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Et si les DRH avaient tout intérêt à s’inspirer de The Voice pour leurs recrutements
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Cataclysme dans le monde l'emploi

Jean-François Amadieu se pose la question de savoir si l'émission de télé-crochet ne va pas bouleverser les méthodes de recrutement des entreprises. Désormais, allons-nous tous être recrutés à l'aveugle ?

Jean-François Amadieu

Jean-François Amadieu

Jean-François Amadieu est sociologue, spécialiste des déterminants physiques de la sélection sociale. Directeur de l'Observatoire de la Discrimination, il est l'auteur de Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire (Odile Jacob, 2002), DRH le livre noir, (éditions du Seuil, janvier 2013) et Odile Jacob, La société du paraitre -les beaux, le jeunes et les autres (septembre 2016, Odile Jacob).

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L’émission « The Voice » connaît depuis deux ans un grand succès dans plusieurs pays. La seule particularité de ce télé-crochet est que les chanteurs en compétition ne sont pas visibles du jury, du moins dans une première phase. Cette méthode originale a pour but de rendre plus objective la sélection car seule la compétence en chant des candidats peut emporter l’adhésion du jury. Le téléspectateur est même invité à jouer en écoutant à l’aveugle un candidat pour éprouver ce qu’est un jugement reposant seulement sur la voix de ce dernier et non sur son apparence physique, son look ou sa gestuelle.

Le résultat est spectaculaire : jamais autant de candidats les plus divers n’ont été présélectionnés à l’issu de cette phase à l’aveugle. Mieux, le profil des gagnants de la finale de ce concours est remarquablement différent de l’ordinaire alors que le vote des téléspectateurs se fait pourtant in fine en voyant les candidats. Ainsi, les femmes en surcharge pondérale importante ou obèses remportent très souvent le jeu. C’était le cas en 2011 aux Pays Bas (Iris Kroes) mais aussi en 2012 en Australie (Karise Eden) et en Grande Bretagne (Leanne Mitchell). Aux Etats-Unis et en Allemagne, des Noirs l’ont emporté en 2012. Le monde des médias et du spectacle avait déjà noté l’incroyable succès de Susan Boyle, la finaliste 2009 de l’émission « Britain’s Got Talent ». Il s’agissait d’une sénior, en surcharge pondérale, de milieu modeste et au look désuet. Passer la première étape des auditions, grâce à l’anonymat, donne donc beaucoup plus de chances de gagner, et pas seulement de faire de la figuration, à des candidats qui n’auraient  autrement même pas  survécu au premier stade du concours (la sélection par le jury de spécialistes).

« The Voice » reproduit ce qui se pratique déjà dans le monde entier pour recruter des musiciens dans les orchestres symphoniques. Les principaux orchestres américains procèdent ainsi depuis le début des années 1970[1]. L’écran derrière lequel est placé le musicien candidat augmente considérablement les chances pour les femmes d’être recrutées, car il neutralise les préjugés défavorables des chefs d’orchestres. Si l’on veut trouver les meilleurs, il est préférable de dissimuler derrière un rideau le musicien, et c’est bien ce qui compte. Celui qui sera ensuite musicien dans une fosse d’orchestre doit être d’abord évalué sur ce qu’il joue, et non sur son sexe, son âge, sa couleur de peau, sa coupe de cheveux ou son embonpoint. Et, cerise sur le gâteau de cette technique fiable de sélection, ce sont les femmes qui sont les principales bénéficiaires de cette méthode à l’aveugle. Le même principe n’est-il pas valable pour d’autres professions au-delà des chanteurs et musiciens ?

Pôle Emploi utilise depuis des années, en lien avec des entreprises, une très bonne méthode anonyme reposant sur des tests de simulation de l’activité professionnelle. Au stade du tri des CV, si l’on en croit une étude menée en France par des chercheurs du CREST et de Pôle Emploi, anonymer les candidatures modifie fortement les chances des postulants. Ainsi, lorsque le recruteur est un homme et que le CV est nominatif, les femmes ont une chance sur 27 d'être reçues en entretien et les hommes une chance sur 5 (soit 5 fois moins de chances). Lorsque le CV est anonyme, l'écart s'inverse : les candidats femmes ont cette fois une chance sur 6, et les candidats masculins une chance sur 13.

Une femme, à fortiori obèse, a bien peu de chances d’être recrutée si on sait qu’elle est une femme, si sa photo figure sur son CV, si elle est obligée de joindre des photos en pied et si elle doit indiquer ses mensurations. Et les entretiens se révèlent une redoutable épreuve pour ces postulantes qui n’ont pas le bon profil. En France, le look est de loin le premier  critère de choix des recruteurs à compétence égale. Quant aux victimes de discrimination, le défenseur des droits et l’Ifop indiquent en janvier 2013 que le motif le plus mentionnée est l’âge (être sénior), suivi du sexe et de l’état de grossesse. Suit l’origine ethnique puis l’apparence physique (taille, poids, visage).

Quel paradoxe : c’est une émission de télévision qui permettra peut-être que des méthodes plus objectives de recrutement soient utilisées en France (tri anonyme des CV, tests de mise en situation professionnelle) ! Chaque téléspectateur peut être le témoin de l’intérêt du jugement à l’aveugle et c’est des candidats eux-mêmes que peuvent venir de nouvelles exigences de justice dans le recrutement. En effet, du côté des entreprises, hélas, l’anonymat est  rarement utilisé. Il y a bien eu une loi, votée en 2006,  qui oblige à l’anonymat les candidatures mais, faute de décrets pris par les gouvernements successifs, elle n’est pas appliquée.

Dans plusieurs pays européens et aux Etats-Unis, il est sérieusement envisagé d’anonymer le recrutement (qu’il s’agisse des CV ou d’entretiens qui peuvent se faire par téléphone ou internet). Déjà, dans beaucoup de pays, il est saugrenu de joindre une photo à une candidature quand en France on trouve intelligent dans de grandes entreprises de recourir de plus en plus au « CV vidéo » ! Etre gros ou chétif, homme ou femme, jeune ou sénior, noir ou blanc, ringard ou à la mode, avoir un beau visage ou être laid ne devraient jamais être des critères de choix. « The Voice » peut donc accélérer le passage à des techniques de recrutement qui relèvent simplement du bon sens … Vive la télévision !


[1] Claudia Goldinet et Cecilia Rouse, « Orchestrating Impartiality: The Impact of Blind Auditions on Female Musicians », American Economic Review, n°90(4), pp.715–41, 2000.

Jean-François Amadieu, DRH le livre noir - embauches, salaires carrières, la vérité qui dérange, éditions du seuil, 2013.

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