Rejet de la satisfaction immédiate des besoins, de la marchandisation des corps et défense des repères traditionnels : radiographie de cette France qui veut dire non à la société née des excès de l’économie de marché <!-- --> | Atlantico.fr
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Les opposants au mariage pour tous se réunissent une nouvelle fois aujourd'hui pour manifester
Les opposants au mariage pour tous se réunissent une nouvelle fois aujourd'hui pour manifester
©Reuters

La France qui dit "non"

Alors que les opposants au mariage pour tous se réunissent une nouvelle fois aujourd'hui pour manifester, au-delà de leur opposition à la loi Taubira, ces derniers se retrouvent également dans le rejet des valeurs d'une société née de l'économie de marché.

Marc Crapez,Eric Deschavanne et Bertrand Rothé

Marc Crapez,Eric Deschavanne et Bertrand Rothé

Marc Crapez est politologue et chroniqueur (voir son blog).

Il est chercheur en science politique associé à Sophiapol  (Paris - X). Il est l'auteur de La gauche réactionnaire (Berg International  Editeurs), Défense du bon sens (Editions du Rocher) et Un  besoin de certitudes (Michalon).

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est  actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et  chargé  de  cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le  deuxième humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina,  2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie  des âges de la vie (Grasset, 2007).

Bertrand Rothé est agrégé d'économie et chroniqueur à Marianne. Au Seuil, il est déjà l'auteur de Lebrac, trois mois de prison (2009, bientôt adapté à la télévision) et, avec Gérard Mordillat, de Il n'y a pas d'alternative. Trente ans de propagande économique (2011). Son dernier livre, De l'abandon au mépris, comment le PS a tourné le dos à la classe ouvrière est paru en 2013 aux éditions seuils.

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Atlantico : Les opposants au mariage homosexuel défilent à nouveau dans les rues ce dimanche. Au delà de la loi contre laquelle ils manifestent, quelles préoccupations/craintes les fédèrent ?

Marc Crapez : Les manifestants défendent la pérennité du repère que constitue la transmission filiale. Ils perçoivent le mariage homosexuel comme une mascarade sans liens sacrés, qui décrédibilise une institution immémoriale. Ils ont peur des extrémistes gays qui cherchent, selon la formule de Michel Rocard, "une revanche ou la victoire sur les hétéros pour gommer un long passé".

L’incompréhension mutuelle résulte du fait que, de chaque côté, on a peur des extrémistes du camp d’en face et on se figure que ces extrémistes sont majoritaires dans le camp d’en face et incarnent la vérité du camp d’en face. Au fond, il existe moins des partisans et des opposants à cette loi que des anti-partisans et des anti- opposants. C’est une cristallisation idéologique.

Maintenant, dura lex, sed lex. Le feuilleton autour du mariage gay ne mène à rien. Discutailler du point de savoir si la droite abrogerait ou pas la loi dans quatre ans, c’est vendre la peau de l’ours, ça n’a aucun sens. La droite ferait mieux de pilonner la gauche sur ses mauvais résultats économiques. Dans l’adversité, la seule voie est de se montrer dix fois plus intelligent et dix fois plus exemplaire. Comme disait Tocqueville : "embarqué sur un vaisseau que je n’ai pas construit, je cherche au moins à m’en servir pour gagner le port le plus proche".

Bertrand Rothé : Que d’espace pris pour une problématique qui aurait pu être résolue de façon plus rapide et moins médiatique ! Voilà ce que le commun des mortels peut ressentir face à la loi sur le mariage pour tous. Cette question aurait pu être résolue en deux jours. L’intérêt de la population française se porte davantage sur les questions économiques et sociales. Le mariage pour tous est une préoccupation du monde parisien et du monde médiatique.

C’est une forme d’indécence de la part du Parti socialiste et des médias que de donner tant d’espace à une question si marginale.

Eric Deschavanne :Il n'y a rien d'autre que la défense de l'identité catholique ou de la conception traditionnelle de la famille. On a déjà assisté à pareil mouvement antérieurement (lors de la loi sur le Pacs) et ailleurs (en Espagne). Le mouvement condense sans doute l'ensemble des indignations morales que peuvent éprouver les gens appartenant à la frange la plus pratiquante ou militante du "peuple catholique" au sein d'une société sécularisée, où le droit et la morale s'émancipent de plus en plus du système de valeurs qui constitue leur référence. La peur fédératrice, souvent exprimée, est celle du déclin, voire de la fin de la civilisation occidentale. C'est une erreur de perspective, car la reconnaissance du couple homosexuel et de l'homoparentalitéa lieu dans l'ensemble du monde occidental (et nulle part ailleurs), exprimant ce que celui-ci a produit de meilleur, à savoir l'humanisme libéral. Sans pousser trop loin le paradoxe, on peut même considérer le mariage homosexuel comme une conséquence tardive du christianisme, la religion de l'amour.

Les risques de marchandisation des corps et de l’enfant sont souvent mis en avant. Ce mouvement peut-il être considéré comme une manifestation du rejet de la "société de marché" ?

Marc Crapez : Les risques sont réels. La marchandisation est une interrogation. Le catholicisme est-il brocardé parce que son aspiration au dévouement constitue un obstacle aux marchands du temple ? Cela dit, parmi les partisans du mariage gay, seule une minorité de bobos parisiens rêve de donner libre cours aux pulsions consuméristes. Et parmi les opposants, seule une minorité rêve de planter le crucifix sur les cendres de la société de marché.

La modernité est la promotion de l’individu idiosyncrasique au rang d’acteur ultime de ses propres affaires, gérant une succession de contrats révocables à tout moment. Sur ces bases, la majorité accepte la société ouverte et l’esprit critique tout en refusant la dépolitisation. J’entends par-là le refus égoïste de s’acquitter du coût des exigences d’un intérêt supérieur à partager une communauté de destin.

Eric Deschavanne : Que signifie cette formule ? Si les mots ont un sens, elle ne désigne pas simplement la société de consommation, mais l'idée que plus rien, pas même les relations humaines les plus intimes, n'échapperait à la logique du marché, où se déploient librement les désirs et les intérêts individuels organisés par la seule loi de l'offre et de la demande. Cette vision noire et décliniste de la société libérale est d'essence conservatrice car elle ne perçoit dans le libéralisme moderne que la dimension de déconstruction des valeurs et des institutions traditionnelles. Or, s'il est vrai que la promotion de la liberté individuelle s'accompagne de l'épanouissement de l'économie de marché, elle génère aussi des valeurs morales "laïques" et des principes juridiques qui transcendent le simple jeu des intérêts égoïstes. Comme le soulignait déjà Tocqueville qui, le premier, a désigné et analysé le phénomène, l'individualisme ne se confond pas avec l'égoïsme. Puisque la question de l'intérêt de l'enfant se trouve au cœur du débat, on peut par exemple faire remarquer que l'amour des enfants - le désintéressement dans le rapport à l'enfant - n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui. L'intérêt de l'enfant est au cœur des argumentations pro et anti-mariage homosexuel : l'enfant et le lien familial sont sacrés "pour tous", ce qui constitue en soi un argument qui montre que nous ne vivons pas dans une "société de marché". S'il y a bien un risque totalement nul dans nos sociétés, qui sont les seules, rappelons-le à avoir aboli le travail des enfants et le mariage forcé, c'est bien celui de la marchandisation de l'enfant ! Le libéralisme économique, dira-t-on, conduit à l'exploitation du travail des enfants au Bangladesh ou ailleurs. Mais, précisément, cela se passe ailleurs que chez nous, où la modernité libérale ne se réduit pas au libéralisme économique, où la morale et le droit régulent et limitent le libre jeu des intérêts économiques !

Encore une remarque sur cette question de la marchandisation. Le propos ultra-libéral de Pierre Bergé au sujet de la location du ventre des mères, sur lequel on a beaucoup glosé, est en réalité l'arbre qui cache la forêt des forces hostiles à ce libéralisme extrême. Ce point de vue est minoritaire au sein de la gauche et des partisans du mariage homosexuel. L'emprise du féminisme contemporain, dominant à gauche, conduit à l'inverse aujourd'hui à pousser le refus de la marchandisation du corps de la femme jusqu'à l'ambition, sans doute démesurée, d'abolir la prostitution. Nombre de féministes ont pris position contre la GPA (qui n'est du reste ni dans le programme de Hollande ni dans la loi Taubira) au nom de ce refus. L'analogie entre le problème de la prostitution et celui de la GPA est tout à fait pertinent si l'on prend pour critère cette question de la marchandisation du corps féminin. Il faudrait cependant la poursuivre jusqu'au bout. Contre les prohibitionnistes, je pense qu'il est de bon sens libéral de tolérer sous certaines conditions ce qu'on ne peut interdire. A moins de mettre des fils barbelés aux frontières ou de fliquer les homosexuels, je ne vois pas comment on pourrait empêcher – loi Taubira ou pas - un couple qui le désire de réaliser une GPA à l'étranger, là où c'est autorisé, sous la forme d'un échange commercial légal. Si l'on désapprouve moralement le recours à l'échange marchand, il ne faut pas s'en tenir à l'expression des convictions; il serait sans doute préférable de lutter contre la marchandisation en autorisant sous certaines conditions la GPA, avec la mise en place d'un encadrement juridique défini par une législation française.

J'ajouterais qu'à mes yeux ce n'est pas la marchandisation en soi qui est immorale, mais l'instrumentalisation d'autrui. A cet égard l'instrumentalisation idéologique ne me paraît guère plus glorieuse que la marchandisation. Un enfant issu d'une GPA est un enfant comme les autres, qui doit être considéré comme une fin en soi, non comme l'otage d'un combat politico-idéologique. Les enfants des couples homosexuel ont avant tout le droit qu'on leur fiche la paix ; la meilleure chose que l'on puisse faire pour eux est de leur permettre de bénéficier comme les autres enfants d'une double filiation, ce que la loi Taubira rend possible.

Bertrand Rothé : Incontestablement, une partie des manifestants rejette cette société de marché. Il s’agit bien là d’un rejet du libéralisme. Car le mariage pour tous s’inscrit dans la continuité du libéralisme. L’individu prime sur les règles sociales et sur le collectif. C’est d’ailleurs le courant libéral du Parti socialiste qui défend cette loi, je regrette qu’on entende peu l’aile plus conservatrice du parti.

Quel écho ces préoccupations trouvent-elles dans la société française aujourd'hui ? Qui sont ces Français qui disent "non" à la "société de marché" ?

Marc Crapez :Il ne faudrait pas surestimer les éléments de rupture et surévaluer la nouveauté du phénomène. Les grandes manifs de gauche sont récurrentes et Jean-Paul II drainait les foules. En outre, l’idée de droitisation est une erreur de perspective. Si 72% des sondés trouvent qu’on "ne défend pas assez les valeurs traditionnelles" et 86% que "l’autorité est une valeur qui est trop souvent critiquée aujourd’hui", c’est tout simplement parce que ça tombe sous le sens. D’ailleurs, personne ne trouve qu’on défend trop les valeurs traditionnelles et que l’autorité n’est pas assez critiquée. Simplement, par rapport à hier, une partie des sondés se lâchent en se disant que zut, autant le dire même si certains trouveront toujours que "ça fait facho". La libération de la parole date du référendum sur l’Union européenne de 2005, avec une cassure à gauche entre peuple et élites.

Bertrand Rothé :Nous sommes dans une société libérale, la ligne du Parti socialiste est d’ailleurs proche de celle de l’UMP. Pour eux, tout est marchand et tout se discute. Or, ce n’est pas le cas. La famille, qui est une forme de collectivité, fait partie des choses que l’on ne devrait pas remettre ne cause.

Cette partie grandissante de la population opposée à une société de marché finira par se faire entendre. Je crois que nous nous dirigeons vers une crise majeure.  Si jamais nos hommes politiques n’entendent pas ces revendications, je crains que la violence sera la seule réponse possible, même si je ne le souhaite pas.

Cette opposition aux valeurs marchandes est très polymorphe et concerne aussi bien une partie de la gauche qu’une partie de la droite. Parmi les opposants au mariage pour tous, on peut imaginer des partisans de l’extrême gauche mais aussi de l’extrême droite, ou encore des anarchistes conservateurs comme disait Clemenceau. Néanmoins, le clivage gauche/droite demeure.De plus en plus la société s’élève contre le libéralisme et ce discours est de plus en accepté. Il y a quelques années encore lorsque je disais être protectionniste, on estimait que j’étais un gauchiste ou un membre de l’extrême droite. Or, ce n’est bien évidemment pas le cas, j’estime simplement que nous avons un système social à défendre.

Je pense qu’avec la crise les libéraux sont de moins en moins nombreux. Seules les élites le sont encore réellement. Les citoyens demandent simplement à être protégés de la mondialisation qui n’est autre que l’aboutissement du libéralisme. Ils demandent la défense du collectif national leur permettant de bénéficier d’une protection sociale, d’un salaire minimum élevé. Il faut néanmoins prendre garde aux dérives ultra-nationalistes.

L’écologiste Alain Lipietz avait imaginé dans les années 1980 une forme de protectionnisme qui ne serait pas acquise à l’Etat qui protège.  Par exemple, si la France décide de mettre en place des barrières douanières sur les marchandises provenant d’Asie du Sud-Est, c’est pour éviter que le manque de protection sociale dans cette zone, ne détruise la nôtre. En revanche, si le pays en question décide de mettre en place un système de protection sociale, alors l’argent taxé sur ses importations lui sera reversé.

Eric Deschavanne :Un tel slogan pourrait rallier sans trop de difficultés toutes les forces hostiles au libéralisme à droite et à gauche, ce qui fait du monde. Un parti comme le Front national, souverainiste, protectionniste, socialiste et conservateur sur le plan moral peut à cet égard ratisser large en se démarquant à la fois du libéralisme économique vers lequel incline la droite et du libéralisme sociétal qui caractérise la gauche.

Quelle proportion de la population ce phénomène concerne-t-il ? Peut-on dire qu'une nouvelle force sociologique s'est formée ? Quelles sont ses revendications ?

Eric Deschavanne : Le paradoxe de ce mouvement est qu'il apparaît comme une force nouvellealors même qu'il défend des valeurs en régression dans la société, en particulier au sein des nouvelles générations, où les idées libérales sont plutôt en progrès.Le fait d'être minoritaire et à contre-courant peut toutefois constituer une force, dans la mesure où la mobilisation peut ainsi se réclamer d'un "esprit de résistance".

Comment expliquer que cette force soit restée si longtemps silencieuse ?  

Marc Crapez : Internet a enhardi certaines catégories de citoyens, jusque-là de la majorité silencieuse, à se représenter comme minorités actives. Parallèlement, le communautarisme favorise la formation de contre-sociétés assorties de tentations sécessionnistes.

Bertrand Rothé : En raison de la dictature des médias et des sciences économiques qui nous rabâchent qu’il n’y a pas d’alternative au libéralisme économique et de nombreux étudiants le pensent encore. 

Le modèle européen actuel fondé sur le principe du libre échange est présenté comme indépassable tandis que le modèle social et culturel français est parfois ringardisé notamment par les élites médiatiques et économiques. En refusant tout débat au motif que ce serait aller contre le sens de l'Histoire, les partisans de  la société de marché font-ils preuve de sectarisme ? Peut-on parler d'intimidation idéologique ?

Eric Deschavanne : La question me paraît contenir nombre de présupposés contestables. Le refus du libéralisme est un lieu commun en France : le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est guère silencieux. Le problème de l'Europe n'est pas le libre-échange en soi, mais l'absence du politique, le déficit de gouvernance et de projet. Les "partisans de la société de marché" désignent, si les mots ont un sens, les libertariens de gauche ou de droite : il s'agit d'une orientation philosophique qui prône le disparition de l'Etat au profit d'une autorégulation de la société civile : c'est un point de vue très minoritaire, y compris chez les libéraux ; il ne représente pas une force idéologique influente ni très intimidante. L'intimidation idéologique, aujourd'hui, elle est du côté des gens qui manifestent. Qu'est-ce qu'une manifestation de rue, en effet, si ce n'est une démonstration de force qui vise à intimider l'adversaire politique ou idéologique ? Manifester n'est pas débattre. On trouve dans les manifestations des slogans plus ou moins imaginatifs ou plus ou moins débiles, mais rarement une argumentation construite ou une proposition.

Marc Crapez : De sectarisme et d’intimidation idéologique. Tout à fait ! On a complètement oublié de faire aimer l’Europe aux gens. On a dévalorisé leurs réserves en parlant des "grognes", des "frilosités" et des "phobies" d’individus hermétiques au changement et rétifs à la mondialisation. C’est aux élites d’arrêter d’être aussi susceptibles et de s’améliorer si elles veulent être davantage appréciées. Il faudrait qu’elles cessent, à la moindre contrariété, de prendre les électeurs pour des ingrats, des idiots ou des ringards.

La loi autorisant le mariage homosexuel est-elle le seul déclic qui a réveillé cette France qui veut dire "non" ? 

Marc Crapez :La France qui dit non, dit oui à plein d’autres choses. Elle réclame plus d’équité ou plus de probité. Résultat d’une situation d’espoir déçu et de confusion idéologique. D’espoir déçu par "le changement c’est maintenant" cinq ans après "le pouvoir d’achat". Et de confusion sémantique : les commentateurs répètent, par exemple, que François Hollande serait "libéral-social". Pourtant, Hollande n’a ni l’intention libérale de libérer la créativité du carcan étatique, ni le dessein social-démocrate de réduire les inégalités sociales en améliorant le quotidien des gens modestes. En revanche, c’est un libre-échangiste ultra et un sociétal-clientéliste, qui soigne sa base électorale composée de fonctionnaires et de minorités.

Eric Deschavanne :L'indignation et la protestation sont les deux mamelles de la démocratie d'opinion contemporaine. Ces dernières années la France qui dit "non" n'a pas chômé : non au CPE, non à la constitution européenne, non à la réforme des retraites, non aux OGM, etc. La caractéristique essentielle de tous ces mouvements protestataires est de n'avoir pas de débouchés politiques crédibles : ils disparaissent en laissant derrière eux les problèmes intacts. Ce sont des forces purement réactives, incapables de rien construire. Le "non", autrement dit, n'est pas un programme politique : les indignés sont sans projet ! L'actuel mouvement d'indignation contre le mariage homosexuel ne fait pas exception à la règle.C'est la limite objective de la démocratie d'opinion : les forces en mouvement n'ont pas d'autre pouvoir que celui d'empêcher la société de se gouverner efficacement. Dans la mesure ou les mouvements d'opinion sont fédérés par un "non", ils sont destinés à demeurer sans lendemain. Une indignation chasse l'autre, les mouvements se succèdent sans s'inscrire dans la durée.

Qui semble aujourd'hui prêt à entendre cette France qui dit "non" ? 

Eric Deschavanne : Les partis protestataires, bien entendu, en particulier le Front national. On voit cependant que lorsqu'il faut être sérieux, au moment des élections présidentielles, les Français se tournent encore vers les partis de gouvernement, en dépit du peu d'enthousiasme qu'ils suscitent. Les Français ont voté "non" au référendum sur l'Europe; ni l'UMP ni le PS n'ont relayé ce "non", et pourtant les Français ne leur ont pas préféré les partis protestataires, même si les suffrages réunis par ces derniers ne sont pas négligeables. De la même façon, l'indignation contre le mariage homosexuel n'aura pas de débouché politique. L'UDI accepte d'ores et déjà la loi Taubira, et l'UMP cultivera l'ambiguïté autant que possible jusqu'à l'enterrement du dossier. Il faut rappeler que dans un passé récent la droite s'est notamment opposée à la loi autorisant l'IVG (portée par la droite libérale mais votée grâce au soutien de la gauche), à l'abolition de la peine de mort, à la dépénalisation de l'homosexualité, au Pacs : jamais, pourtant, la droite gouvernementale n'a proposé de revenir sur ces réformes sociétales inspirées par l'humanisme libéral.

Marc Crapez : Ce qui est sûr, c’est que personne ne récupère la colère du peuple. C’est une idée blessante. Elle supposerait des gens inintelligents, ayant des réactions de chiens de Pavlov. Et Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ne manigancent pas de "tirer les marrons du feu". Pas la peine de retourner le stigmate de l’opportunisme qu’ils accolent à l’UMP et au PS. Le Pen et Mélenchon défendent des idées. Ce ne sont pas des comploteurs qui surfent sur la souffrance des gens pour récolter des voix.

Tout le monde répète en chœur, à tout propos, que "ça va profiter au FN, ma bonne dame". Mais en 30 ans, le Front national est passé de 11 à 18%. A ce rythme, un rapide calcul mental suffit à montrer qu’il ne prendra pas le pouvoir avant plusieurs siècles. Quant à Mélenchon, il n’a pas réussi à mordre au-delà de l’électorat traditionnel de la gauche de la gauche, essentiellement composé de fonctionnaires et d’étudiants. Il est le porte-voix d’un électorat restreint.

Comment notre modèle de société peut-il être amené à évoluer pour mieux prendre en compte cette voix qui monte ?

Marc Crapez : Le seul désamorçage, c’est d’essayer de s’améliorer soi-même pour mériter la vox populi. Le meilleur moyen n’est pas de cultiver l’entre-soi élitiste. Mercredi dernier, un dîner de l’Unitaid a réuni Bill Clinton, Philippe Douste-Blazy, Pierre Moscovici, Bruno Le Maire, Valérie Trierweiler, Cécilia Attias... Cooptation de grands-bourgeois de centre-gauche et de centre-droit qui s’affichent généreux en discutant de la façon de dépenser des taxes. Ils pourraient aussi réfléchir aux moyens pour la collectivité de créer des richesses.

Eric Deschavanne : Le problème ne se pose pas dans ces termes. Il est le plus souvent impossible de prendre en compte les indignations. Les plans sociaux indignent, mais que faire lorsqu'un secteur d'activité a cessé d'être économiquement viable ? La réforme des retraites indigne, mais aucune des nombreuses manifestations de protestation n'a généré de solution au problème du financement des retraites. Le projet du CPE a été retiré, mais le chômage des jeunes bat aujourd'hui des records. L'indignation contre le mariage homosexuel, d'ailleurs minoritaire dans l'opinion, a d'autant moins de raison d'être prise en compte que la réforme ne concerne à l'évidence pas ceux qui manifestent. Les lois permissives n'oppriment personne; c'est pourquoi il est si difficile de revenir dessus. Même lorsqu'on est hostile à la liberté par idéologie, on finit toujours, en pratique, par la tolérer, voire par s'y attacher.

Bertrand Rothé : Il faut mettre en place des réformes politiques. Il s’agit d’imaginer une nouvelle République. Par exemple, les politiques ne devraient pas pouvoir se représenter au bout de trois mandats, le mandat électoral devrait en parti être impératif. Ce sont des réformes de bon sens. 

Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Carole Dieterich

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