir paralyse la refondation de l’école

En posant la question de la refondation de l’école en dehors des questions de moyens, de budget, et même de programmes scolaires, mais en interrogeant notre conception globale du savoir et de son enseignement, je mets évidemment, et avec malice, le doigt sur le sujet principal de friction au sein du débat public, et sur la principale raison qui explique la faillite de notre système scolaire.

L’élite française, qui a entièrement bâti sa domination sur une idée de l’excellence qui n’a plus cours et qui n’a plus de sens, ne peut en aucun cas tolérer de voir les clés de son succès jetées aux oubliettes. Elle a structurellement besoin de maintenir vivants les principes qui la légitiment, et que je regrouperais sous la notion générique de cléricalisme moderne : dans la conception française du savoir, il y a le savoir légitime, qui est le savoir clérical – un savoir d’élite qui exclut le monde numérique, et la culture populaire, avec laquelle on ne fraie pas, et dont ressortit le monde numérique.

De ce divorce, il me semble que la mort du romancier Gérard de Villiers a donné un superbe exemple. Gérard de Villiers, incarnation de la culture populaire, a voulu que sa mort soit annoncée sur Twitter. Le bonhomme était bien un personnage du monde numérique. La ministre de la Culture, normalienne de son état et grande soumise devant la Cour qui domine la France, a refusé de lui rendre hommage : il ne faisait pas partie du "sérail" culturel reconnu par les clercs. Et le problème français est bien contenu tout entier dans cette rupture entre les différentes cases de notre société.

Plus le temps passe, plus il est évident que l’école est de façon quasi-exclusive le véhicule de la culture cléricale – une culture de plus en plus anachronique, de moins en moins comprise et admise par ceux qui la subissent, et de moins en moins portée, assumée, défendue par les enseignants qui en sont les missionnaires au quotidien. Tout le sujet de la refondation de l’école est d’accepter son changement de statut social : elle doit se délier de sa relation fusionnelle avec l’excellence à la française pour réinventer un autre modèle d’intelligence à transmettre aux élèves – un modèle qui ne soit pas socialement discriminant, et qui soit adapté à la nouvelle donne technologique et cognitive de la société.

Peillon, pire manager de la décennie

Face à cette nécessité impérieuse de refonder l’école autour d’un nouveau projet qui nous situera en rupture par rapport à l’école de la IIIè République, les conservateurs (de droite comme de gauche, et en l’espèce plus souvent à gauche) multiplient les arguties pour justifier un immobilisme généralement avancé comme un renoncement à faire. L’argument le plus classique dans ce catalogue de mauvaises raisons est celui des moyens : l’éducation n’aurait jamais assez de moyens pour agir et accomplir sa mission. "Vous comprenez, mon pauvre monsieur, avec si peu de moyens, on ne peut rien faire."

De cette logique, le cerf-volant Peillon est probablement l’un des plus brillants, mais aussi l’un des derniers représentants. On m’excusera j’espère d’introduire ici une incise un peu polémique dans un raisonnement qui ne l’est pas, mais le cas de notre actuel ministre me paraît la meilleure illustration de l’inanité qui bloque toute véritable réforme de l’école et qui en aggrave jour après jour la faillite.

Rappelons quand même que le ministre Peillon trouve l’essentiel de son inspiration dans le projet de Ferdinand Buisson, qui fut l’un des premiers ministres de l’Education sous la IIIè République. Cette référence fréquente dans la bouche ou sous la plume du ministre en dit long sur l’immobilisme qui a pris le pouvoir, et sur l’imposture complète que signifie la "refondation de l’école" dans le langage législatif dont on abuse les Français. Car le projet est clair : face au mouvement de fond qui menace les fondamentaux scolaires, l’enjeu est bien d’habiller de façon glamour un projet profondément réactionnaire, qui vise à maintenir l’école à l’écart de l’évolution globale du monde et à juguler autant que possible la place que le monde numérique doit y occuper.

Sans surprise donc, et avant même d’arriver au pouvoir, le ministre s’est empressé d’agiter la galerie avec des arguments tournant autour de la question des moyens. Sa première mesure fut d’annoncer la création de 60.000 postes d’enseignants, et sa seconde mesure de modifier par décret les rythmes scolaires. Cette dernière modification s’est accompagnée de nombreux cadeaux financiers, par exemple, pour 2014, l’augmentation de l’indemnité de suivi des élèves, qui coûte 55 millions d'euros nouveaux aux contribuables.

Ce n’est qu’après avoir adopté ces mesures que le ministre a mené à bien le chantier de la prétendue "refondation de l’école", qui s’occupe d’une multitude de sujets totalement déconnectés du bon sens, comme la scolarisation dès l’âge de deux ans. Alors que les moyens manquent officiellement, on décide quand même d’élargir les missions et d’envoyer le plus tôt possible les enfants dans une école qui conduit de plus en plus souvent à l’impasse.

Dans ce catalogue de postures, la question du numérique est présentée d’une façon qui fait froid dans le dos : le nouvel article L 131-2 du Code de l’Education, créé par l’article 16 de la loi du 8 juillet 2013 propose de créer le "service public du numérique éducatif" dont l’une des missions consiste à proposer des services "permettant de prolonger l’offre des enseignements" existants. Et voilà comment on transforme un sujet central en question périphérique : on crée un service à part qui permettra de prolonger ce qui existe. Ou : comment neutraliser les innovations pour les rendre totalement accessoires.

En revanche, le ministre s’est éclaté la rate sur le funeste Conseil National des Programmes qu’il a d’ailleurs récemment installé. Comme si la question de la refondation de l’école était une question de savoirs, et non de compétences.

Malgré ces cadeaux budgétaires, humains et législatifs (car je considère qu’en satellisant la question du numérique, Vincent Peillon a servi les adversaires de l’évolution pédagogique), le cerf-volant réussit la prouesse de mettre les enseignants en grève contre la réforme des rythmes scolaires. Enseignants qui se dispenseront bien entendu de demander la diminution des primes qui leur ont été accordées en échange de la mise en place de la réforme…

Alors que le ministre de la Défense supprime sans remous ou presque près de 15.000 emplois dans les armées, le ministre de l’Education crée 60.000 emplois en mettant les enseignants en grève. Un exemple réussi de management, qui valide  d’un coup toutes les positions et déclarations du gouvernement sur le management calamiteux des entreprises françaises (les ministres montrent la voie d’un management optimal…) et qui explique pourquoi Vincent Peillon a d’ores et déjà annoncé qu’il serait candidat aux élections européennes. Un reclassement par le haut après une brillante gestion.

L’échec de Vincent Peillon pose la question de la réforme éducative et de sa possibilité

Dans l’échec ahurissant de Vincent Peillon (et franchement, dans ces périodes de disette, consacrer autant de moyens à un échec aussi grave est un scandale absolu), c’est la capacité de l’Education nationale à se réformer qui est soulevée.

On reprochera certes à Vincent Peillon d’avoir foulé aux pieds l’excellent rapport de la Cour des Comptes sur la réforme administrative indispensable de l’Education nationale. Manifestement, le ministre a considéré qu’il s’agissait là d’un sujet de second ordre, un sujet d’intendance, qui ne méritait pas d’être pris au sérieux. Pourtant la Cour a eu le mérite d’écrire noir sur blanc tout ce que les "initiés" savent depuis longtemps : l’absence de politique de ressources humaines à l’Education nationale la transforme en machine à broyer l’intelligence individuelle et l’initiative collective.

A la lecture de ce rapport, et à la contemplation du triste spectacle offert par Vincent Peillon – celui de décisions idéologiques qui permettent de briller dans les salons parisiens, sans se salir les mains à les mettre efficacement en pratique, on se laisse forcément prendre par une question simple : l’Education nationale est-elle réformable ?

Il me semble que cette question doit être examinée avec le regard des sociologues des organisations, qui se demandent forcément si une structure qui a dépassé le million de salariés, et qui est restée fortement centralisée, a encore suffisamment de souplesse pour effectuer le roulé-boulé que la situation exige d’elle. Cette question est incontournable. Syndicats, "technos" et dirigeants du ministère évitent forcément de la poser, car elle est explosive, mais il faut bien aujourd’hui l’écrire, ne serait-ce que par acquit de conscience : face à l’imminence de la catastrophe, il ne sera pas dit que ceux qui savaient n’auront pas parlé.

De fait, avant d’être une organisation dédiée à l’enseignement, l’Education nationale est une organisation dédiée à la neutralisation du changement. Pour ce faire, elle mobilise volontiers toutes les armes traditionnelles des structures qui ne veulent pas bouger. Par exemple, elle pratique volontiers le principe de Lampedusa : un foisonnement de changements pour que rien ne change. Ou alors, elle s’adonne au principe de Lewis Caroll et du non-anniversaire : de longs débats stériles pour lénifier tout projet jusqu’à le vider de son contenu. Voilà deux exemples parmi d’autres de l’instinct conservateur qui paralyse la machine éducative et la rend de plus en plus obsolète.

Privatiser pendant 10 ans pour créer un choc d’organisation

L’immobilisme de l’Education nationale est d’autant plus rageant que les bonnes volontés y existent pourtant, et dans des proportions considérables. Ces bonnes volontés trouvent même à s’exprimer dans le champ utile à la transformation numérique de l’école.

Je prends pour exemple la question de l’évaluation par les compétences, qui guide l’enquête PISA, et que beaucoup d’acteurs de l’Education nationale refusent obstinément de mettre en oeuvre en France. Un rapport de l’Inspection Générale  l’évoque de façon intéressante. Ce rapport est une mine, parce qu’il montre comment, localement, des équipes pédagogiques ont pu créer des classes sans note chiffrée, qui redonnent confiance aux enfants et qui améliorent la performance éducative.

La question de la notation est un sujet-clé dans la refondation de l’école, ainsi que celle du passage à l’évaluation des compétences. La Corée du Sud, qui les a traitées et résolues dispose aujourd’hui de l’un des meilleurs systèmes scolaires au monde. Preuve est donc faite que localement des enseignants qui aiment leur métier peuvent réussir de belles prouesses et montrer la voie.

Simplement, ce genre de pratiques disparates se heurtent tôt ou tard aux résistances de la machine éducative, qui est profondément bureaucratique et qui, par sa taille, assèche forcément toutes les initiatives et vient tôt ou tard à bout de toutes les envies de "mieux".

Pour venir à bout de cette résistance structurelle, je ne vois guère d’autre solution que de briser un tabou : celui d’une nécessaire et transitoire privatisation de l’école. Ce choix provocateur mais salutaire présente de nombreux avantages.

Parce qu’il est un choc d’organisation, il obligera forcément l’ensemble de la communauté éducative à remettre à plat ses problèmes internes, et à réinterroger ses objectifs et ses valeurs. Cette capacité critique est ce qui fait le plus défaut aujourd’hui à la machine éducative : tout y est dénigré, mais rien n’y est critiqué au sens "noble" du terme.

Parce qu’il est un choc de rupture, ce choix permettra de rompre rapidement avec des logiques enkystées qui bloquent l’évolution structurelle.

Parce qu’il est un choc structurel, ce choix redonnera le pouvoir aux acteurs de terrain, et minera les féodalités, les baronnies, les chapelles qui se sont construites au fil du temps, au détriment des élèves et de leur intérêt.

Parce qu’il est transitoire, il permettra de lancer une nouvelle donne que l’Education nationale pourra se réapproprier lors d’un cycle suivant de "nationalisation".

Je consacrerai prochainement un article à ce que serait une école privatisée. D’ici là, je crois que, dans tous les cas, la situation désespérante dans laquelle l’école se trouve en France obligera à des logiques de rupture.

*Cet article a précédemment été publié sur le blog d'Eric Verhaghe

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