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Crispations de la société française : avons-nous désespérément besoin de (re)faire un débat sur notre identité nationale ?
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On remet ça

Une enquête Ipsos/Le Monde, intitulée "France 2013 : les nouvelles fractures", révèle que trois Français sur cinq jugent que "la France doit se protéger davantage du monde d'aujourd'hui" et 70 % d'entre eux qu'il y a "trop d'étrangers en France".

Mehdi  Thomas Allal,Maxime Tandonnet,Christophe de Voogd et Daniel Lefeuvre

Mehdi Thomas Allal,Maxime Tandonnet,Christophe de Voogd et Daniel Lefeuvre

Mehdi  Thomas Allal est coordonnateur du "pôle immigration, intégration et  non-discrimination" pour le think-tank Terra Nova. Il est maître de conférences à Sciences Po.

Maxime Tandonnet est un haut fonctionnaire français, qui a été conseiller de  Nicolas Sarkozy sur les questions relatives à l’immigration,  l’intégration des populations d’origine étrangère, ainsi que les sujets relatifs  au ministère de l’Intérieur. Il commente l'actualité sur son blog personnel.

Christophe de Voogd enseigne l'histoire des idées politiques, l'historiographie et la rhétorique à Sciences Po ainsi qu'au sein du Conseil des Ministres à Bruxelles. Ses publications portent essentiellement sur l’histoire et l’actualité néerlandaises. Il est notamment l'auteur de Histoire des Pays-Bas publié chez Fayard ( 2003) et Pays-Bas : la tentation populiste (note de la Fondapol 2010). Normalien et agrégé d'histoire, il anime le blog Trop libre de la Fondapol avec David Valence.

Daniel Lefeuvre est un historien français, spécialiste de  l'Algérie coloniale qu'il étudie principalement sous l'angle de l'histoire  économique. Il fut étudiant avec Jacques Marseille qui dirigea sa thèse, Chère  Algérie, la France et sa colonie. Il a également publié Pour en finir avec la repentance coloniale,  Paris, Flammarion, 2006 et Faut-il avoir honte de l'identité  nationale ?, Paris, Larousse, 2008.

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Atlantico : Une enquête Ipsos pour Le Monde, intitulée "France 2013 : les nouvelles fractures" et réalisée avec le Centre d'études politiques de Sciences Po (Cevipof) et la Fondation Jean-Jaurès, met en avant le pessimisme des Français et leur rejet de l’immigration et de la mondialisation. Ainsi, un Français sur deux (et jusqu'à 77 % des sympathisants du FN) considère aujourd'hui que "le déclin de la France est inéluctable", en matière économique comme dans le domaine culturel. Mais ils sont plus nombreux encore – trois sur cinq – à voir dans la mondialisation "une menace pour la France". Enfin, 70 % des sondés jugent qu'il y a "trop d'étrangers en France". Comment interprétez-vous ces chiffres ? Que révèlent-ils selon vous ?

Mehdi Thomas Allal : La crise économique est en train de poursuivre ses effets sur le plan social et psychologique. Malheureusement beaucoup de sondé-e-s confondent précarité et "insécurité culturelle", ce qui entretient la confusion. Ils pointent du doigt les comportements intolérants de certains de nos compatriotes, comme par exemple les musulmans de France, comme pour exorciser leur crainte du chômage ou du déclassement. Il faudrait néanmoins affiner ces chiffres en distinguant les réponses formulées par les habitants des grandes métropoles et par les habitants en zone rurale ou en zone périurbaine, et pas uniquement en fonction des affinités électives. Concernant la trop grande présence des étrangers en France, les experts sérieux sur ce sujet sont unanimes pour conclure que l'immigration crée plus de richesses qu'elle ne coûte à la France. Il faut donc faire preuve de pédagogie et expliquer en quoi nous avons également besoin d'une main-d'œuvre immigrée qualifiée pour occuper certains emplois.

Maxime Tandonnet : Ces données doivent être prises au sérieux. Rien n’est plus détestable et contre-productif que l’attitude des élites intellectuelles consistant à mettre le résultat de cette enquête sur le compte des peurs ou de l’ignorance des couches populaires qu’il faudrait ainsi rééduquer. Les gens sont aussi intelligents et lucides que les soi-disant élites. Les sentiments qu’ils expriment sont dignes d’être écoutés et pris en compte. Le rejet  de la mondialisation s’explique par le chômage massif, 3,1 millions de personnes, dû en partie aux délocalisations à la concurrence des pays émergents et aussi l’absence des réformes nécessaires pour restaurer la compétitivité du pays. De même, les citoyens expriment leur préoccupation face à l’impuissance de l’Etat sur la durée, à maîtriser les flux migratoire et à assurer l’intégration d’une partie des populations issues de l’immigration. La réponse de la classe dirigeante ne peut pas être d’ordre explicatif ou pédagogique, puisque ce sont les gens qui ont raison, mais dans l’action politique et les résultats.

Christophe de Voogd : Ils révèlent clairement que nous sommes bel et bien engagés sur ce que Dominique Reynié appelle la "pente fatale" : celle du populisme, ou plutôt des populismes. Car une chose peu remarquée dans ce sondage est la proximité des réponses entre l'extrême gauche et l'extrême droite, notamment sur l'Europe. Mais davantage, les chiffres du rejet des hommes politiques et de l'islam sont littéralement écrasants : c'est sans doute le plus préoccupant, ce caractère absolument "transpolitique" du rejet des élites et de l'autre.

En 2009, le ministre de l'Immigration, Éric Besson, avait lancé un débat controversé sur l’identité nationale. Les participants devaient répondre à deux questions générales - "Pour vous, qu'est-ce qu'être français aujourd'hui ?" et "Quel est l'apport de l'immigration à l'identité nationale ?" Au regard des résultats de cette enquête, la France n’a-t-elle pas désespérément besoin de (re)faire un débat sur l’identité national ?

Mehdi Thomas Allal : Le débat sur l'identité nationale a soulevé le couvercle de la marmite au moment où on en avait le moins besoin. Il a par ailleurs crispé certaines communautés au point qu'elles ont finalement appelé à voter François Hollande au second tour de l'élection présidentielle, pour faire battre Nicolas Sarkozy. A mon sens, il vaudrait plutôt mettre l'accent sur les valeurs républicaines et la conciliation de ces valeurs avec les grandes religions monothéistes. Aujourd'hui, la radicalisation de certains représentants du culte, à travers l'islamisme ou la parole homophobe, doit être déjouée. Le rôle de l'Education nationale est irremplaçable pour lutter contre les comportements haineux et violents dès le plus jeune âge. Enfin, pour lutter contre le populisme, la droite républicaine doit jouer sa partition sans la "petite musique" du FN : lutter contre le rapprochement de l'UMP et de l'extrême droite, voilà l'un des objectifs du nouveau pôle de la gauche forte au sein de la famille progressiste, que j'ai rejoint aux côtés du député du Cher Yann Galut et de la sénatrice Patricia Schillinger.

Maxime Tandonnet : Non, personnellement, je ne le crois pas. Les citoyens n’attendent pas des gouvernements des débats stériles qui divisent et nourrissent la polémique. Ils veulent des réponses concrètes à leurs légitimes préoccupations et à leurs difficultés vécues. Ce qu’ils n’acceptent pas, c’est l’impuissance publique et le sentiment que leurs problèmes concrets ne sont pas assez pris au sérieux. Les Français sont en quête profonde d’unité, ils ont horreur d’être divisés.

Christophe de Voogd : Bien au contraire! D'abord ce débat, je vous le rappelle, avait été organisé par les préfectures. Choix absurde : un débat de société n'a pas à être organisé par l'Etat et dans l'Etat, lorsque l'on est en démocratie. Quand donc la société française apprendra-t-elle à gérer elle-même ses propres débats ?  Ensuite, permettez à l'historien que je suis d'être un peu sceptique sur tout essentialisme en matière d'identité nationale : celle-ci  s'est construite -et a été construite- de façon consciente et organisée par des élites intellectuelles et politiques tout au long du XIXème siècle. Il nous revient peut-être justement de tenter d'en construire une nouvelle, bref de réinventer la France, et non de la renvoyer sans cesse à la nostalgie d'un âge d'or, sur lequel il y aurait beaucoup à dire.

Daniel Lefeuvre : Le débat sur l’identité nationale s’est engagé bien avant 2009. Comment interpréter autrement le résultat du référendum du 25 mai 2005, qui a vu 55 % des Français rejeter le projet de traité constitutionnel européen ? Aujourd’hui, la question de l’identité nationale ne cesse d’être posée lors de la défense des services publics ou des demandes de nationalisation par les salariés en lutte pour le maintien de l’activité de leur usine. Inutile, donc, de rouvrir le débat – et surtout pas dans les conditions et sous les formes calamiteuses de 2009. En revanche, il est temps de permettre aux citoyens de participer pleinement à la réflexion et aux décisions sur les questions majeures qui se posent à notre pays, en sortant de ce prêt-à-porter idéologique dominant qui étouffe toute réflexion : lutte contre le chômage et protectionnisme, croissance économique et souveraineté monétaire, etc.

D’après, Pascal Perrineau, le directeur du Cevipof, "le poujadisme qui s'est enraciné depuis une trentaine d'années est en train de changer de nature : le ressentiment cède la place à l'hostilité et, sur de multiples valeurs, la crispation est très nette". Si le gouvernement relançait ce débat aujourd’hui, en pleine crise économique, le risque ne serait-il pas d’assister à la flambée du populisme ?

Maxime Tandonnet : Le poujadisme, encore un terme méprisant, comme celui de populisme. Les Français souffrent, c’est ce qu’ils expriment dans ce sondage, de se sentir ainsi pris pour des citoyens de seconde zone par des élites intellectuelles et la classe dirigeante qui vivent loin de leurs difficultés quotidiennes. D’où un profond malaise, en France comme dans d’autres pays européens, qui se traduit par l’abstention, le rejet du politique ou le vote extrémiste en plein essor.

Christophe de Voogd : En effet ! mais vous admettrez qu'il y a peu de risques que le gouvernement actuel relance le débat, antisarkozysme oblige !

Daniel Lefeuvre : Poujadisme, populisme ? Arrogance et mépris de caste et de classe de la part de ceux qui se pensent comme élites mais qui ignorent, ou font semblant d’ignorer, les difficultés croissantes des couches populaires et qui s’agacent des résistances à leur politique de liquidation de la nation et des protections que celle-ci – seule – offre aux plus démunis. Les mêmes estiment que leurs valeurs se confondent avec l’idée de progrès. On le voit bien dans leur défense de l’accord sur "la flexibilité de l’emploi" entre les organisations patronales et la CFDT, présenté comme une "avancée" dans le dialogue social que seuls les conservateurs, partisans de la lutte des classes, contesteraient. Mais en quoi cet accord représente-t-il vraiment un progrès pour les salariés ? 

Autre exemple, le débat sur le mariage pour tous, présenté à la fois comme une "avancée" (mais vers quoi ?) et comme un alignement de la France sur les autres pays (ce qui est faux, la plupart des grands pays européens refusant le mariage entre homosexuels). Ceux qui s’opposent à cette réforme seraient donc au mieux des réactionnaires, au pire des homophobes. Inutile, dès lors, de prendre leurs arguments en considération et, surtout, inutile de solliciter l’avis des Français via un référendum, aux résultats trop incertains. 

62 % des Français estiment que l'on "ne se sent plus chez soi comme avant" et mettent en cause le "nombre trop important d’étrangers". Le point de fixation de ce rejet est la religion musulmane qui est jugée intolérante et incompatible avec la société française. La France a pourtant longtemps été une terre d’immigration. Comment expliquer vous ces résultats. Le modèle d’intégration ou d’assimilation Français est-il en crise ?

Mehdi Thomas Allal : Cela fait trente ans que notre modèle d'intégration ne fonctionne plus ! Les vecteurs du creuset national ont disparu ou ont failli à leurs missions. Les partis politiques n'ont pas su redonner espoir à des millions de jeunes issus de l'immigration, qui attendaient des réponses crédibles quant à leur insertion sociale et professionnelle. La question des valeurs est importante, mais elle doit désormais céder le pas à des mesures concrètes sur le plan de la lutte contre les discriminations à l'embauche, au logement, dans l'accès aux services...Des leaders issus des minorités doivent prendre la parole et jouer le rôle de modèles pour entraîner avec eux les publics laissés pour compte.

Maxime Tandonnet : Il faut s’entendre sur les mots. Les Français sont un peuple tolérant, ils n’éprouvent pas de sentiment de rejet envers la religion musulmane en elle-même comme conviction religieuse, mais envers les manifestations communautaristes ou fondamentalistes, le sentiment que ces réalités peuvent leur imposer un changement de mode de vie, une atteinte à l’égalité homme/femme par exemple. C’est cela dont ils n’en veulent pas et d’ailleurs, de nombreux Français de culture musulmane n’en veulent pas non plus.

Christophe de Voogd : Il est évidemment en crise. Et pour trois raisons : la crise économique qui, comme toujours, pose le problème du partage des ressources disponibles ; ce que les économistes appellent les conflits de répartition ; Michel Winock a pointé dans le Monde la corrélation entre les grandes bouffées de xénophobie et les "phases B" de l'économie, comme les années 1880 et les années 1930; à quoi s'ajoute la difficulté particulière de l'intégration de l'islam, comme religion ayant un discours hégémonique sur la société civile (problème qui n'est nullement insurmontable selon moi, mais que l'on refuse de poser, aussi bien chez les représentants du culte musulman que chez les "républicains"). Enfin, observation faite par un socialiste néerlandais, Paul Scheffer, à propos de son pays, qui connaît également un même rejet de l'islam : "il est bien beau de demander aux autres de s'intégrer, mais encore faudrait-il leur dire dans quoi ! ". or, à part ce grand mot de "républicain", totalement galvaudé et derrière lequel chacun - de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon- met tout et son contraire, bien malin qui dira ce que sont exactement les valeurs de la France d'aujourd'hui; il faudrait peut-être commencer par là : les valeurs, et non l'"identité"...

Daniel Lefeuvre : La France est, effectivement, depuis le milieu du XIXe siècle, une terre d’immigration. Mais le rapport à l’immigration se pose de manière toute différente aujourd’hui. Des ruptures sont intervenues que certains feignent d’ignorer.

D’une part, les grandes vagues migratoires passées correspondaient, globalement, à des périodes de croissance économique dans un contexte de faible accroissement naturel de la population française : fin du XIXe-début XXe siècles, années 1920, période de reconstruction à l’issue de l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, Trente Glorieuses. En revanche, lors de la dépression des années 1930, l’immigration étrangère de travail est quasiment stoppée et, en août 1931, le Parlement adopte une loi visant à la protection de la main-d’oeuvre nationale.

D’autre part, ces immigrations anciennes concernaient essentiellement des hommes, jeunes adultes pour la plupart, ce qui favorisait leur assimilation, par le mariage notamment. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation toute différente : d’abord parce que, depuis 1973, la croissance économique est généralement trop faible pour être créatrice massive d’emplois, en particulier d’emplois peu qualifiés, ceux recherchés par les immigrés. Il en naît des phénomènes de concurrence qui opposent non seulement les travailleurs français peu qualifiés, mais aussi les travailleurs immigrés anciennement arrivés, aux nouveaux venus.

Autre facteur de différence, le caractère familial de l’immigration, depuis 1974, qui favorise le maintien d’un entre-soi familial et communautaire, aggravé par des phénomènes de ghettoïsation urbaine. Une étude sérieuse montrerait ainsi le recul des unions-mixtes au cours des trois dernières décennies, contrairement à ce que l’on nous assène comme la preuve irréfutable d’une intégration réussie des immigrés. Avant de parler d’un "repli identitaire" des Français, il faudrait dénoncer le "repli identitaire" de trop nombreux immigrés et leur refus de s’assimiler.

Enfin, dernier des paramètres à prendre en considération, et d’une importance capitale, le renoncement de la France à une véritable politique d’assimilation. Le mot même est aujourd’hui rejeté, comme raciste, au profit de celui d’intégration, terme sans contenu réel, chacun y mettant ce qu’il veut. Dès lors, exonérés de toute contrainte, les immigrés se sentent libres d’intégrer ou non les valeurs, les normes et les règles de la société française. Il revient aux pouvoirs publics de réaffirmer l’intransigeance de la République sur ces principes et à sanctionner ceux qui ne veulent pas s’y conformer, y compris, pour les étrangers, par l’expulsion du territoire national.

Trois Français sur cinq jugent que "la France doit se protéger davantage du monde d'aujourd'hui" tandis que deux sur trois souhaitent "renforcer les pouvoirs de décision de notre pays, même si cela doit conduire à limiter ceux de l'Europe". La France a-t-elle des difficultés particulières à trouver sa place dans la mondialisation ? Doit-elle renouer avec la grandeur ou accepter une place de puissance moyenne dans une économie mondialisée ?

Mehdi Thomas Allal : Le pouvoir d'influence de la France sur la scène internationale a changé de nature, notamment depuis la fin de la décolonisation. L'autorité et le pouvoir de commander ont laissé la place à des stratégies fondées sur la persuasion et l'incitation. La diplomatie culturelle française peut jouer un grand rôle, en particulier dans l'espace francophone, en vue de contrer l'uniformisation des modes de vie culturels. Certains pays, comme la Chine, ont déjà pris de l'avance, par exemple en Afrique. Or, la France dispose encore de réseaux efficaces, mais qui doivent apprendre à négocier et à anticiper, notamment les mouvements de révolte issus de la société civile. C'est particulièrement vrai dans les pays du "printemps arabe" où il faut soutenir les mouvements progressistes face aux partis islamistes néo-conservateurs.

Maxime Tandonnet : Là aussi, les Français dans leur majorité sont lucides et réalistes. L’Europe, en tant qu’identité politique et mise en commun des forces de chacun ne leur pose strictement aucun problème, au contraire, ils la veulent. Cependant, ils sont assez intelligents pour constater que l’évolution actuelle des institutions de Bruxelles va dans le sens de contraintes bureaucratiques croissantes, de l’aveuglement au regard de leurs difficultés, d’une impuissance toujours plus grande du pouvoir politique, en matière économique, sécuritaire. C’est cela qu’ils refusent

Christophe de Voogd : La France - et c'est bien là son problème central, je dirais même son seul mais immense problème- n'arrive pas à se penser dans la mondialisation, perçue comme une menace, le sondage le montre à l'envi. Mais, des journaux télévisés qui, chaque soir, égrènent les "méfaits" du "méchant monde" (Ah Florange! Oh la Chine!) aux hommes politiques qui nous entretiennent dans l'illusion de notre "exception culturelle" et autre "modèle social" pour ne rien dire de "l'excellence de nos services publics", l'offre d'un discours positif et courageux sur les chances qu'offrent justement ce vaste monde est bien absent. Peut-être faudrait-il chercher là dans cette absence de courage, la raison de la commune impopularité des hommes politiques et des journalistes... A quoi s'ajoutent des données lourdes : l'ignorance de ce qui se passe ailleurs et le vieillissement de la population. Et pourtant que de talents dans ce pays ! Si admirablement perçus et exploités - et de plus en plus... à l'étranger! Je suis toujours frappé par la réussite exceptionnelle de nos compatriotes dès lors qu'ils affrontent sans complexe le vaste monde... ou la vaste mer : "Vendée-Globe" voilà un beau message d'identité nationale !

Daniel Lefeuvre :Le peuple français n’est pas un peuple renfermé, replié sur ses gloires passés – que l’Etat d’ailleurs ne célèbrent plus - aigri. C’est au contraire l’un des plus ouverts et accueillants au monde. Il n’est pas, non plus hostile à la coopération européenne. Mais ce qu’il constate tous les jours, c’est que l’Europe, telle qu’elle fonctionne et en dehors de tout contrôle démocratique, est une machine à aligner vers le bas les législations sociales, à détruire, au nom de la concurrence, les services publics pour les livrer au marché. Une Europe qui étrangle les peuples grec, espagnol, portugais, italien, mais qui vole au secours des banques privées. Une Europe qui favorise une circulation sans contrôle de la main-d’œuvre ce qui permet, par exemple, aux entreprises du bâtiment, d’employer en France, en toute légalité, des ouvriers portugais aux salaires portugais et à la direction de Renault d’exercer un chantage sur son personnel français en l’enjoignant d’accepter les conditions de travail et de salaires espagnols, tandis qu’en Espagne, Renault évoque l’exemple turc !

Dès lors, exiger de la nation qu’elle joue son rôle protecteur, y compris contre les ukases de la Commission européenne est parfaitement légitime.

Pour 72% des Français "le système démocratique fonctionne plutôt mal en France", mais "les hommes et les femmes politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels" (82 %) et "la plupart" d'entre eux "sont corrompus" (62 %). Comme c'est le cas depuis une vingtaine d'années, les médias sont mis dans le même sac. Comment expliquez-vous cette fracture entre le peuple et les élites. Comment la réparer ?

Mehdi Thomas Allal : Le divorce avec les élites s'explique essentiellement par leur manque de représentativité sociale, culturelle, "genrée" et du point de vue de l'âge. Il n'y à qu'à regarder la composition de l'Assemblée nationale pour être sur de ne pas se tromper. Quel que soit le lieu de pouvoir, parmi le  personnel politique, dans le monde de l'entreprise et des syndicats, dans les médias ou dans la culture, c'est toujours le règne des mâles blancs hétérosexuels d'une cinquantaine d'années... Pire encore, le manque de diversité des visages n'est pas compensé par une plus grande diversité des messages : les problèmes quotidiens des Français en difficulté, par exemple dans nos quartiers, sont systématiquement traités sous le prisme de la violence (c'est aussi ce que révèlent les résultats de ce sondage selon lesquels 72 % des personnes interrogées estiment que les journalistes sont coupés des réalités). Il faut mettre impérativement en avant les réussites et les succès !

Maxime Tandonnet : Ils ont le sentiment que la classe dirigeante, sans exclusive, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, est accaparée par des hommes et des femmes qui privilégient leur ambition personnelle sur le règlement de leurs difficultés et dénaturent ainsi le sens profond de la politique, qui est ou devrait être le dévouement à la cité, au bien commun. Cette impression a été renforcée par des événements politiques récents et elle est nourrie par une intuition générale, le bon sens populaire qui est une réalité. On pourrait lutter contre cette désaffection et ce désespoir en utilisant la démocratie directe  comme le fit le Général de Gaulle, notamment pour sortir la guerre d’Algérie par recours au référendum. Quant aux grands médias nationaux, les Français, quel que soit leur bord, constatent qu’ils manquent d’impartialité et versent en permanence dans le conditionnement, les leçons de morale et le bourrage de crâne alors qu’ils en attendent une information sereine et aussi impartiale que possible. D’où leur défiance croissante. 

Daniel Lefeuvre :Lorsque une part croissante de la législation française, dans des domaines essentiels, n’est que la transcription de directives de la Commission européenne, lorsque le suffrage universel est bafoué parce que la majorité des citoyens ne s’est pas soumise aux vues européanistes de la plupart de ses dirigeants et de la quasi-unanimité des grands médias, alors oui, on peut parler de crise de la démocratie. Tout comme on peut en relever une autre manifestation dans ce système électoral qui marginalise la représentation parlementaire de plus d’un tiers des électeurs (FN, Pcf, Parti de Gauche) au profit des partis dits « de gouvernement ». Cette crise ne pourra pas être durablement résorbée tant que la France n’aura pas recouvré sa pleine souveraineté et qu’un système électoral, reposant sur la représentation proportionnelle, n’aura pas été mis en place. 

87 % des sondés sont d'accord pour dire que l'"on a besoin d'un vrai chef en France pour remettrede l'ordre". Est-ce inquiétant ou est-ce une constant dans l’Histoire de France ? Dans ce contexte, le risque d’explosion sociale ou l’hypothèse d’un soulèvement révolutionnaire sont-ils à prendre au sérieux ?

Mehdi Thomas Allal : Non, je ne crois pas. Des émeutes sont toujours possibles néanmoins, si l'on n'agit pas en amont, par exemple sur l'amélioration des rapports entre les jeunes et des cités et les forces de police. L'appel à l'ordre et à la morale ne constitue pas une solution miracle pour pallier le manque de justice sociale et territoriale dans la mise en œuvre des politiques publiques. Taxer les riches ne suffit pas à résoudre le problème des iniquités fiscales, il faut une grande réforme. C'est le retour aux fondamentaux qui s'impose, avec la présence accrue des services publics, le renforcement du lien social grâce aux associations de terrain, la sécurité pour tous et partout, mais également la probité et l'honnêteté de nos hommes politiques. La vaste réforme constitutionnelle de 2008 doit aussi être poursuivie pour moderniser et équilibrer nos institutions, pour prévenir et non pas conforter les dérives monarchiques de notre système politique.

Maxime Tandonnet : Ils ont parfaitement raison, les Français ont besoin de retrouver un leader qui leur inspire, par sa lucidité, son désintéressement et son comportement, la confiance, un Poincaré, un Pinay, un Mendès France en 1954, un de Gaulle en 1940 et 1958… Dans les périodes de crise profonde, un pays à besoin d’une tête, d’une figure qui inspire la confiance, l’unité nationale et la volonté dans un cadre démocratique. Comment le leur reprocher ?

Christophe de Voogd : Je vous parlais tout à l'heure de l'âge d'or : c'est un des mythes politiques fondamentaux analysés par Raoul Girardet dans son génial Mythes et mythologies politiques, dont je recommande la lecture à mes étudiants... et à nos gouvernants ; autre mythe analysé par Girardet : celui du Sauveur ! Tout se tient en temps de crise. Nos vieux réflexes monarchistes font le reste... Un "soulèvement révolutionnaire"? Il ne pourrait venir que de la jeunesse, qui a bien des raisons d'être frustrée ; des signes indiquent qu'elle commence à bouger ; une "explosion sociale"? Peut-être bien, mais à condition de comprendre que, derrière ce mot, comme en 1995 et comme en 2011, elle serait non pas celle des "damnés de la terre" mais des ultra- protégés du système, affolés par la "peur de perdre".    

Daniel Lefeuvre : Je ne pense pas que cette opinion traduise une quelconque nostalgie d’un césarisme bonapartiste ou gaullien. Ce que souhaitent les Français, c’est qu’on leur propose un autre destin que de disparaître dans ce magma européen source de tant de déconvenues. Ce que les Français attendent, ce n’est pas un « sauveur suprême », mais l’homme – ou la formation - politique qui saura lui proposer un dessein fédérateur, ambitieux, mobilisant tous les talents, toutes les capacités, tous les atouts de la France pour qu’elle affronte avec succès les défis qui sont devant elle.

Propos reccueillis par Ann-laure Bourgeois et Alexandre Devecchio

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