La tentation Marine Le Pen : ce qu'elle recueille maintenant par adhésion, ce qu'elle récupère par défaut (et ce qui tient aux sondages vicieux)<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Marine Le Pen.
Marine Le Pen.
©Reuters

Du lard ou du cochon ?

Pour la première fois de l'histoire du baromètre TNS Sofres, Marine Le Pen pointe à la troisième place des personnalités que les Français souhaitent voir jouer un rôle important dans les mois à venir. Si le FN continue de profiter de la crise et du rejet des partis traditionnels, il bénéficié également d'un phénomène d'adhésion.

Atlantico : Le dernier baromètre TNS Sofres place pour la première fois Marine Le Pen sur le podium des personnalités que les Français souhaitent voir jouer un rôle important dans le futur. Le présidente du Front National profite-t-elle du rejet des partis traditionnels, bénéficie-t-elle d'un réel phénomène d'adhésion de la part des électeurs ou de sondages idiots ?

Christophe Bouillaud : On admettra ici par hypothèse que TNS Sofres fait son travail correctement. Or, si l'on regarde ce baromètre d'octobre 2013, le score de Marine Le Pen (33%, en hausse de 3 points) semble faire écho au score plus mauvais de François Fillon (33%, en baisse de 5 points), alors que l'autre leader de l'UMP, son chef officiel, Jean-François Copé, reste scotché à un score médiocre (20%), même s'il progresse de 3% parmi les sympathisants de l'UMP. On notera aussi les hausses moins remarquées jusqu'ici de Jean-Louis Borloo dans l'électorat UMP (plus 6 points), et de François Bayrou à droite (plus 3 points) et de Jean-Pierre Raffarin à droite (plus 7 points). Bien sûr, vu les effectifs du sondage (1000 personnes), sur de telles évolutions qui croisent la cote d'avenir d'une personne et une sous-catégorie de répondants, il existe une très forte marge d'incertitude, mais on peut y voir un indice d'une division au sein des sympathisants de la droite : une partie de ces électeurs veulent un leader qui ne pactise pas avec le FN comme cela a été le cas depuis de nombreuses années maintenant, et ils n'ont aucune sympathie pour les discours actuels du FN contre l'Europe, la mondialisation, les libertés économiques ; une autre partie de ces électeurs de droite se trouve à la recherche d'un leader fort, quitte à trouver des qualités en ce sens, faute de mieux,  à Marine Le Pen. Il me semble que c'est en ce sens moins un problème de rejet des partis traditionnels que du très mauvais positionnement actuel de l'UMP en terme de leadership de l'opposition. A vrai dire, cette situation d'un grand parti d'opposition qui semble incapable de se donner un "chef" unique me parait tout de même atypique dans le panorama européen actuel. L'élection interne ratée de l'UMP n'a pas fini de laisser des traces.

Thomas Guénolé :  Avant de parler de sondages idiots, on peut s’interroger sur la façon dont leurs résultats sont analysés. La « cote d’avenir », c’est un type de sondage par lequel un échantillon de l’électorat français indique s’il souhaite qu’une personnalité ait ou pas un rôle important dans la vie politique française à l’avenir. Ce n’est pas la même chose, en aucun cas, qu’une intention de vote : untel vous dira qu’il veut que Marine Le Pen joue un rôle important parce que lui-même tient à la liberté d’expression de toutes les idées, par exemple. Il reste que, concrètement, concernant le vote, Marine Le Pen a 2 électeurs sur 10 qui la soutiennent, 1 électeur sur 10 d’accord avec elle sans la soutenir, et 7 électeurs sur 10 qui la détestent en préférant voter pour n’importe qui sauf elle. C’est la définition même d’un rôle de « diable » de la vie politique française, comme Jean-Marie Le Pen avant elle et c’est la garantie que Marine Le Pen ne peut pas gagner une élection à deux tours aujourd’hui.

Geoffroy Lejeune : Elle profite sans doute à la fois du rejet des partis traditionnels et d’une adhésion, davantage due à ses idées qu’à sa personne. Sur le premier point, Marine Le Pen a beau jeu d’expliquer aux électeurs que, n’ayant jamais gouverné, son parti n’est pas responsable de l’Etat de la France. Sur le second, elle porte un discours radicalement opposé à celui des élites qui gouvernent, prône une véritable rupture, souhaitée par beaucoup d’électeurs, de droite comme de gauche. Quant aux sondages, ils sont moins fiables quand ils mesurent la popularité d’une personnalité que lorsqu’ils traitent de l’adhésion aux idées. Or, dans un récent sondage Ifop-Valeurs actuelles, 34% des français se disent proches de celles de Marine Le Pen. Je pense que son vrai plafond de verre se situe à ce niveau aujourd’hui.

Quelle est précisément la part d'adhésion à sa personnalité et à ses idées et quelle est la part de rejet du "système" dans les motivations des électeurs vis-à-vis de son projet politique ?

Christophe Bouillaud : C'est une très vieille question que l'on se pose toujours sur le FN depuis sa percée dans les années 1980 (droitisation de la société ou protestation), et désormais Marine Le Pen affirme que tous ses électeurs adhéreraient pleinement à ses idées. Cette affirmation est fausse, comme d'ailleurs pour tous les électeurs de tous les partis. Les électeurs sont toujours plus ou moins proches des idées publicisées par un parti; il y en a qui les approuvent pleinement, qui même peuvent adhérer au parti et militer pour le parti, et d'autres qui se contentent de trouver pour une élection particulière un air de famille entre ce qu'ils pensent à ce moment-là de leur vie et ce qu'ils croient comprendre du programme du parti selon ce qu'ils en saisissent à travers les médias ou leur vie sociale. A ce qu'on peut savoir, historiquement, les électeurs fidèles au FN se distinguent de tout le reste de l'électorat français par une très forte crainte de l'immigration, une hostilité franche à l'Union européenne, à une vision plutôt inquiète, et c'est un euphémisme, de l'avenir de la France. Et il y a aussi des électeurs qui votent FN par protestation. Je ne crois pas que la présence de Marine Le Pen ait beaucoup changé cette pluralité interne de son électorat, comme j'insiste, de tous les électorats de tous les partis.

Par contre, que la protestation aille actuellement vers le FN plutôt qu'ailleurs, tient largement à la manière dont les problèmes publics sont bâtis par les médias et les autres hommes politiques. Pour prendre un exemple, les polémiques actuelles sur les Roms ou sur la remontée de l'insécurité orientent la protestation vers les partis qui sont propriétaires de cet enjeu politique de la sécurité pour l'avoir mis les premiers en lumière dans l'espace public français dans les années 1970, soit la droite "sécuritaire" à la Alain Peyrefitte d'une part, le FN d'autre part. Pour donner un exemple, après l'accident nucléaire de Fukushima, les Verts allemands, anti-nucléaires depuis toujours ont connu une embellie dans les sondages, puisqu'en quelque sorte, la réalité leur donnait raison, il fallait se méfier du nucléaire. Pour le FN, qui a largement bâti sa réputation sur le refus de l'immigration, la défense de la loi et l'ordre, la dénonciation de l'insécurité liée à l'immigration, les faits divers et les polémiques auxquels ils donnent lieu ne peuvent que lui profiter à court terme, puisque la réalité semble prouver qu'il a raison sur ce point, mais attention, comme le montre le cas des Verts allemands, l'opinion publique n'a pas une grande mémoire des faits, et peut facilement passer à autre chose et à un autre parti, correspondant à une autre préoccupation du moment. Et il faut aussi rappeler que la droite en général n'est pas si démunie sur cet enjeu, comme l'a amplement montré Nicolas Sarkozy pendant près d'une décennie comme ministre de l'Intérieur puis comme président de la République.

Thomas Guénolé :Vous avez un noyau dur d’électeurs qui votent extrême droite par conviction, de l’ordre de 4-5% de l’électorat total, soit un quart de l’électorat FN. Les 15% restants, c’est-à-dire trois quarts des électeurs du FN, ne votent pas par adhésion au programme. Ils sont majoritairement de droite et sont d’accord avec quelques assertions très générales, par exemple qu’il y aurait trop d’immigrés en France et que les musulmans ne peuvent pas s’intégrer, mais ça s’arrête là. Ils ne sont ni pour la sortie de l’euro, ni pour la sortie de l’Union européenne, ni pour l’abolition du droit à l’IVG, ni pour la ségrégation arabophobe, par exemple. Le carburant du FN, pour reprendre l’expression d’Arnaud Montebourg, c’est simplement le vote de vengeance contre la classe politique traditionnelle : vous votez pour le diable afin de mettre une grenade dégoupillée dans l’urne, pour faire sauter le système qui vous déçoit ou vous met en colère. C’est aussi simple que cela.

Geoffroy Lejeune :Sur le fond, je crois que l’adhésion aux idées n’est pas si massive que cela. Son discours sur l’euro, notamment, est encore un repoussoir, très impopulaire parmi la population la plus âgée et pas si ardemment souhaité dans les classes populaires, ce qu’on peut sans doute expliquer par la peur du chaos. Voilà pourquoi je situe le « plafond de verre » du FN aux environs des fameux 34%. C’est en revanche sur l’aspect radicalement opposé au discours dominant de son programme que le FN capitalise. Ses nouveaux électeurs, issus pour la plupart des classes populaires, ces fameux « oubliés » de la mondialisation, adhèrent parce qu’ils veulent punir un système qui les a cassés.

Au-delà de la question de l’immigration qui a toujours été au cœur du discours du FN, le discours de Marine Le Pen sur la mondialisation et l’Europe de Bruxelles peut-il séduire un public plus vaste ?

Christophe Bouillaud :Comme pour l'insécurité, il serait étonnant que cela ne soit pas le cas vu les efforts en ce sens de Marine Le Pen, qui a repris et amplifié le discours de son père sur ce point. La droite est plus en difficulté sur ce point dans la mesure où la droite souverainiste a disparu du paysage politique, ou, tout au moins, est réduite à une expression marginale autour de "Debout la République".

Thomas Guénolé : Oui. C’est cependant une source de tensions internes au FN et à son électorat. D’un côté, vous avez le « FN du sud » façon Jean-Marie Le Pen, qui a surtout le discours identitaire du racisme arabophobe et islamophobe. De l’autre, vous avez le « FN du nord » façon Florian Philippot, qui a surtout le discours souverainiste de la sortie de l’euro et de la sortie de l’Union européenne. Cette tension entre l’extrême droite identitaire et l’extrême droite souverainiste est réelle et elle était très palpable pendant la dernière campagne présidentielle : Marine Le Pen a d’abord eu un discours socioéconomique de type Philippot, puis, face aux sondages qui marquaient le pas, un discours islamophobe de type Jean-Marie Le Pen.

Geoffroy Lejeune :C’est sans doute l’un des enjeux majeurs des années à venir. Si personne, au sein de la classe politique, n’assume de transgresser le dogme de la toute puissance des marchés et de l’abandon de souveraineté au profit d’une Europe technocratique de plus en plus impopulaire, c’est le Front national qui engrangera le vote des mécontents. D’autant qu’il y a une cohérence entre le discours du FN sur l’immigration et celui qu’il tient sur l’Europe. L’UMP, notamment durant la dernière campagne de Sarkozy, a su limiter la fuite des électeurs de la droite vers le FN en répondant à ces préoccupations. Mais a-t-elle tiré les leçons de cette campagne ?

Tandis que Marine Le Pen promet des poursuites contre quiconque qualifierait son parti d'extrême droite, dans son édito du Nouvel Obs, Renaud Dély persiste et signe et explique que le Front national reste bien un parti d'extrême droite notamment en raison de "sa conception de l'identité". Ce genre de débat moral résonne-t-il encore auprès des Français ou est-il totalement dépassé ? Et ne finit-il pas par occulter ce qui pose vraiment problème dans le projet politique du FN ?

Christophe Bouillaud :La menace de Marine Le Pen me parait pour le moins étonnante. Elle fait comme si le terme même d'extrême droite était devenu une insulte à l'égard de son parti. Dans le fond, c'est un peu comme si moi-même en tant qu'universitaire, j'attaquais en justice toute personne qui me traiterait de "fonctionnaire". Je comprends bien pourtant toutes les connotations dépréciatives que peut avoir le terme de "fonctionnaire" pour une bonne partie des Français, et sans doute d'une bonne part des lecteurs réguliers d'Atlantico à en juger de leurs commentaires. En même temps, en ce qui me concerne, c'est un simple fait.

Il se trouve qu'historiquement le FN par l'auto-positionnement de ses électeurs sur une échelle gauche-droite dans les sondages d'opinion se trouve à l'extrémité droite de cette échelle. Cela ne porte en soi-même aucun jugement de valeur, et aucune insulte particulière. Si l'on parle simplement en termes relatifs, je ne vois pas où serait le problème moral, ni d'ailleurs politique. Dans quelques pays européens, le parti qui occupe visiblement le bord droit de l'échelle gauche-droite a été amené à participer ou à soutenir le gouvernement national pendant quelques années, je pense au Danemark ou bien au Pays-Bas, il ne me semble pas que la démocratie ait cessé de fonctionner dans ces pays. De fait, Marine Le Pen et ses opposants font comme si le terme d'extrême-droite était nécessairement devenu en français un équivalent policé de "fasciste" ou de "nazi" - termes qui, d'évidence, constituent en France des insultes. Cela peut bien sûr être le cas dans l'esprit de certains qui stigmatisent "l’extrême droite" entendue comme  "le nazisme de notre temps", mais il peut ne s'agir pour d'autres que de décrire la réalité des positionnements relatifs.

Par ailleurs, il est sans doute vrai qu'à force de "dénoncer l'extrême-droite", les opposants au FN perdent souvent de vue les réalités de la France d'aujourd'hui et les raisons qui expliquent la persistance du FN au fil des décennies. Le plus étrange dans cette affaire est que, si la consigne de Marine Le Pen de ne plus jamais qualifier son parti d'extrême droite était vraiment suivie, je ne suis pas sûr que cela n'ouvrirait pas la route à de nouvelles interprétations plus réalistes, sociologiques ou historiques, de la part de ses opposants dans le monde politique, et, par là, à des difficultés supplémentaires pour elle.

Thomas Guénolé : Qualifier le FN de parti d’extrême droite n’est pas un sujet de débat, c’est un constat objectif : l’eau bout à 100 degrés Celsius, une pomme tombe quand vous la jetez en l’air, et le FN est d’extrême droite. J’ai moi-même écrit dans mon livre sur Nicolas Sarkozy, que le FN est d’extrême droite, p.219 et suivantes, en expliquant pourquoi. Et si Marine Le Pen porte plainte, je lui réexpliquerai en salle d’audience, sans la moindre animosité personnelle, que quand un parti a les mêmes idées que la droite, mais systématiquement extrémisées, radicalisées, c’est objectivement un parti d’extrême droite. Radicalisez la droite libérale, vous avez le poujadisme. Radicalisez la droite gaulliste, vous avez le souverainisme. Radicalisez la droite moraliste, vous avez le traditionalisme réactionnaire. Radicalisez la droite sécuritaire, vous avez l’islamophobie et l’arabophobie. Or, ces quatre extrêmes droites sont justement les quatre grands courants du FN. CQFD. Quant aux menaces de procès de l’avocat du FN, Monsieur de Saint Just, envers quiconque soulignerait l’héritage historique du FN, c’est là aussi un constat objectif que de voir dans les boucs émissaires privilégiés du FN – le « tous pourris », la franc-maçonnerie, les Arabes – un héritage direct de la pensée politique de Philippe Pétain, en remplaçant simplement le juif par l’Arabe.

Geoffroy Lejeune : Cette histoire de « conception de l’identité » est un prétexte. Renaud Dély, qui sait être plus subtil que cela, ne poursuit qu’un but : faire en sorte que la bataille politique contre le Front national continue à se dérouler sur le plan moral. Cette stratégie, bêtement adoptée par la droite, a toujours servi la gauche et fait progresser le FN. Je crois que ce temps est révolu. Les gens qui votent pour le Front national ne s’embarrassent plus de précautions, ils le disent haut et fort, l’assument totalement. Trente ans de condamnation morale du FN et de ses électeurs ont abouti à ce que nous vivons aujourd’hui : un parti qui pourrait arriver en tête aux élections européennes de 2014. C’est un échec cuisant pour ceux qui veulent culpabiliser les électeurs. Si elle ne veut pas se faire dépasser, la droite devrait commencer à affronter le FN sur le plan des idées, car il lui reste un vrai avantage : Marine Le Pen n’est pas en mesure d’arriver seul au pouvoir. Si elle s’y refuse, le FN continuera à progresser.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !