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Al-Jazeera manipule-t-elle souvent les images comme elle l'a fait lors de l'enterrement de Chokri Belaïd ?
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Télé propagande ?

La chaîne Nessma TV reproche à al-Jazeera d'avoir manipulé les images de l'enterrement de l'opposant tunisien Chokri Belaid, afin de faire croire que la mobilisation avait dégénéré en manifestation pro-Ennahda.

Mohammed El Oifi

Mohammed El Oifi

Mohammed El Oifi est maître de conférence à Sciences Po, spécialiste des médias et des opinions publiques arabes, co-auteur de l’ouvrage : Qatar, les nouveaux maitres du jeu, Edition Demopolis.  Parution mars, 2013.

 

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Atlantico : La chaine Nessma TV reproche à al-Jazeera d'avoir manipulé les images de l'enterrement de Chokri Belaïd afin de faire croire que la mobilisation avait dégénéré en manifestation pro-Ennahda. Les accusations de la chaine Nessma TV à l'encontre d'al-Jazeera vous semble-t-elles justifiées ? Sachant qu'Ennahda qui est lui-même accusé d'être financé par le Qatar dans le but d'instaurer un régime islamique.

Mohammed El_Oifi : Les faits sont assez simples, le vendredi 8 février 2013 dans l’après-midi, al-Jazeera Mubeshir (une chaine différente de la chaine d’information en continu) a retransmis d’une manière simultanée la cérémonie de l’enterrement de Chokri Belaid  au cimetière du Jellaz, à laquelle ont participé des dizaines de milliers de personnes, et le rassemblement de quelques centaines des partisans du gouvernement devant l’Assemblée nationale constituante au Bardo à l’appel du parti al Nahda et du Congrès pour la République. Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas d’images d’archives dans la mesure où une banderole affiche le message suivant "le bureau régional du mouvement al Nahda à El Mourouj soutient la légitimité (gouvernement issue des élections) et exige la vérité sur les raisons de l’assassinat de Chokri Belaid" et la deuxième banderole proclame : " le devoir de protéger la révolution".

Ces deux rassemblements ont été mis sur un pied d’égalité par al-Jazeera Mubeshir alors qu’ils n’ont pas la même signification et qu’ils ont attiré un nombre très différent de manifestants. Ce "souci d’équilibre" de la part de la chaine a sûrement été interprété par les sympathisants de Chokri Belaid comme une volonté de sous-estimer l’importance de ce dernier et  les conséquences éventuelles de son assassinat sur l’évolution des rapports de forces politiques en Tunisie. A ce niveau, les calculs électoraux des uns et des autres ne peuvent pas être négligés dans l’interprétation du choix de la chaine.

Plus problématique reste le fait d’accompagner (d’une manière volontaire ou involontaire) les images des foules immenses qui participent à l’enterrement de Chokri Belaid avec les slogans favorables à "la légitimité" scandés par les manifestants favorables au gouvernement devant  l’Assemblée nationale constituante au Bardo. Cette confusion entre les images et les slogans des deux événements ne peut qu’être source d’incompréhension pour le récepteur, même si elle peut s’expliquer par les conditions du direct. En effet, on en a entend également et clairement sur le même enregistrement d’al-Jazeera Mobeshir les slogans défavorables à al-Nahda et notamment : " Ya Ghannouchi, ya saffah" (Ghannouchi, l’assassin).

Si al-Jazeera a bien manipulé les images des funérailles de Chokri Belaïd dans un montage trompeur, s'agit-il d'un événement isolé, ou est-ce représentatif d'une ligne éditorial manipulatrice de la chaine ?

L’assassinat de l’opposant Chokri Belaid a créé un choc immense dans la société tunisienne. Mais le passage de la "violence verbale" dans les médias, à laquelle participait le défunt, au meurtre politique a exacerbé la sensibilité des Tunisiens à la question des médias. Dans le cas présent, c’est al-Jazeera qui est concernée, or après avoir été regardée comme le sauveur de la Tunisie avant 14 janvier 2011, elle est devenue aujourd’hui, pour une partie des Tunisiens, une partie uniquement, un véritable le bouc émissaire. On lui prête la capacité de créer la réalité ou de la falsifier, alors qu’elle ne fait, le plus souvent, que refléter les contradictions et les conflits d’intérêt qui déchirent une société qui vit un moment de transition complexe. La chaine Nessma TV qui a lancé ses accusations se définit clairement contre "le projet de société islamique" qu’elle prête à al-Jazeera et au Qatar et par conséquent à al-Nahda. Cette chaine privée a été autorisée par l’ancien président Ben Ali en 2007 et Chokri Belaid a été son avocat en 2012 suite aux poursuites judiciaires liées à la diffusion du film Persépolis. Le défunt avait l’habitude, notamment sur les plateaux de Nesma TV, de critiquer d’une manière extrêmement violente aussi bien al-Jazeera que le Qatar. Il était donc assez logique dans ces conditions de la part de Nesma TV d’accuser al-Jazeera de manipulation en vue de régler ses comptes avec un adversaire farouche même après son décès. Mais cette accusation est  à relativiser étant donné le nombre important  de directs, d’invités et d’émissions de débat  consacrés à l’assassinat de Chokri Belaid.

La ligne éditoriale de la chaine est-elle plus politique que journalistique ?

Les deux à la fois. Al-Jazeera a choisi de soutenir les révolutions arabes, sa ligne éditoriale à cet égard n’a pas changé (le cas du Bahreïn est une exception). Comme les Tunisiens avant la chute de Ben Ali, les rebelles syriens aujourd’hui considèrent que c’est leur meilleur allié. Mais après la recomposition des cahmps politiques suite aux changements consécutifs aux révolutions, de nouveaux clivages apparaissent, souvent les forces islamistes arrivent au pouvoir grâce à élections libres. Or, les oppositions exigent qu’al-Jazeera s’oppose aux nouveaux gouvernements élus démocratiquement comme elle avait l’habitude de s’attaquer aux régimes de Ben Ali ou de Moubarak.

Quelle est l'indépendance de la chaine par rapport au pouvoir qatari ?

Il est impossible d’expliquer le succès d’al-Jazeera si l’on ne tient pas compte du degré de liberté dont bénéfice ses journalistes. Il est vrai que l’activisme du Qatar sur le plan régional ou même international bouscule les acteurs traditionnels et suscite leur hostilité. L’une des manières de mettre en difficulté à moyen terme le Qatar est de délégitimer al-Jazeera qui est considérée sa principale source d’influence. Ainsi l’amalgame entre le Qatar et al-Jazeera a pour objectif d’affaiblir les deux, mais l’analyse des composantes sociologiques de la chaine, son mode de fonctionnement et de ses prises de positions montrent qu’une distance nécessaire est maintenu volontairement entre l’Etat qatari et la chaine pour assurer sa pérennité et sa légitimité.

Propos recueillis par Julie Mangematin

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