Que révèle la montée du sentiment anti-français en Tunisie ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
L’instrumentalisation du "sentiment anti-français" est récurrente dans la vie publique tunisienne.
L’instrumentalisation du "sentiment anti-français" est récurrente dans la vie publique tunisienne.
©Reuters

Francophobie ?

"France dégage !". Ce slogan est désormais répété en boucle dans les rues de Tunis. Loin d'être l'aveu d'une radicalisation, ce phénomène s'avère être le révélateur de la position de plus en plus délicate d'Ennahda, le parti actuellement au pouvoir.

Vincent Geisser

Vincent Geisser

Vincent Geissert est un sociologue et politologue français. Il occupe le poste de chercheur au CNRS, pour l’Institut du français du Proche-Orient de Damas.

Il a longtemps vécu en Tunisie, où il travaillait à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, de 1995 à 1999.

Il est l'auteur de Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, entretien avecMoncef Marzouki. (Editions de l'Atelier, 2011)

Et de Renaissances arabes. (Editions de l'Atelier, octobre 2011)

Voir la bio »

Atlantico : De nombreux drapeaux et slogans anti-français ont été observés dans les manifestations pro-islamistes de ce week-end. Peut-on parler d'un épiphénomène ou bien d'une tendance émergente ? 

Vincent Geisser : L’instrumentalisation du "sentiment anti-français" est récurrente dans la vie publique tunisienne. A chaque moment de crispation et de tension avec l’ancienne puissance coloniale, les acteurs politiques et intellectuels tunisiens ont tendance à ressortir le thème du "Hezb el França" (parti de la France) afin de stigmatiser leurs opposants et leurs adversaires, accusés d’être la cinquième colonne au service de l’ancien État colonial.

Le premier président de la Tunisie, Habib Bourguiba, pourtant francophile et francophone (il fut même marié à une Française) a recouru plusieurs fois au sentiment anti-français, notamment au moment de la crise de Bizerte (1961) afin de créer un réflexe d’unité nationale. Le président Ben Ali lui-même, alors considéré comme l’allié n°1 de la France au Maghreb, a tenté à plusieurs reprise d’agiter les passions anti-françaises. En 2000, par exemple, en pleine "affaire Ben Brick" (journaliste opposant à la dictature), il a demandé aux municipalités tunisiennes de prendre une circulaire pour faire interdire les pancartes et les écriteaux en français (la langue du colonisateur) et contraindre les commerces à n’utiliser que l’arabe. Il entendait ainsi se venger des "campagnes anti-tunisiennes" (sic) conduites par la presse française.

Ben Ali a récidivé en 2005 et en 2009 selon le même scénario : brandir l’argument anti-français pour faire taire les critiques sur la dérive autoritaire de son régime. Le président actuel, Moncef Marzouki, parfait francophone (il excelle dans la langue de Molière) et père de deux filles de nationalité française, sans verser dans la francophobie, a eu aussi recours à l’argument nationaliste de la langue arabe face au français présenté comme un héritage colonial.

Qu'en est-il de l'opposition ? Ce sentiment transcende t-il les clivages politiques ?

Force est de constater qu’en Tunisie, le rapport à l’ancienne puissance coloniale relève moins du choc frontal que de l’ambivalence permanente. Le "francophile" d’un jour peut très bien se transformer en "francophobe" un autre jour. La critique anti-française constitue un registre de mobilisation que l’on retrouve dans tous les courants politiques, intellectuels et philosophiques de la société tunisienne, de l’extrême gauche aux anciens nostalgiques de la dictature, en passant par les islamistes et les nationalistes arabes. C’est moins une question de tendance profonde que de contexte et de rapport de force. La dénonciation de l’ingérence française fait partie du lexique et de l’imaginaire politiques tunisien depuis le XIXe siècle et se perpétue aujourd’hui. C’est une ressource parmi d’autres pour exister politiquement.

Ne s'agit-il pas d'une instrumentalisation du pouvoir en place pour mieux fédérer l'opinion en cette période de crise politique ?

Si bien sûr, "l’anti-France" agit comme un vecteur d’unité nationale qui relève d’une stratégie identitaire et populiste. Mais c’est une xénophobie un peu particulière, dans la mesure où elle est supposée frapper un acteur dominant (l’ancienne puissance coloniale) et non un acteur dominé (une minorité opprimée). C’est d’ailleurs pour cela que le registre anti-français est largement légitimé par de nombreux Tunisiens islamistes ou non. Dénoncer la France, c’est faire coup double : critiquer l’héritage colonial et mettre en garde contre l’ingérence de l’Occident dont la France est supposée être l’un des représentants.

Cette "francophobie" témoigne- t-elle par ailleurs d'une méfiance croissante à l'égard des pays occidentaux en général ? 

Les effets suscités, entre autres, par la déclaration de Manuel Valls sont très intéressants à étudier car ils sont symptomatiques de ce rapport ambivalent à la France. On aurait pu penser que les adversaires tunisiens des islamistes s’en saisiraient pour discréditer le gouvernement actuel (à majorité islamiste). Or, ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé. Y compris chez certains anti-islamistes, la déclaration du ministre français de l’Intérieur a été vécue comme une forme d’ingérence dans la vie politique tunisienne. Si la critique des islamistes est perçue comme légitime par les opposants laïques, elle est parfois traitée avec suspicion lorsqu’elle est produite par un acteur étranger, notamment occidental. En ce sens, les Tunisiens ont souvent tendance à ressortir cet argument : "laissez nous régler nos affaires nous-mêmes !".

Propos recueillis par Théophile Sourdille

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !