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Les Français sont-ils plus fous que les autres ou obsédés par leur santé mentale ?
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Moi, ça va

12 millions de Français souffrent d’une pathologie mentale, selon une étude du département de santé publique de Créteil. Le coût pour la collectivité dépasse les 110 milliards d'euros par an. Mais que recouvrent ces chiffres ?

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Selon une étude du département de santé publique de Créteil, les autorités française ont très largement sous-estimé le nombre de Français souffrant d’une pathologie mentale qui toucherait en fait 12 millions de personnes sur 69 millions. Le coût total des pathologies mentales en France s'élève à 110 milliards d’euros par an. Les Français sont-ils fous ou trop hygiénistes concernant leur santé mentale ?

Jean-Paul Mialet : Si on avait fait cette étude dans les années 70, on n’aurait certainement pas trouvé les mêmes chiffres, avec  12 millions de Français qui se portent mal. Les critères de pathologie n’étaient pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui.

Il y a une trentaine d’années, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a donné une définition de la santé : « un état de bien être physique, moral et social ». Si on désigne la santé comme état de bien-être, tout ce qui n’est pas un état de bien-être n’est pas la santé, et c’est donc la maladie. Peuvent donc se prétendre malade tous ceux qui ne sont pas dans cet état de bien-être. Cette évolution de la notion de maladie revient à englober beaucoup d’états qui correspondent à un mal être et dont la limite est discutable.

Parallèlement, la psychiatrie a développé des concepts discutables. Elle a d’abord été organisée autour de maladies bien repérables, comme la schizophrénie ou la psychose, les dépressions sévères… Puis, en plus de ces maladies bien répertoriées, elle a repéré une autre dimension : les personnalités pathologiques. Ce sont des dimensions de tempéraments, de caractères, qui ne sont plus de l’ordre de la maladie, mais qui servent de supports pour mieux comprendre certaines pathologies. Un glissement se fait à ce niveau-là, et on a tôt fait de se dire que telle personne ne va pas bien car elle présente une personnalité défaillante.

Peut-on prendre pour exemple de ce glissement la schizoïdie, dont le Dr Philip Manfield estime qu’elle pourrait représenter jusqu’à 40% des cas de troubles mentaux, mais qui n’est pas une pathologie portant à conséquence ?

La schizoïdie est un excellent exemple, dans la mesure où c’est un trouble du caractère.

Le repérage des troubles mentaux s’est développé selon plusieurs axes. Le premier est l’axe morbide proprement dit, qui correspond aux maladies classiques, et l’autre axe qui est celui des troubles de la personnalité.  Ces troubles peuvent être appliqués à un très grand nombre de gens.
Une recherche a été faite en prenant des sujets « normaux » et en leur faisant passer les critères de classification : on s’est aperçu que 80% des gens pouvaient être classés dans une des catégories des troubles de la personnalité. En attaquant ce phénomène, on a attiré la psychiatrie vers un champ étendu et flou où on peut intégrer énormément de gens.

Dans ce cas, ce chiffre impressionnant de 12 millions de Français atteints de troubles mentaux n’a donc pas de sens ? L’étude parle aussi d’1,8 millions de personnes atteintes de troubles sévères.

Il y a certainement 1,8 millions de personnes atteintes de troubles sévères. Cela correspond à 2,5% de la population. Les 10 millions de plus représentent la possibilité qu’on a d’étendre des interprétations psychiatriques à un grand nombre de gens.

On encourage maintenant les gens à souffrir de n’importe quoi. De plus en plus, on insiste sur le fait qu’il faut se sentir bien. Il s’agit de se sentir bien, d’être heureux. La quête du bonheur devient un problème non plus philosophique mais psychiatrique !

D’où notre première interrogation, les Français sont-ils malades ou trop poussés à dépenser pour leur santé ?

Nous sommes dans une culture – qui n’est pas seulement française – où on pousse les gens à une quête de bien être sans fin. Et en France, on a un soutien social qui encourage cette quête. Si en Angleterre, les gens se retrouvent dans cette quête de bien-être, et que les dispositifs de soin les limitent, alors les gens ne vont pas aussi loin. Ils rencontrent une résistance, que ça soit le porte-monnaie, une longue liste d’attente, etc. Ils vivent donc avec leurs problèmes.

On sait déjà que les Français sont les plus grands consommateurs d’anxiolytiques au monde. Est-ce lié ?

Il est possible que la consommation record d’anxiolytiques en France soit due à la rencontre de ces deux facteurs : une culture qui veut absolument qu’on soit dans la non-souffrance, et un système social qui incite les gens à aller plus loin dans cette illusion.

La prise en charge médicale de ces troubles coûte 13,4 milliards d’euros, soit 8% des dépenses nationales de santé. Le coût des médicaments atteint 2,2 milliards d’euros. S’il s’agit d’une illusion, faut-il mettre un frein à ces dépenses ?

J’imagine qu’il y a des phénomènes qui aggravent la situation. Les médecins généralistes disposent de traitements très efficaces pour aider les gens à se sentir moins mal, les tranquillisants par exemple. Alors dès que quelqu’un exprime une inquiétude quelconque, il est tentant de répondre par un médicament. Essayer de comprendre pourquoi ils ne vont pas bien prend du temps et risque d’être mal perçu par le patient. Il est tellement plus facile de se débarrasser de la difficulté en prescrivant un traitement.

Ce dernier est devenu une facilité permettant au médecin d’éviter le dialogue et au patient de penser qu’on prend au sérieux son mal-être et qu’on ne se contente pas de lui apporter une réponse psychologique ou de lui dire « il faut accepter de vivre avec cela. »

La dépense la plus importante est le coût des services psychiatrique des hôpitaux publics, qui atteint 6,4 milliards d’euros (11% de la dépense nationale des hôpitaux publics). Est-ce la même dynamique ?

Je pense qu’on ne trouve que des troubles sévères dans les hôpitaux, et qu’ils sont difficilement compressibles. Les 11% de la dépense totale sont sans doute impossible à réduire, car les troubles qui aboutissent dans les hôpitaux sont sévères et il faut bien les soigner. La part hospitalière n’est pas due à une demande excessive de soins des patients.

La perte de productivité liée aux pathologies psychiatrique coute un peu plus de 24 milliards d’euros, selon l’étude. Est-il possible de concilier travail et maladie ?

Avec les troubles sévères, non. Avec les troubles non-sévères, peut-être plus.

Mais il y a aujourd’hui un acharnement des gens à être bien et un acharnement des médecins à tout soigner. La psychiatrie n’a peut être pas suffisamment fermé les portes à des états moraux qui ont une définition floue. La normalité, en psychiatrie, est indéfinissable. Elle ne peut être statistique comme, par exemple, la tension artérielle : on ne peut pas dire qu’un comportement qui n’est pas le comportement moyen est anormal. Aussi, elle se prête à l'idéalisation : disposer d'un fonctionnement psychologique qui mettrait à l'abri de toute souffrance, alors que l'anxiété et la tristesse ou des moments d'abattement font partie de la vie. Malheureusement, de plus en plus, on attend du système de soin qu’il fournisse un bien être parfait. Et les médecins ne savent pas toujours dire non à cette demande.

Mais il faut admettre que cette extension de la demande tient aussi au fait que nous vivons dans une époque qui favorise le mal être, par l’absence de repères et la précarité sociale et affective auxquelles sont confrontés les gens.

Propos recueillis par Morgan Bourven

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