Suicides à France Telecom : statistiques contre émotion<!-- --> | Atlantico.fr
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Un salarié de France Telecom s'est immolé par le feu ce mardi sur le parking du site...
Un salarié de France Telecom s'est immolé par le feu ce mardi sur le parking du site...
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Drame social

Un salarié de France Telecom s'est immolé par le feu ce mardi sur le parking du site de son entreprise, à Mérignac, près de Bordeaux. La souffrance psychique qui existe au sein de cette société est indéniable, mais une analyse attentive du nombre de suicides au sein de France Telecom conduit à relativiser l'émotion suscitée par un tel drame.

Olivier Babeau

Olivier Babeau

Olivier Babeau est essayiste et professeur à l’université de Bordeaux. Il s'intéresse aux dynamiques concurrentielles liées au numérique. Parmi ses publications:   Le management expliqué par l'art (2013, Ellipses), et La nouvelle ferme des animaux (éd. Les Belles Lettres, 2016), L'horreur politique (éd. Les Belles Lettres, 2017) et Eloge de l'hypocrisie d'Olivier Babeau (éd. du Cerf).

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Rien n’est plus périlleux qu’une mobilisation sans rigueur des données statistiques. Faute des savoirs théoriques et du recul nécessaires, on a vite fait de tomber dans le contresens. Avides de réponses simples et aisément communicables, les médias se rendent souvent coupables d’une utilisation erronée des statistiques. Le nouveau drame survenu chez France Telecom va probablement inciter une nouvelle fois les commentateurs à dénoncer violemment une entreprise devenue, dans l’esprit de beaucoup, une machine à tuer. Il ne faudrait pas cependant que l’émotion légitime du suicide nous pousse à des jugements excessifs.

Un stress au travail indéniable...

Il n’est évidemment pas question de nier que le stress au travail existe et que certaines méthodes de management sont nocives. Le problème de la souffrance psychique au travail est un objet d’étude depuis plusieurs décennies et mérite qu’on y soit attentif. C’est d’autant plus le cas à France Telecom, entreprise qui vit depuis quelques années un changement radical d’univers stratégique forcément traumatisant – on peut comprendre le désarroi de personnels qui voient leur contexte de travail passer rapidement du calme du secteur public aux bourrasques de l’hyper-concurrence. Cependant, c’est l’irrationalité du mouvement de vindicte populaire à l’encontre d’une société (et une seule) que nous voudrions ici stigmatiser.

Analysons en effet avec objectivité les chiffres concernant ce sujet grave. Le nombre annuel de suicides parmi les employés du groupe France Telecom sur le territoire français a été de 28 en 2000, 23 en 2001, 23 en 2002, 22 en 2003, 13 en 2008, 19 en 2009, 25 en 2010. Précision essentielle, direction et syndicats s’accordent sur ces chiffres. La série est interrompue entre 2004 et 2007, même si de source syndicale 2007 compterait 34 suicides. Sur les 3 dernières années (2009 ayant été l’année déclenchant le scandale), la moyenne des suicides serait donc de 19 pour 100 000 personnes par an. Compte tenu de la pauvreté des données disponibles, pouvons-nous affirmer que ce chiffres est, au sens statistique, anormalement élevé ?

... mais à analyser avec prudence

Le 10  mai 2010, l’Institut de Veille Sanitaire (INVS) a publié un rapport intitulé Suicide et activité professionnelle en France : premières exploitations de données disponibles afin de décrire l’évolution de la mortalité par suicide dans la population des salariés hommes selon leurs secteurs d’activité. Dans le secteur des Transports et télécommunications, secteur dans lesquels le taux de suicide est inférieur au taux moyen tous secteurs confondus, sur la période 1997 à 2002, le taux de suicide chez les salariés de sexe masculin s’établissait à 21,4 pour 100 000. Il convient de noter que le taux de suicide de la population prise dans son ensemble a diminué entre 2002 et 2006, passant de 17,8 à 16 pour 100 000. Ainsi le taux de suicide chez les salariés de sexe masculin devait avoisiner 19,2 pour 100 000 en 2006 (il n’y a pas à notre connaissance de données postérieures).

Mais on ne peut tenter de comparaison sans retraiter ces chiffres afin de tenir compte de la structure particulière de la population des salariés de l’entreprise dont nous voulons évaluer le caractère pathologique. Selon la DREES en 2006, le taux de suicide de la population prise dans son ensemble, est de 8,2 pour 100 000 pour les femmes et 25,2 pour 100 000 pour les hommes. Le taux de suicide varie selon l’âge de la population, la catégorie des moins de 34 ans présente un taux de suicide de 22 pour 100 000 alors que celle des 35-44 ans présente un taux de suicide de 34,5 pour 100 000 et celle des 45-64 ans un taux de 36,2. Nous ne disposons malheureusement pas des statistiques croisées sur les critères de l’âge et du sexe. On le voit néanmoins, la masculinisation et l’âge sont donc des facteurs contribuant à augmenter très sensiblement le taux de suicide.

Revenons donc à France Telecom. En 2009, l’entreprise dénombrait sur le territoire français 100 827 salariés, dont 36 815 femmes et 64 012 hommes. 10,2% de ces salariés ont moins de 35 ans, 20,9 % ont entre 35 et 45 ans et 68,9% plus de 45 ans. Comme certains commentateurs l’ont noté, la comparaison des chiffres de France Telecom (qui regroupe par définition seulement des actifs) avec les chiffres nationaux n’est pas possible car elle négligerait le très fort taux de suicide des inactifs (chômeurs et précaires notamment). Faute de mieux, nous pouvons néanmoins, à partir des résultats de l’étude INVS et moyennant des redressements liés à la féminisation et à la structure d’âge de la population de France Telecom, tenter une comparaison.

En retenant une féminisation moyenne des salariés de France Telecom sur le territoire français de 36,5% et une propension au suicide chez les hommes 3,07 fois supérieure à celle des femmes, le taux de suicide chez les salariés des deux sexes devrait atteindre 14,5 pour 100 000. Mais il faut de plus prendre en compte la structure âgée du salariat de France Telecom : le « taux de suicide théorique » atteint alors près de 16,9 pour 100 000.  Ainsi, le taux de suicide constaté chez France Télécom à 19 pour 100 000 serait seulement légèrement plus élevé que celui de la moyenne du secteur des transports et télécommunications. La faiblesse de l’écart et la prise en compte d’une marge d’erreur statistique invitent en tout état de causes à nuancer fortement l’image d’organisation gravement pathologique que les médias se sont plus à diffuser.

L’apparition d’une vague de stigmatisation irrationnelle visant France Telecom fournit une illustration frappante de la manière dont l’analyse précautionneuse des causes multiples et imbriquées du suicide – analyse sans doute trop peu « médiatique » car complexe – est subvertie par une accusation primaire sans fondement scientifique solide. Le suicide est une question trop grave et la souffrance au travail un problème trop important pour que de telles déformations soient tolérables. Souhaitons que le nouveau drame qui met France Telecom sur la sellette soit l’occasion de réflexions dépassionnées et loin des caricatures concernant la question traditionnelle de la conciliation entre travail – supposant nécessairement contraintes – et réalisation de soi.

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