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Emmanuel Macron : de la réforme à la transformation
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Philippe Feldman publie "Exception Française: Histoire d'une société bloquée de l'Ancien Régime à Emmanuel Macron" aux éditions Odile Jacob. La France est-elle un pays libéral ? Elle se plaint de l’être trop. Pourtant capitalisme, libéralisme, économie de marché y sont voués aux gémonies comme si la puissance publique était faible. Extrait 2/2.

Jean-Philippe Feldman

Jean-Philippe Feldman

Jean-Philippe Feldman est agrégé des facultés de droit, ancien Professeur des Universités et maître de conférences à SciencesPo, et avocat à la Cour de Paris. Il est vice-président de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (A.L.E.P.S.).

Dernier ouvrage publié : Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron (Odile Jacob, 2020).

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Dans leur histoire, il semble que les Français aient pris un malin plaisir à se fourvoyer. Sans remonter plus loin que la fin du Second Empire, combien d’erreurs, de fautes, de convulsions ! Une guerre trop légèrement engagée contre la Prusse, le premier conflit mondial, un pays à vau-l’eau lors de la crise de 1929, les échecs de 1936-1937, Vichy, le communisme triomphant au sortir de la guerre, l’expérience socialiste de 1981 après celle de 1936, la révolution libérale manquée de 1986. Et un pays englué dans le chômage, la dette publique, le fiscalisme depuis les années 1970-1980.

La France est le seul pays développé à cumuler historiquement autant de manifestations d’antilibéralisme. Absence de garanties de la liberté, amour immodéré de l’État et fonctionnarisme, catholicisme conservateur ou bien social, monarchie absolue et centralisation précoce qui atteint son acmé avec le jacobinisme, constitutions défectueuses, corporatisme ou clientélisme caractérisant un « marché politique » étendu, égalitarisme forcené, mépris du commerce, préférence envers l’autorité plutôt que la liberté, présence d’une gauche marxiste ou d’un Parti socialiste fort, syndicats de salariés extrémistes et sclérosants, tendances protectionnistes et anticoncurrentielles, etc. C’est la rencontre de chacun de ces facteurs, en eux-mêmes non décisifs, qui a fait de la France une – malheureuse – exception unique au monde.

Bien sûr, quelques tentatives de réformes ont été opérées, mais souvent à contretemps ou avec force maladresses, toujours de manière parcellaire. Des réformes qui sont survenues par le haut, octroyées par ces « grands hommes » que les Français recherchent avec avidité. Frédéric Bastiat le regrettait en 1850 : « Nous ne sortirons jamais de ce cercle : l’humanité passive et un grand homme qui la meut par l’intervention de la loi. »

Or la réforme, même et peut-être surtout audacieuse, passe mal lorsqu’elle est imposée par le centre. Elle se heurte au conservatisme, aux passe-droits et autres privilèges, d’autant plus lorsqu’elle provoque une situation transitoire douloureuse. Les maux du court terme l’emportent sur les bienfaits du long terme. Citons Bastiat de nouveau, en 1848 : « Les criards paraissent toujours, au premier coup d’œil, avoir raison, parce qu’il est plus facile de montrer le dérangement, qui doit accompagner la réforme, que l’arrangement qui doit la suivre. Les partisans de l’abus citent des faits particuliers […] tandis que le pauvre diable de réformateur ne peut s’en référer qu’au bien général qui doit se répandre insensiblement dans les masses. » Par surcroît, une réforme imposée par le haut recèle une périlleuse fragilité : elle est susceptible d’être défaite d’autant plus aisément par les successeurs des réformateurs, même si le statu quo ante n’est pas toujours de mise pour des raisons liées à des « pesanteurs » sociologiques ou à des habiletés tactiques.

Le salut se trouverait-il alors dans une réforme par le bas dont l’exemple paradigmatique serait celui de la libération des échanges en Angleterre au milieu des années 1840 ? Il faut en réalité s’entendre sur les termes. D’une manière ou d’une autre, toute réforme ne peut se faire que par le haut dans un État unitaire faussement décentralisé comme la France. « Réformer par le bas » signifie que les gouvernants se trouvent dans l’obligation de réformer – ou se croient dans l’obligation de le faire. Autrement dit, la puissance qui opprime, la puissance qui bloque, est celle qui doit libérer ou du moins celle qui pose le premier acte de libéralisation. Cet oxymore ne peut se résoudre que sous la pression de l’opinion publique. Si ce n’est que l’État, à force d’interventionnisme, émollient, a apprivoisé la société civile jusqu’à la pervertir.

Il n’est donc guère étonnant que, au-delà de la rhétorique, les hommes politiques français se soient complu dans l’immobilisme ô combien plus confortable qu’un mouvement toujours dangereux ! Plutôt que le rendre possible ce qui est souhaitable, ils ont rendu souhaitable ce qu’ils estimaient seulement possible. Les périodes de réforme sont effectivement les plus périlleuses. C’est alors – Tocqueville l’a brillamment démontré avec en point de mire la fin de l’Ancien Régime – que les passions se cristallisent. Les uns s’engoncent dans un conservatisme éculé en usant de tous les moyens pour préserver leurs droits acquis, tandis que les autres s’impatientent devant la lenteur des changements. Bref, les réformateurs mécontentent tout le monde. Ils se heurtent à ce que Michel Crozier, dans un sens un peu différent de celui que Stanley Hoffmann appliquait aux premières décennies de la IIIe République, a appelé la « société bloquée ».

Le sociologue américain comprenait par-là « un ordre social fondé sur la prépondérance des classes moyennes » et protégé par un État limité. Si on laisse de côté l’erreur d’appréciation sur les missions de la puissance publique, la différence entre les premières décennies d’application de la Constitution de 1875 et notre époque tient à l’écrasement des « classes moyennes » supérieures sous les coups de boutoir du « marché politique ». Les « bourgeois » triomphants sous la IIIe République deviennent les empêcheurs de tourner en rond sous la Ve . François Mitterrand ne s’exclamait-il pas : « Mon objectif, c’est de détruire la bourgeoisie française ! C’est la bourgeoisie qui bloque toute possibilité de réforme. » Crozier expliquait après mai 1968 que la France oscillait entre « une stabilité qui confine à la sclérose » et « l’affolement révolutionnaire », si bien que le système bureaucratique ne fonctionnait que « grâce à un mécanisme de changement par crise ». Si réforme il doit y avoir, il semble qu’elle ne puisse advenir que dans la douleur. C’est ce que disait Mitterrand en 1984 lors du projet Savary : « En France, on ne règle les problèmes qu’avec des crises. Et il faut aller au paroxysme avant de les résoudre. » Si ce n’est que les problèmes ne sont jamais vraiment résolus dans notre pays. Paradoxe apparent : l’existence d’une crise économique et sociale provoque, à l’image d’une guerre, un dirigisme accru. Cela s’est notamment produit sous les présidences de Valéry Giscard d’Estaing et de Nicolas Sarkozy, alors même que ces périodes étaient propices à la redéfinition du périmètre d’intervention de l’État. Il semble que nous nous trouvions donc dans un cercle vicieux.

La France serait-elle dans une situation prérévolutionnaire comme beaucoup à la fin du XXe siècle et au début XXIe l’ont prédit ? Les Français vont-ils être une nouvelle fois « en avance d’une révolution parce que toujours en retard d’une réforme », ainsi que le disait plaisamment Edgar Faure ? Les exercices de politique-fiction sont toujours malaisés. Une réponse raisonnable ne peut être que contrastée. On a souvent fait le parallèle entre l’état des finances publiques à la fin de l’Ancien Régime et le nôtre. L’histoire nous apprend aussi, ainsi que le confiait Napoléon III, qu’« il est très difficile en France de faire des réformes ; nous faisons des révolutions, en France, pas des réformes ». N’est-ce pas ce que dit d’une autre manière Emmanuel Macron ? Le président de la République ne cesse d’opposer aux simples réformes la grande « transformation ». Puisque « la France n’est pas un pays réformable », puisque les « Gaulois sont réfractaires au changement », il faut une « transformation profonde ». Si les accents gaulliens ont pu être relevés, on n’a pas assez souligné combien, sur ce point, le jeune chef de l’État inscrivait ses pas dans ceux du gaullisme social. C’est le 30 mai 1968 que, pour la première fois, Jacques Chaban-Delmas évoque le projet d’une « Nouvelle société », formule inspirée des expériences américaines du New Deal de Franklin Roosevelt, de la Nouvelle Frontière de John Kennedy et de la Grande société de Lyndon Johnson. Sa déclaration de politique générale du 16 septembre 1969 opère le constat d’une « société bloquée » : « Nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu’en faisant semblant de faire des révolutions. La société n’est pas encore parvenue à évoluer autrement que par crises majeures. » Le Premier ministre en appelle à « construire une Nouvelle société » centrée autour de la notion de participation. Quelques années après, le fort peu libéral Pierre Juillet lui lancera : « Vous êtes l’homme qui amène le socialisme en France… »

Les leçons de la sociologie et de l’histoire des « mentalités » nous amènent à penser que l’immobilisme français est incurable. Tocqueville a consacré des pages lumineuses au caractère émollient de la démocratie. Comment d’ailleurs reprocher aux Français leur passivité générale ? Enserrés par un État protecteur, doucement bercés par le culte de l’assistance, traités en mineurs par des dirigeants qui seuls savent ce qui est bon pour eux, ils sombrent en toute logique dans l’indolence et ils profitent des quelques privilèges qu’on leur a accordés ou qu’ils ont arrachés de haute lutte.

Pourtant, le pessimisme n’est pas de mise. À maintes reprises, les Français ont paru exsangues et ils ont fini par se relever du fait de leur ingéniosité et de leurs richesses insoupçonnées. Un exemple paradigmatique : avilis par le désastre de Sedan, ils remboursent avant terme leur dette de guerre et ils provoquent le départ anticipé des troupes d’occupation. Ils semblent amortir les chocs les plus violents, même lorsqu’ils se laissent naïvement entraîner dans les voies les plus hasardeuses, voire dans des impasses. S’il y a une exception française, lentement forgée plusieurs siècles durant, il n’y a pas de déterminisme qui interdirait aux Français de se réformer et de le faire enfin de manière profonde. Et pour cela, il n’y a qu’une voie, celle qu’ils n’ont jamais su choisir : « Qu’on mette enfin à l’épreuve la liberté ! »

A lire aussi : L’influence de la fonction publique et des fonctionnaires sur la vie politique : aux racines d'un mal français

Extrait du livre de Jean-Philippe Feldman, "Exception Française: Histoire d'une société bloquée, de l'Ancien Régime à Emmanuel Macron", publié aux éditions Odile Jacob

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