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La peur de l’inflation est-elle la plus belle escroquerie de tous les temps ?
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Gonflette

Selon une étude de Merrill Lynch relayée par "Business Insider", l'inflation n'existerait plus. Et si la crise monétaire était en fait de nature désinflationniste ?

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Les gens de Bank of America Merrill Lynch sont très forts (voir sur Business Insider le compte-rendu de leur dernière étude). Ils commencent par découvrir que l’eau coule de haut en bas : oui l’inflation est un mythe, elle a bien disparu en Occident depuis des années et ne subsiste que dans quelques isolats tropicaux (peu investissables de toute façon) où les banquiers centraux font n’importe quoi (Venezuela, Argentine). Bravo, fine analyse, et merci Merrill Lynch, cela ne fait que 5 ans que quelques économistes qui ont lu Milton Friedman s’acharnent à dire que cette crise monétaire est de nature désinflationniste, et qu’il est donc parfaitement stupide de tabler sur un retour de la croissance et de l’emploi en zone euro ou sur une hausse des taux (nominaux) souverains, et qu’au passage les vrais mesures de l’inflation (qui tiennent compte des biais de mesure et intègrent mieux les prix des actifs) nous livrent un message déflationniste. Cinq ans pour en arriver là, des millions de chômeurs, de faillites hypothécaires et bancaires, pour en arriver là, à l’évidence des surcapacités et des taux de déflation. Le jour où on organisera un concours de détection d’éléphants peints en vert fluo dans un couloir étroit, les gens de Merrill rafleront des médailles...

Mais ils ne s’arrêtent pas là, et c’est à ce moment que leur article devient vraiment comique. Ils décident d’inventer une théorie originale (en fait, un vieux ragot démenti par les faits sur tous les continents et depuis des lustres) : l’absence de liens entre la création monétaire (qui chez eux ne provient que des banquiers centraux, of course) et l’inflation (qui chez eux se résume à la mesure officielle, of course). Les agrégats monétaires n’auraient donc plus rien à nous enseigner. C’est la thèse la plus infondée depuis celle (inventée par le PCF) de la paupérisation absolue de la classe ouvrière française dans les années 1950 :

1/ Les données ne vont pas du tout dans leur sens ; c’est une analyse hors-sol :

On est frappé par la pertinence des agrégats monétaires larges, qui ont bien vu la bulle pré-2007 (une époque où la BCE laissait faire les bêtises immobilières puisque M3 progressait de 12%/an sur l’ensemble de la zone et bien plus vite encore en Espagne, une sacrée leçon d’orthodoxie…), qui ont accompagné la déflation Lehman et qui (en zone euro) font grise mine depuis 4 ans (rappel : la norme de progression de M3 fixée naguère par la BCE elle-même était de... 4,5%/an). Les agrégats plus étroits (M1) s’effondraient avant la crise des PIIGS (Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Espagne, ndlr) de 2011, à cause de l’inaction coupable de la BCE, et se contractent ces derniers temps avec le début du retrait des LTRO ; ils sont très utiles pour qui sait les déchiffrer (surement personne chez Merrill). Les agrégats intermédiaires (M2) résument tout le dramatique cycle du crédit en zone euro. Ah si seulement nous pouvions avoir un M3 aux Etats-Unis (la série n’est plus publiée depuis 2006, l’année du retournement de l’immobilier et l’année de la mort de Milton Friedman…), nous pourrions voir chaque mois que le thème de l’hyperinflation est un "attrape nigauds".

Le graphique ci-dessous nous montre la séquence, avec une inflation officielle dont le rebond de 2010-2012 était totalement passager, misleading et artificiel : un gros effet de base (pour ceux qui n’entravent rien aux statistiques mais qui suivent plutôt le tennis, pensez à l’effet de glissement du classement ATP), du bruit issu des matières premières, et surtout l’effet des hausses de TVA un peu partout (et en premier lieu en Espagne). Aujourd’hui la vérité monétaire est criante, M3 avait raison, et quand on voit l’orientation de M3 sur les 3 ou 6 derniers mois en zone euro (ce sera pour un prochain papier sans doute, là sur le graph ci-dessous c’est un simple glissement sur un an), je vous dis bon courage si vous croyez encore au thème de l’inflation ou si vous êtes maso au point de demander à votre chef une grosse augmentation.  

(Petite aparté : ce sont aussi les agrégats monétaires larges qui nous disaient en 2011 que le thème de l’inflation en Chine était une blague. Ça ne va pas faire plaisir à Jean-Marc Daniel alors je referme la parenthèse, on me dit souvent que je suis trop taquin).

2/ L’idée sous-jacente de Merrill Lynch (beaucoup de création monétaire depuis 2007, cela devrait conduire à l’inflation au bout d’un moment or il n’y a pas d’inflation, ergo le lien est brisé) n’a aucun sens, pour cause de prémisse à 180 degrés du réel :

Dans un monde conforme aux projets monétaires de l’école de Chicago, c’est le banquier central qui serait seul responsable de cette chose sacrée, dangereuse et souveraine, qu’est la création monétaire. On peut ne pas aimer mais les choses seraient alors très simples : si la banque centrale crée de la monnaie en masse, il y aura de l’inflation au tournant, tôt ou tard. Dans le monde dit de fiat currency, de réserves fractionnaires et de responsabilités délicieusement entremêlées dans lequel nous vivons (pour hélas encore un long moment je le crains), les choses sont plus compliquées car le banquier central n’a de contrôle direct que sur la monnaie banque centrale : le reste (plus de 90% du stock de monnaie) relève des banques de 2e rang, les banques commerciales, et d’autres opérateurs financiers plus ou moins bien référencés.

L’influence de la banque centrale reste forte, mais s’exerce plus indirectement. Alors si l’appétit pour le risque diminue, si le désendettement devient la mode, c’est de la destruction monétaire massive qui s’opère, par le secteur privé. Si des marchés entiers disparaissent (« crise de la titrisation », division par deux de la taille du marché US du commercial paper, crise des LBO dans certains pays, chacun peut y aller de son exemple), c’est de la destruction monétaire. C’est comme cela que cela devrait être analysé : moins de dette, moins de monnaie. Si des entreprises font faillites et d’autres font défaut, c’est de destruction monétaire dont on parle. Aux Etats-Unis, l’endettement global des ménages rapporté à leur revenu disponible a diminué de plus de 15 points depuis le début de la crise, essentiellement sous l’effet de la multiplication des défauts sur les crédits hypothécaires (sur la période récente, bien que les transactions aient repris sur le marché du logement, l’encours de dette hypothécaire rapporté au revenu disponible a continué à baisser). Les crédits font les dépôts, certes, mais symétriquement le remboursement d’un crédit induit une destruction monétaire. En net, au final, l’effet est incertain : si on a affaire à une banque centrale qui fait exploser son bilan (par des achats massifs d’actifs, par exemple des MBS pour les américains) et qui fait tout pour limiter la destruction monétaire des agents privés (en mettant les taux à 0% et en s’engageant à les y maintenir longtemps, par exemple), alors la monnaie se maintien, globalement : la chute du multiplicateur monétaire et de la vitesse de circulation monétaire est en partie compensée, le PIB nominal (la demande agrégée) (l’activité) reste à peu près en ligne. C’est ce qui se passe aux USA, en Chine, en Suède, dans la plupart des pays OCDE, et même depuis peu au Japon (à confirmer).

En zone euro, c’est différent, car à la grève de la faim monétaire opérée classiquement par le secteur privé en phase post-bulle, la BCE a décidé d’ajouter une grève de la faim de la monnaie banque centrale : pratiquement pas d’achats d’actifs (les 220 milliards du programme SMP, c’est nada), pas de taux à 0%, pas d’engagement dans la durée, que des coquilles vides (MES, OMT) ou de simples opérations de liquidité (type LTRO) pour « zombifier » les banques les plus fragiles, pas d’égards pour le taux de changes surévalué, et un mépris pour les agrégats monétaires digne des analystes de Merrill Lynch (du moins à partir de 2008, quand ces agrégats ont commencé à raconter une histoire qui ne plait pas du tout à la BCE et en particulier à la Bundesbank). On voit le résultat de tout cela, ainsi que de l’activité pas beaucoup plus contra-cyclique des autorités budgétaires et des instances de régulation (qu’est-ce que Bale III sinon une grosse entreprise procyclique de destruction monétaire ?), du moins en zone euro. L’activité s’enlise donc dans la debt-deflation à la Fisher, et les imbéciles regardent (comme dans les années 30) le doigt, les conséquences, les symptômes (les déficits budgétaires, l’absence de réformes structurelles, le drame du chômage, le manque de solidarité en Europe) : comment voulez vous réformer en pleine terreur monétaire ? comment voulez vous assainir vos comptes quand votre activité progresse moins vite que la capitalisation des taux de votre dette ? comment voulez vous créer de l’emploi si la demande n’est pas là ? et pourquoi la solidarité européenne se renforcerait-elle alors que la BCE attise les spreads de taux, divise pour régner et accuse les Etats périphériques de tous les maux au moment où la maison brûle ?

Bref. Je suis peut-être un peu sévère avec Merrill Lynch, après tout 99% des gens tombent dans le panneau et crient « au feu » inflationniste en pleine glaciation monétaire. Mais on ne sortira pas de la crise tant que l’on ne l’aura pas compris. Les japonais ont mis plus de 20 ans...

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