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Comment Leila Trabelsi peut-elle imaginer une seconde que son opération de contrition pourrait toucher les Tunisiens ?
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Douces illusions

Leïla Trabelsi Ben Ali, la seconde épouse de l'ex président tunisien Ben Ali, a accordé lundi une interview au quotidien Le Parisien. Elle clame son innocence et appelle son peuple à l'indulgence. Cependant, ONG et associations tunisiennes ont regroupé des preuves évidentes de son implication dans les affaires de l’État.

Kader Abderrahim

Kader Abderrahim

Kader A. Abderrahim est maître de conférences à Sciences Po, directeur de recherche à l'IPSE et Senior Advisor au Brussels International Center (BIC). Il est également membre du Global Finder Expert des Nations unies qui vise à faire des recommandations au Secrétaire Général de l'ONU sur le dialogue des civilisations et le rapprochement entre le Sud et le Nord.

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Atlantico : Dans une interview accordée au quotidien Le Parisien, Leïla Trabelsi Ben Ali a estimé que l’image noire dont elle est victime depuis la Révolution de Jasmin n’était pas justifiée. Alors qu’on la présente comme une des têtes pensantes du régime, elle souligne que ses activités étaient essentiellement caritatives et sociales. Est-elle aussi innocente qu’elle veut bien le faire croire ?

Kader Abderrahim : Il est très facile de chercher à se dédouaner après quelques mois, et surtout après avoir fui le pays. Si elle pense vraiment pouvoir faire la preuve de son innocence, il serait bien plus courageux de rentrer en Tunisie et de faire face à la justice. On sait qu’il y a des dizaines de membres de sa famille et de son entourage qui ont été emprisonnés et sont amenés à comparaître pour un certain nombre de procès qui sont en cours d’instruction pour malversation et pillage organisé de la Tunisie sous le long règne de Ben Ali.

Elle peut toujours continuer à faire des dénégations à distance, mais cela ne sera pas suffisant. Si réellement elle souhaite la justice, il faut qu’elle puisse dire la vérité et donner les preuves de son innocence. Pour le moment, on n'en est pas à ce stade et la publication de son ouvrage* ne sera pas suffisant pour faire une démonstration dans un sens ou dans l’autre. Il reste beaucoup à faire pour convaincre les Tunisiens de son innocence.

Elle se présente comme une « femme soumise et contente de l’être ». Cette position est-elle crédible ?

Il est vrai que cette position est surprenante, alors qu’il y a quelques jours elle affirmait dans une interview accordée à un autre journal arabe qu’ils étaient un couple très uni. Elle essaye de se cacher derrière son mari pour tenter de se disculper. Cependant les ONG et associations tunisiennes ont constitué un certain nombre de dossiers regroupant des preuves évidentes de son implication, à la fois dans les affaires courantes et dans les affaires publiques, c’est-à-dire dans les affaires de l’État. Et c’est ennuyeux, car elle n’avait pas de fonction : elle n’a jamais été élue, elle n’a jamais été ministre. Il va falloir qu’elle fasse preuve de beaucoup de force de conviction pour que ses compatriotes acceptent de croire à son innocence.

Il n’en demeure pas moins que le coup d’État dont elle accuse – à demi-mot – la France et les États-Unis ne reçoit l’appui d’aucune preuve tangible et est un rideau de fumée qui lui permet de se dissimuler, d’éviter les vrais sujets. Dans ses entretiens, elle n’apporte aucune révélation sur la manière dont ils ont quitté la Tunisie, et encore moins sur la gestion du pays pendant toutes ces années avec ces mises en coupe réglées du commerce, des biens publics et des banques. Je ne suis absolument pas convaincu par ses positions.

Elle a précisé que le jour de la fuite, elle n’avait pas conscience des évènements et pensait partir en pèlerinage. Peut-on considérer ces déclarations de Leïla Ben Ali dans la presse comme une sorte de plaidoyer préparatoire face aux procès qui pourraient l’attendre ?

Des procès se sont déjà tenus contre son mari, certains d'entre eux les ont acquittés, et d'autres les ont condamnés par contumace, mais la liste des reproches et des chefs d’accusation est encore longue contre eux. Il est important que les tunisiens aient droit à la vérité sur ce qui s’est passé dans leur pays toutes ces années.

Au-delà de ces faits, la reconstitution de la manière dont ils ont quitté la Tunisie qui a été menée par les journalistes montre bien que les Ben Ali étaient tout à fait conscients de la situation en ce 14 janvier 2011, et qu’ils ne pensaient pas partir en pèlerinage comme elle l’affirme. Ils avaient compris que c’était la fin, et que la révolte populaire qui sommeillait depuis des années allait finir par renverser le régime avec le soutien d’une partie de l’armée, de la police et de l’État. Il valait toujours mieux qu’un certain nombre d’institutions qui avaient pris une certaine distance avec la gestion de Ben Ali s’implique dans son départ plutôt qu’un effondrement total du système suivi d’un basculement dans la guerre civile.

Ce qui a été fait, l’a été de manière intelligente par les militaires tunisiens qui se sont ensuite retranchés dans leurs casernes. On peut difficilement leur faire des reproches. En revanche, ce dont Leïla Ben Ali se défend ne semble pas correspondre à la réalité telle qu’elle a été montrée par des dizaines d’enquêteurs et de journalistes.

Elle demande à son peuple de l’indulgence et de la clairvoyance. A-t-elle des chances de redorer son blason ou restera-t-elle la femme la plus haïe de le Tunisie ?

Elle restera – et pour longtemps encore – la femme la plus haïe de la Tunisie. Tous les Tunisiens peuvent raconter ce qu’ils ont dû subir de Leïla Ben Ali et de son entourage. C’était une mise en coupe réglée de l’État. Aujourd’hui, elle ne peut nier sa responsabilité et falsifier l’Histoire. Jusqu’à ce qu’elle présente des éléments solides qui soutiendront l’inverse, elle restera encore une de celles qui a une responsabilité importante.

D’ailleurs, dans cette interview du Parisien, elle se contredit par rapport à une autre déclaration où elle avait laissé entendre qu’elle reconnaissait que d’une certaine manière son entourage avait été un peu excessif. D’un côté, elle entérine l’idée qu’il y a eu des excès, et de l’autre, elle tente de se dédouaner. Son discours évolue mais les faits sont têtus.

Doit-on s’étonner du fait que ce soit Leïla Ben Ali qui ait entrepris une croisade et monte au créneau à la place de son mari ? Tente-t-elle de servir de bouclier à la famille ?

Je crois qu’il y a deux lectures possibles. La première est purement politique : ils n’ont pas le droit de s’exprimer sur les affaires intérieures de la Tunisie. Jusqu’à présent, les Saoudiens qui les accueillent ont réussi à faire en sorte qu’ils respectent cette loi.

On pourrait se demander pourquoi l’a-t-on autorisé à raconter sa part de Vérité dans un livre ? Je pense que la raison est à chercher du côté de la diplomatie. Les Ben Ali sont en Arabie Saoudite et le pays a un grand rival dans la région désormais : le Qatar. Les deux pays sont à couteaux tirés depuis plusieurs années et sur de nombreux sujets, dont le plus vif : le rôle d’Al Jazeera. Le média a souvent pris beaucoup de libertés en attaquant l’Arabie Saoudite à la fois sur son attitude diplomatique envers le Proche-Orient et sur les difficultés de ce pays à avancer sur le chemin de la modernité.

D’autre part on sait aujourd’hui que le Qatar joue un rôle très important auprès des islamistes de Ennahda en Tunisie, de ce point de vue il adopte une stratégie diplomatique d’influence et de présence dans le pays qui est très importante. Les Saoudiens sont donc fort heureux de la sortie de l’ouvrage de Leïla Ben Ali qui serait susceptible de gêner durablement le Qatar. Ce serait la principale raison pour laquelle on l’a autorisé à s’épancher.

Enfin, il y a un phénomène créé par la distance, une sorte de douce illusion qui la pousserait à croire qu’elle peut encore rentrer dans son pays librement. C’est un véritable aveuglement, car il est clair que si elle rentrait en Tunisie, elle et son mari seraient immédiatement arrêtés et amenés à répondre de leurs actes.

Propos recueillis par Priscilla Romain

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 *Ma vérité, aux Editions Du Moment (21 juin 2012)

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