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Défiance, dérision, violence : les symptômes d'une France en dépression collective
©Photo DR

Bonnes feuilles

François Miquet-Marty a recueilli la parole de femmes et d'hommes de tous horizons sur l'impact de la crise économique au quotidien. Extrait de "Les nouvelles passions françaises" (1/2).

François Miquet-Marty

François Miquet-Marty

Sociologue et sondeur, François Miquet-Marty est président de Viavoice, institut d’études et de conseil en opinions. Il a notamment publié L’Idéal et le Réel : enquête sur l’identité de la gauche (Plon, 2006).

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« Venise a la qualité de disparaître en un instant . »

Cette volonté de réinvention de la société française est d’autant plus notable que la France est aujourd’hui en proie à une profonde dépression collective. Une dépression et non un vague à l’âme, ou une inquiétude, une mélancolie, un désenchantement. Mais une dépression collective et non un agrégat de situations individuelles.

Une France dépressive

Ampleur d’une dépression

Le trouble que connaît la France n’est pas réductible à la « crise » économique, sociale et financière qui s’est accélérée à l’automne 2008. Un taux de croissance du PIB proche de zéro, un taux de chômage dépassant les 10 %, une dette publique de plus de 1500 milliards d’euros constituent bien évidemment des motifs d’inquiétude. Mais la situation française est particulière. Le malaise, l’autocritique, la dérision fleurissent, ternissent les esprits et les conversations. Alors, pour comprendre, certains évoquent une société qui se délite, un lien social qui se désagrège, des priorités au repli sur soi, un individualisme sinon un égoïsme. Face à la « crise », le mot d’ordre serait gouverné par l’inquiétude pour soi, pour sa propre situation, et les tendances individualistes historiquement à l’oeuvre s’amplifieraient encore.

Ces interprétations négligent la réalité des symptômes que connaît la France actuellement. Les proportions sont édifiantes : 70 % des personnes interrogées estiment que « la France et les Français sont en dépression collective ». La dépression de la France est une pathologie de psychologie collective. Elle est en cela un phénomène de société. La dépression française est celle d’un pays qui ne s’aime pas ou pas suffisamment, un pays qui ne se sent plus bien avec lui-même, un pays qui doute de lui-même, un pays qui ne sait plus où il va.

La dépression française est un malheur masqué. Un malheur sourd, profond, récurrent, que l’on occulte, à mauvais compte, sous une fausse indifférence ou une légèreté facile et feinte.

Défiance, dérision, ball-trap et violence

Cet état dépressif se nourrit de pathologies du lien social. La première est la défiance : 71 % des Français estiment que l’on ne peut pas « faire confiance à des personnes que l’on ne connaît pas ». Et ce sentiment émane de tous les milieux sociaux, de toutes les générations. Il est redoublé par une défiance pour l’avenir du pays : 59 % considèrent que l’on ne peut pas avoir « confiance en l’avenir de la France ». Et, à l’inverse, les trois quarts (75 %) ont « confiance en l’avenir de l’Allemagne » et les deux tiers (67 %) en « l’avenir des États-Unis ». Dénigrement ou pessimisme pour soi, éloge ou optimisme pour les autres.

La deuxième pathologie est celle de la dérision. Une société dépressive est une société qui se délecte de railleries perpétuelles sur elle-même. Comme si elle ne s’appréciait plus, comme si elle entendait résolument imposer une distance avec soi. Les trois quarts des Français soutiennent que l’on « critique tout trop facilement » (77 %), et que l’on se « moque trop souvent des autres » (73 %). La dérision s’érige en exercice universel, à l’encontre des politiques, des dirigeants, des riches, des patrons, de ceux qui ne nous ressemblent pas, et peut être encore de ceux qui nous ressemblent. Un rire qui n’est pas un rire de bienveillance, mais de rejet, d’ostracisme. On rit avec délices au spectacle d’un dirigeant politique qui prend la parole. On rit plus encore dans les journaux satiriques, dans les tribunes libres, face aux Guignols qui font commerce de la stigmatisation festive. On rit avec réjouissance sur TF1, au gré d’un humoriste célèbre qui raille, le journal de 20 heures à peine achevé, les personnalités qui ont fait l’actualité. La cérémonie de déconstruction succède à l’information, et érige le dénigrement en conclusion fédératrice.

En 1974, il y a quarante ans, un anthropologue publiait un ouvrage resté célèbre : La société contre l’État. Pierre Clastres était allé au Paraguay, à la rencontre des Indiens Guyaki. Il observait dans cette société que la prise de parole du chef s’accompagnait de l’indifférence ou des rires de son peuple. Attitude de refus du pouvoir, expliquait Clastres, qui décelait dans ces sociétés « sans Histoire » en réalité un puissant moteur de refus de l’historicité. La société française, pourtant si historique par son parcours depuis la Révolution française et par son identité nourrie de visions de l’Histoire, fait aujourd’hui singulièrement écho à la société des Guyakis. À la manière des Guyakis, les Français rient face au spectacle du pouvoir, ou se détournent et investissent leur vie personnelle, leur travail, leur jardin, leur famille. À la manière des Guyakis, les Français critiquent sans vergogne ceux qui les dirigent, et se délectent volontiers de leur éventuelle déchéance politique ou médiatique.

Cet état d’esprit nourrit une troisième pathologie : le « ball-trap politique ». Les présidents de la République devenus si massivement impopulaires, décriés et volontiers moqués (Nicolas Sarkozy, François Hollande) avaient pourtant été élus avec des taux de participation massifs : 84 % concernant le premier, 80 % pour le second. Ces scores semblent désigner un paradoxe : un phénomène de désaffection majeur qui cependant ne parvient pas à ruiner, ni même à fragiliser, des pratiques d’implication collectives. On pourra y voir l’effet d’une personnification de la vie politique, qui incite les électeurs à soutenir leurs favoris comme à une course d’équitation, un match de football, ou un tournoi de stars. Il semble pourtant que la politique, même starifiée, dit et engage bien davantage que des compétitions sportives ou « people ». Cette étrange ambivalence – participation et dénigrement – apparaît plutôt comme le révélateur d’une société qui ne s’aime pas. D’un pays en crise psychologique, précisément, où se conjuguent désir d’affirmation collective de soi, et simultanément rejet de l’image incarnée par ses chefs d’État. Une volonté d’auto-contemplation aussitôt suivie d’un geste de destruction. Une ambition de connaissance de soi, et une incapacité à en accepter l’image ou le reflet. Ségolène Royal, icône de la gauche, catalysatrice d’espoirs aujourd’hui presque oubliés, bénéficiait au printemps 2007 d’une popularité avoisinant les 60 %… et avait recueilli, à la primaire « ouverte » de 2006, 60 % des suffrages exprimés par les adhérents. Il y eut une « évidence Royal ». Et il y eut bien évidemment le dénigrement de son image, certes accéléré par la défaite à la présidentielle de 2007, mais si puissamment entendu qu’il apparaît désormais, lui-même, comme une évidence.

Nicolas Sarkozy, au lendemain de ce même scrutin présidentiel, à l’été 2007, triomphait auprès de l’opinion et apparaissait alors parfois comme un président si talentueux et populaire qu’il semblait voir sa réélection assurée en 2012… Il y eut une « évidence Sarkozy », cependant si rapidement balayée, dès le mois de janvier 2008, avec des pertes de popularité de près de 20 points, consacrant l’incompréhension face à un homme qui semblait afficher ses bonheurs personnels, alors que la France s’estimait, au même moment, de plus en plus éprouvée par la « vie chère ».

Les années qui suivirent ont ajouté les quolibets aux moqueries, les indignations entendues aux stigmatisations, à l’endroit d’un homme qui soudain apparaissait, crise économique aidant, incompétent, inconstant, trop communiquant… Mais également trop petit, trop nerveux, trop vulgaire, trop « bling bling », trop « président des riches ». En quelques mois, la France est passée du soutien massif à la dénonciation de convention.

En 2012, l’histoire, bien évidemment en des termes différents, s’est reproduite dans son principe. François Hollande n’a certes jamais bénéficié des scores de popularité dont son prédécesseur a pu se prévaloir. Et l’état de grâce n’a pas véritablement existé. Mais le candidat socialiste a suscité de réels espoirs à gauche, l’idée d’un vrai « changement » et d’une efficacité. Mais dès l’automne, celui qui disposait de popularités supérieures à 50 % en été, se voyait privé de ce crédit, désapprouvé par 65 % des Français. Les défauts d’image imputés deux ou trois ans auparavant à François Hollande se sont à nouveau fait jour, et les railleries collectives, amplifiées par les critiques médiatiques, ont prospéré. En quelques années, la France épuise ainsi l’image de ses dirigeants effectifs ou potentiels, tour à tour reconnus puis décriés. Hissés sur le pavois puis entraînés en déchéance de réputation. De gauche ou de droite indistinctement.

Extrait de "Les nouvelles passions françaises : refonder la société et sortir de la crise", François Miquet-Marty, (Michalon éditions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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