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Axe sunnite et gazoduc : quand les Qataris interviennent en Syrie pour le plus grand bonheur des Occidentaux
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Lutte d'influence

La soudaine position interventionniste des Qataris en Syrie s'explique par la volonté de mise en place d'un axe sunnite dans la région, mais pas seulement...

Mehdi Lazar

Mehdi Lazar

Mehdi Lazar est géographe, spécialiste des questions de géopolitique et d’éducation. Il est docteur de l’Université Panthéon-Sorbonne, diplômé du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques et de l’Institut Français de Géopolitique.  

Il a publié récemment l’ouvrage Qatar, une Education City (l’Harmattan, 2012) et dirige la commission Éducation, Programmes FLAM et Francophonie du laboratoire d'idées GenerationExpat.

Il vient de publier, également, L'Algérie Aujourd'hui, aux éditions Michalon (Avril 2014)

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Bassma Kodmani, responsable des relations extérieures du Conseil National Syrien (CNS), assurait récemment que"les rebelles sur le terrain cherchent désespérément des armes là où ils peuvent les trouver ". A ce titre,elle évoqua le fait que « certains pays » fournissaient des armes à l’armée syrienne libre. A la question de savoir qui fournissait ces armes, elle répondit : "le Qatar, l’Arabie saoudite, c’est peut-être un peu la Libye avec ce qui lui reste de sa propre bataille. Mais on sait aussi qu’avec des sommes d’argent, ils [les insurgés] vont aller chercher sur le marché noir, par tous les moyens, à acquérir ce qu’ils peuvent acquérir"[1].

Ainsi, alors que l’inauguration le 5 juillet par le Sheikh Hamad de la plus grande tour européenne à Londres – détenue à  95% par le Qatar –passe pour une preuve de la diplomatie de plus en plus présente de l’émirat, une manifestation de l’influence qatarie beaucoup plus discrète mais fondamentale se joue en Syrie.

Le "pygmée au punch de géant"[2] semble en effet à la fois vouloir se servir de la Syrie pour remodeler un axe sunnite mais aussi afin de capitaliser sur sa récente victoire en Libye. Par ailleurs, la structure tout à fait particulière de la prise de décision de l’émirat et le vide de puissance relatif dans la région permettent au Qatar ses positions diplomatiques ambitieuses.

Une position interventionniste en Syrie

En parallèle d’une position ouvertement interventionniste au niveau diplomatique, poussant à un déploiement de troupes sur le territoire syrien et le justifiant par des raisons humanitaires, le Qatar a tenté une reconfiguration du régime syrien avec des factions luttant sur le terrain.

Depuis plusieurs mois le Qatar appuie des groupes armés directement sur le territoire syrien. Cette action particulièrement efficace – que pratique également l’Arabie Saoudite – a permis d’augmenter le nombre de combattants pour les porter à plus de 40 000 hommes[3]. Le Qatar finance et arme ces factions et une certaine compétition existe à ce niveau avec l’Arabie Saoudite. Car si les deux pays se rejoignent sur les objectifs poursuivis – se débarrasser du régime de Bachar Al-Assad –, ils s’opposent en revanche sur l’influence qui pourra être exercée en Syrie en cas de victoire.

A ce titre, les Qataris sont proche des Frères musulmans qui ont une place importante au sein du sein du Conseil National Syrien. Ils ont en particulier imposé par leurs vastes financements des Frères musulmans à des postes clés dans l’organisation, notamment par le bais de l’ancien président du CNS, Burhan Ghalioun. Ce dernier avait notamment dû faire beaucoup de concessions et c’est l’une des raisons qui l’ont poussé à quitter la présidence du CNS le 24 mai 2012.

Des positions aussi interventionnistes de la part du Qatar sont cependant une nouveauté par rapport à la diplomatie que mena l’émirat durant les décennies 1990 et 2000. Cette dernière pouvait être auparavant qualifiée de diplomatie d’influence, s’appuyant notamment sur les vecteurs que sont la puissance financière, le parrainage de grands événements sportifs ou culturels, les médias (avec la chaîne Al-Jazeera) et les médiations diplomatiques.  Depuis 2011 cependant, le Qatar intervient directement en tant qu’acteur politique dans une perspective de puissance. C’est dans ce cadre qu’il faut lire l’implication de l’émirat dans le dossier syrien.

Un changement de stratégie régionale pour le Qatar : mettre en place un arc sunnite

Le Qatar dans les années 2000 a mené une politique étrangère pragmatique et audacieuse qui lui a permis de se rapprocher de pays aussi divers que les Etats-Unis ou le Soudan. Il en a été de même pour la Syrie car l’émirat a été proche du régime de Bachar Al-Assad et de l’axe Syrie-Iran-Hezbollah. L’une des raisons de ce rapprochement avec la Syrie était qu’il permettait d’appuyer la mise en place d’un gazoduc qatari allant du Golfe persique à la Turquie (qu’il était possible de raccorder au projet Nabucco).

Ce gazoduc aurait permis au Qatar d’exporter son gaz directement en Europe et d’éviter le détroit d’Ormuz où il se trouve tributaire de l’Iran pour l’exportation de son gaz naturel liquéfié (par méthaniers). Cette dépendance à l’égard de son puissant voisin inquiète en effet l’émirat car en 2004 des forces spéciales iraniennes ont détruit une plate-forme de forage qatarie au motif que l’émirat puisait trop dans le champ de gaz naturel que les deux Etats partagent (le South Pars et le North Dome). A l’époque cependant, Bachar Al-Assad avait refusé d’aller à l’encontre des intérêts iraniens et de donner son accord pour ce gazoduc. En revanche, un nouveau pouvoir – notamment sunnite – pourrait permettre de relancer le dossier. Parallèlement la Turquie, qui ne dispose pas de ressources énergétiques importantes, et l’Europe étaient favorables au projet d'importation de gaz par gazoduc en provenance du Qatar. Cette infrastructure aurait permis à l’Europe d’être moins dépendante du gaz russe, ce qui est l’un des nombreux facteurs expliquant que Moscou soutienne actuellement le régime de Damas.

Le deuxième élément est la création d’un arc sunnite. En cela le Qatar prend ouvertement ses distances avec un axe fort qu’il avait jusqu’ici regardé avec bienveillance : l’axe Syrie-Iran-Hezbollah. L'appartenance de la famille Al-Assad au mouvement chiite des alaouites a permis depuis plusieurs années un rapprochement de l’Iran avec le régime syrien. D'autant que Damas assure toujours à l'heure actuelle un important soutien logistique au Hezbollah[4] (la milice libanaise chiite pro-iranienne). D’ailleurs, l’Iran semble avant tout préoccupé de préserver ses intérêts dans la région en adoptant une attitude assez ambigüe. D'un côté la capitale iranienne prend quelques distances avec le régime de Damas en ouvrant le dialogue avec l'opposition syrienne, tout en désapprouvant les sanctions prises par la Ligue arabe (craignant officiellement que celles-ci n'attisent la violence et débouchent ainsi sur une guerre civile).

C'est donc dans le cadre d'une opposition traditionnelle entre fronts sunnite et chiite – représentés notamment par l'Iran et la Syrie Alaouite[5] – que peut se lire l'hostilité du Qatar et de l’Arabie saoudite au régime syrien. Dès la fin 2011, Damas accusa en effet ces deux Etats de participer au financement et à l'armement des opposants. En revanche, la détention du pouvoir par les Alaouites fait craindre une tournure religieuse du conflit conduisant à une guerre civile et confessionnelle, et son extension aux pays limitrophes, particulièrement le Liban[6].

Une intervention qui permet de capitaliser sur le succès libyen

Le Qatar intervient dans le dossier syrien fort de ses succès géopolitiques récents, notamment le précédent libyen. Dans ce conflit, l’émirat a envoyé des armes et de l'argent aux combattants rebelles mais il est aussi intervenu militairement. Par ailleurs, sa diplomatie fut vigoureuse, puisqu’il fut le second Etat à reconnaître le CNT et le seul pays arabe – avec les Emirats Arabes Unis – à intervenir militairement dans le conflit. Enfin, la couverture médiatique d'Al Jazeera a certainement accéléré la chute de Mouammar Kadhafi, tout comme elle tente de le faire dans la crise syrienne.

D’une nouvelle intensité, cette intervention n’est cependant pas la seule que le Qatar a menée ces dernières années. Mais les modalités en sont fondamentalement différentes. Le Qatar s'était ainsi investi diplomatiquement dans des conflits tels que le Liban, la Palestine, le Soudan ou le Yémen[7]. Ces interventions ont à la fois été possibles par la structure simple de la prise de décision de l’émirat, mais aussi grâce à la faiblesse des pouvoirs régionaux. La structure de commandement du Qatar est en effet réduite. Trois personnes sont centrales dans l’émirat : l'émir Sheikh Hamad, son cousin le Premier ministre et responsable de la politique étrangère le Sheikh Hamad bin Jassim al-Thani et, de plus en plus, le prince héritier Tamim qui prend une certaine importance dans l'armée. Cette structure réduite, regroupant des hommes issus de la même famille, permet une prise de décision rapide et efficace à un moment où d'autres acteurs régionaux, notamment les Etats-Unis, sont de plus en plus prudents. Par ailleurs, les puissances régionales traditionnelles sont affaiblies. C’est le cas de l'Egypte – embourbée dans son processus post-révolutionnaire –, de l’Irak – en proie aux luttes confessionnelles – et de l'Arabie saoudite – qui connaît des soucis de succession. Ces Etats ne peuvent de fait bloquer la montée en puissance de nouveaux acteurs régionaux dynamiques.

En réaction, « l’Armée électronique syrienne »[8] de Bachar Al-Assad a mené, le mardi 17 avril 2012, une virulente attaque contre le site de la télévision saoudienne Al Arabiya, lui attribuant des informations sur un coup d’Etat qui serait en cours au Qatar. Damas tenta ainsi de fragiliser Doha en opposant les membres de la famille de l’émir mais aussi le Qatar à l’Arabie Saoudite par télévisions interposées[9].

Une intervention sous l’œil bienveillant des grands pays occidentaux

Le rôle du Qatar est central dans le conflit syrien qui tend à se régionaliser. Il semble que cela confirme la tendance selon laquelle les Etats-Unis laissent l’émirat prendre des initiatives leur permettant de garder la main sur des dossiers moyen-orientaux où ils n’ont plus ou pas assez d’entrées. Les initiatives du Qatar, déjà expérimentées en Libye, viennent renforcer en sous-main la diplomatie infructueuse de pays qui craignent une dérive de la Syrie, souhaitent en changer les dirigeants et veulent affaiblir l’axe Syrie-Iran-Hezbollah (se conjuguant ainsi aux objectifs qataris). Le territoire de ce pays a en effet une haute valeur stratégique. La normalisation d’un nouveau régime syrien permettrait par exemple de ne plus utiliser les hautes plaines de Damas comme une base pour des missiles en direction d’Israël.

Par ailleurs le Qatar et l’Arabie Saoudite – notamment dans le cadre de la ligue arabe – agissent en concertation avec les responsables américains et occidentaux. Car après la Lybie, une intervention armée occidental en Syrie serait une très mauvaise initiative[10]. Les Etats-Unis ont échoué à mettre en place par deux fois une construction nationale viable au Moyen-Orient. En outre, l'exemple libyen de l'intervention limitée en utilisant la seule force aérienne pourrait faire basculer les États-Unis et les Etats européens dans un engagement long et pénible. Car on ne peut comparer la Libye à la Syrie. La première a une société relativement petite, assez homogène et riche tandis que la Syrie a une population quatre fois plus grande, qui est pauvre et partagée par des fractures religieuses marquées. Par conséquent, la chance que les Etats-Unis puissent mettre fin au massacre en Syrie par la puissance aérienne seule est faible[11]. De plus une intervention étrangère aurait sans doute comme conséquence une guerre civile aggravée et une radicalisation du conflit.

Pour les occidentaux, l’interventionnisme du Qatar – notamment opérationnel – n’a donc que des avantages alors que la diplomatie traditionnelle piétine. Reste à savoir précisément qui sont les factions financées par l’émirat.


[1] Dépêche AFP, 6 août 2012. Voir sur [http://www.afp.com/fr/noticia/topstories/385186].

[2] Selon le mot de The Economist : « The rise of Qatar. Pygmy with the punch of a giant », in The Economist, 5 novembre 2011.

[3] Georges Malbrunot, « L’ALS, une armée rebelle en train de se structurer », in Le Figaro Samedi 7 et dimanche 8 juillet 2012.

[4] Wassim Nasr, « Le Hezbollah va-t-il se tenir à l’écart du brasier syrien ? », in Atlantico, 28 juin 2012.

[5] La population de la Syrie compte 56 % de musulmans sunnites, 33 % de musulmans chiites (dont 23 % d'alaouites et chiites et 10 % de Druzes), et 12 % de chrétiens.

[6] Wassim Nasr, « Contagion au Liban : une aubaine pour Bachar el-Assad et l’opposition syrienne ? », in Atlantico, 22 juin 2012.

[7] Mehdi Lazar, « Qatar : une politique d’influence entre conjoncture favorable et fondamentaux géographiques », in Diploweb, 27 mai 2012.

[8] Florencia Valdés Andino, « la Syrie, terrain de guerre des pirates du web », in Tv5.org, le 25 avril 2012.

[9] Voir sur : [http://mediarabe.info/spip.php?article2168]

[10] Mikå Mered, Peut-on être prosyrien et porter le cèdre au cœur ?, L’Orient le jour, 22 février 2012.

[11] Josha Landis, « Stay out of Syria », in Foreign Policy, 5 juin 2012

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