Décret encadrant les conflits d’intérêts : véritable pas vers la transparence ou coup de com’ dévastateur ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Le Conseil de l'ordre est chargé de recueillir toutes les déclarations concernant toutes rémunérations des médecins de la part des laboratoires.
Le Conseil de l'ordre est chargé de recueillir toutes les déclarations concernant toutes rémunérations des médecins de la part des laboratoires.
©Flickr/Hades2k

Avaler la pilule

Alors que s'ouvre le procès du Mediator, la ministre de la Santé Marisol Touraine affirme que le décret publié mardi limite les conflits d’intérêt. Mais ce dispositif est vivement critiqué par Xavier Bertrand, qui est pourtant à l'origine de la loi de 2001 pour la sécurité du médicament, que ce décret est censé appliquer. Comment expliquer ce paradoxe ?

Gérard  Delépine

Gérard Delépine

Gérard Delépine est chirurgien orthopédiste, et l'un des précurseurs de la chirurgie conservatrice dans les sarcomes osseux et la pose de prothèses. Il est reconnu dans le monde entier pour ses travaux depuis plus de 20 ans.

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Atlantico : Officiellement, Marisol Touraine affirme que le décret publié mardi limite les conflits d’intérêt et entérine le dispositif de sécurité du médicament. Mais ce dispositif est vivement critiqué par Xavier Bertrand, qui est pourtant l'ancien ministre de la Santé à l'origine de la loi de 2001 pour la sécurité du médicament, que ce décret est censé appliquer. Comment expliquer ce paradoxe ?

Gérard Delépine : Le problème est que ce décret d'application est totalement contraire à l'esprit de la loi car il réorganise l'opacité sur les liens d'intérêt.

Sous le mandat de Nicolas Sarkozy, le précédent gouvernent a commandé à la Cour des comptes un rapport sur la définition du conflit d’intérêt. On entend souvent dans les médias que la définition du conflit d’intérêt n'est pas claire et qu'il est donc difficile de lutter et de légiférer. C'est complètement faux, plusieurs définitions ont été données, l'une par l'Europe, et deux autres par les légistes français. L'étude a débouché sur des recommandations afin de mettre fin aux conflits d’intérêt, puis sur une loi votée par le Parlement en décembre 2011, visant à renforcer la sécurité du médicament et s'inspirant du précédant américain.

En effet, le problème des conflits d’intérêt n'est pas que français, il est mondial. Aux États-Unis, l'affaire du Viox a causé 28 000 morts et 144 000 victimes selon un rapport d’enquête du Sénat américain. Ce scandale a provoqué une prise de conscience. Barack Obama a décrété que les experts devaient désormais être indépendants, et que tous leurs liens d’intérêt devaient être déclarés. Il a donc fait passer une loi appelée le Sunshine Act. Tous les liens d’intérêt des experts doivent désormais être déclarés, et en cas de non respect de la loi, les sanctions sont lourdes, puisque les experts risquent la prison s'ils ne déclarent pas. Toutes les déclarations sont publiées sur Internet sur un site public du ministère de la santé, et tous les citoyens peuvent y avoir accès.

Nicolas Sarkozy s'est est inspiré, et a créé une loi similaire, qui tire les conclusions du rapport de la Cour des comptes. Elle s'apparente au Sunshine Act excepté le fait que le parjure est bien moins gravement puni par la loi française : ceux qui ne déclarent pas s'exposent tout de même à une grosse amende.

Mais tout se gâte au moment ou notre ministre de la Santé actuelle prend les décrets d'application. Elle avait commencé a les rédiger après un séjour de quelques jours avec les laboratoires réunis en « brain trust », avec le syndicat pharmaceutique LEEM (Les entreprises du médicament).

Les lobbies pharmaceutiques ont réuni le personnel du ministère et la ministre pendant trois jours. Dans ce genre de séjours, on leurs montre de beaux diaporamas, on leur dit qu'ils sont très intelligents, on leur fait des cadeaux. Ils ont alors préparé des décrets d'application contraires à l'esprit de la loi, réorganisant l'opacité complète. Ils ont pensé à ne plus déclarer en dessous de 60 euros.

Il n'y aura pas d'indexation dans un moteur de recherche permettant d’accéder facilement aux informations sur les liens entre les experts et l'industrie. Il faut donc chercher les informations expert par expert, laboratoire par laboratoire.


Deux autres éléments retirent au texte toute efficacité réelle sur la prévention des futures crises sanitaires :

1°) il ne s’applique qu’aux membres des professions médicales alors que le rapport remis au président Sarkozy  voulait que les mesures de prévention s’applique aussi aux autres membres des ministères et des agences qui pourront toujours impunément et dans le secret vendre leurs « compréhension » aux industriels

2°)Les activités commerciales ou de service entre médecins et laboratoires ne sont pas concernées afin de ne pas « nuire à la bonne marche des affaires » ; or c’est précisément ces activités de conseil ou  de recherche qui sont les plus lucratives (plusieurs centaines de milliers d’euros) et qui constituent l’argument sonnant des firmes pour faire prendre par les experts des agences et le ministère les décisions qui les intéressent…

Marisol Touraine affirme que les informations ne sont pas indexées dans un moteur de recherche afin de respecter l'avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), qui estime que cela fait partie des garanties individuelles à respecter. Le respect de la vie privée doit-il passer avant la garantie d'indépendance des experts ?

Soyons sérieux. Les experts, comme les hommes politiques, remplissent une mission d'intérêt général. A ce titre, leurs éventuels conflits d’intérêt ne peuvent être dissimulés sous prétexte de respect de la vie privée. Si ce qu'ils touchent dans le prouvé abouti à des décisions publiques, c'est très grave.

Le Conseil de l'ordre des médecins s'en est ému il y a six mois. Depuis la dernière loi anticorruption de 1993, le Conseil de l'ordre est chargé de recueillir toutes les déclarations concernant toutes rémunérations des médecins de la part des laboratoires. Le Conseil doit en principe étudier tous les conflits d’intérêt, examiner les contrats entre toute entreprise qui fourni une prestation payée par la sécurité sociale et un médecin. Le Conseil a publié un communiqué expliquant qu'il ne pouvait plus faire son travail puisque le gouvernement réorganisait l'opacité, en complexifiant l'accès aux données sur les liens d’intérêt de chacun.

Il y a une quinzaine de jours, l'ancien ministre de la santé Xavier Bertrand s'est ému dans une lettre ouverte, regrettant que Marisol Touraine soit incapable de se défendre contre les laboratoires pharmaceutiques. Nicole Delepine, a écrit une lettre ouverte à la ministre de la Santé et consacre un paragraphe aux conflits d’intérêt, et aux décrets qui empêchent la transparence.

Comment expliquer cette difficulté de Marisol Touraine à véritablement faire appliquer la transparence contre les réticences des laboratoires ?

Deux interprétations sont possibles. Soit il s'agit d'incompétence, soit il s'agit de corruption. Les laboratoires pharmaceutiques disposent d'une puissance financière colossale. De plus les entreprises de médicaments dépendent très directement de l’État puisque les médicaments sont payés par la sécurité sociale. Les fonds sont donc presque illimités.

A l’Assemblée, une quarantaine de députés participent à deux « clubs de réflexion » où ils sont sensibilisés aux problématiques de cette pauvre industrie pharmaceutique qui a du mal à vivre...

Mais le but de la lettre ouverte de Nicole Delepine est que Marisol Touraine ne puisse pas dire qu'elle ne savait pas. C'est un message d'alerte lancé, afin de prévenir : les experts corrompus prennent des décisions qui nuisent à la santé de la population, et il y aura de nouveaux scandales Mediator si le problème des conflits d’intérêt n'est pas traité plus sérieusement.

S'agit-il d'un coup de com' du ministère, qui veut montrer son volontarisme au moment ou début le procès du Mediator ?

Les conflits d’intérêt expliquent pourquoi des décisions aberrantes sur prises par nos ministères, car c'est en suivant les recommandations des fameux « experts » qu'a été prise la décision de continuer à rembourser à 80% le Mediator alors que l'on savait qu'il était inefficace dans le traitement du diabète. Toute une flopée d'experts avaient alors expliqué qu'il était très important de continuer à rembourser... avec les dégâts que l'on sait. Ils étaient tous payés par les laboratoires Servier.

Comble de l'absurdité, l'ancien président de l'Agence du médicament Jean Marimbert remplacé il y a deux ans prétendait que pour être compétents en tant qu'experts et donner leur avis sur les médicaments, les professionnels devaient précisément être employés par l'industrie du médicament, pour savoir de quoi ils parlaient ! Ils jugent la qualité d'un médicament tout en étant payés par l'entreprise qui le commercialise.

Les experts sont payés comme conseils en même temps qu'ils exercent leur activité d'expertise. C'est invraisemblable, aucun juge n'a le droit d’être payé par une des parties. Dès la création de l'Agence de médicament en 1993, il a été établi que les experts devaient publier leurs liens d’intérêt, mais ils ne l'ont jamais fait car aucune sanction n'était prévue en cas de non respect de la règle.

Depuis l'affaire du Médiator, l'Agence du médicament (ANSM) a changé de président, et Dominique Maraninchi semble vouloir se battre contre les conflits d’intérêt,l'Agence commence à publier les liens d’intérêt sur Internet. Mais en pratique, environ 60% des experts seulement le font, et ils en reste encore 40% qui refusent toujours.

 (Propos recueillis par Julie Mangematin)

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