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Les Français sont de plus en plus tentés par le protectionnisme. La réalité leur donne toujours aussi tort
©JOHN THYS / AFP

Société

D'après un nouveau sondage OpinionWay, 60 % des Français sont plus favorables au protectionnisme qu'envers le libre-échange. Ce pourcentage est en hausse. Le protectionnisme peut-il fonctionner dans le contexte actuel ?

Michel Fouquin

Michel Fouquin

Michel Fouquin est conseiller au Centre d'Etudes Prospectives et d'Informations Internationales (CEPII) et professeur d'économie du développement à la faculté de sciences sociales et économiques (FASSE).

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Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Atlantico.fr : Selon un sondage OpinionWay, 60 % des Français sont plus favorables au protectionnisme plutôt qu'au libre-échange. C'est 9 points par rapport à l'avant-crise. Peut-on comprendre cette tentation ?

Jean-Marc Siroën : La crise du Covid accéléré une évolution déjà bien engagée. Les critiques écologistes, sociales, industrialistes ou populistes ainsi que la montée en puissance de la Chine ont achevé la vision iréniste de la mondialisation heureuse. La crise sanitaire a enfoncé le clou en mettant en évidence notre dépendance aux importations de produits devenus essentiels et les récessions économiques raniment la tentation protectionniste : pourquoi donner du travail aux autres alors que nos compatriotes en manquent ?

Michel Fouquin : La crise de la pandémie est venue rappeler brutalement qu’il y avait un risque de dépendance dans certaines industries liées à la santé et qu’on avait besoin d’avoir des stocks stratégiques, comme on en a pour le pétrole, et, si possible, de disposer d’une capacité de production locale suffisante. Il y a donc des industries dites stratégiques pour lesquelles l’Etat doit établir des règles et une politique favorisant leur développement. On doit aussi éviter de dépendre d’une seule source d’approvisionnement, il faut diversifier nos fournisseurs. La montée en puissance spectaculaire de la Chine qualifiée par certain d’«usine du monde » pourrait donner à ce pays non démocratique un pouvoir de monopole sur certaines industries cruciales ce qui n’est pas acceptable.

Le protectionnisme est-il une doctrine qui peut fonctionner dans le contexte actuel ?

Jean-Marc Siröen : On n’allait tout de même pas augmenter les droits de douane sur les masques importés ! Même si nous avions conservé une production je doute qu’elle eût été suffisante pour répondre aux besoins nés de la crise. En situation de crise, il ne faut pas oublier que les importations sont aussi un recours possible en cas de pénuries.

Au-delà de ces situations d’urgence, j’imagine que la majorité des « sondés » raisonne sur un protectionnisme dans un seul pays, c'est-à-dire sans rétorsion et sans effets sur la production exportée. Mais, dans les faits, le « protectionnisme dans un seul pays » est une illusion comme on le voit dans la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis. Les autres pays répliquent et ce sont alors les emplois du secteur exportateur qui sont menacés.

Si un recours massif au protectionnisme serait catastrophique pour l’économie mondiale, des initiatives ciblées et limitées peuvent néanmoins être envisagées.

Michel Fouquin : Le protectionnisme n’est pas une doctrine, c’est une pratique qui remonte aux temps les plus anciens comme source de revenus pour les seigneurs ou les rois qui taxaient tout ce qui était lié aux mouvements de marchandises à l’exportation comme à l’importation. Les théoriciens du libre-échange ont démontré avec succès que les monopoles commerciaux et les protections à l’échange étaient en général défavorables à la croissance économique. Une exception a été plus ou moins admise, qui a été soutenue au XIXème siècle par Friedrich List, c’est l’utilisation de mesures protectionnistes à des fins de développement technologique pour protéger les industries naissantes tout en important le savoir-faire des pays les plus avancés de l’époque ! Cette politique a été appliquée avec succès par l’Allemagne. Mais à cette époque et jusqu’au milieu du XXème siècle on ne se préoccupait que d’échanges de marchandises et dans une large mesure les arguments en faveurs du libre-échange commercial étaient pertinents avec deux grandes restrictions celles qui concernaient l’agriculture et l’énergie.

Entre une politique protectionniste qui ne semble pas en mesure de fonctionner et un libre-échange débridé et sans contrôle, y a-t-il une voie médiane à adopter et si oui laquelle ?

Jean-Marc Siroën : Contrairement à ce qui est affirmé à tort et à travers, et mis à part quelques micro-états, je ne connais aucun pays qui pratique un « libre-échange débridé » c'est-à-dire sans droits de douane, sans quotas et sans normes. L’Union européenne continue d’appliquer des droits élevés sur certains produits agricoles et industriels (textile, automobile,…). Elle impose des normes plutôt sévères, et ne se prive pas d’utiliser des instruments comme les droits antidumping. Si le libre-échange européen n’est pas « débridé », le débat n’est pas clos. Nos instruments sont-ils suffisants ? Bien ciblés ? Les politiques d’accompagnement sont-elles à la hauteur ?

Le protectionnisme peut être défendu s’il permet de protéger des secteurs que, pour une raison ou pour une autre (sanitaire, stratégique, sécurité, etc.) on considère comme nécessaires à l’indépendance ou au développement économique. D’ailleurs, l’Europe, longtemps considérée comme une « forteresse », s’est en partie construite sur cette idée en fixant, par exemple, à sa politique agricole un objectif d’autosuffisance. Mais les produits nationaux étant plus chers cette politique a coût qui doit être mesuré et socialement accepté ce qui n’est plus tout à fait le cas pour la politique agricole commune.

Nos dépendances excessives se règleraient-elles par le protectionnisme ? Dans les faits, il a jusqu’à maintenant protégé davantage les secteurs déclinants que les secteurs d’avenir. Même pour ces derniers, il n’a pas démontré son efficacité. De fait, les droits antidumping appliqués sur les capteurs solaires chinois n’ont pas suffi à faire émerger une industrie européenne.

À la racine, notre dépendance est due soit à  une dépendance scientifique et technologique soit, au contraire, à une sous-traitance de la production dans des pays émergents. À ces deux bouts de la chaine, le protectionnisme n’est pas l’instrument a priori le plus adapté . Il n’encourage pas la recherche et taxer les médicaments ne ferait que creuser le déficit de la sécurité sociale ! Ce ne sont pas des droits de douane qui feront gagner la bataille des vaccins. Dans ces cas, la relocalisation est souvent possible, même si elle passe par une robotisation de la production. Conditionner l’aide à la recherche au maintien des activités de production serait, dans cet exemple, un instrument plus pertinent que le protectionnisme.

Michel Fouquin : Cette exigence d’autonomie stratégique est aujourd’hui d’autant plus forte que notre environnement international devient de plus en plus conflictuel et incertain. Conflictuel par exemple entre les États-Unis et la Chine : la stratégie de Trump qui consiste à vouloir isoler la Chine et couper ses approvisionnements en équipements, en composants et en logiciels au cœur de l’économie numérique. De son côté la Chine a pour stratégie de profiter au maximum du libre-échange pour acquérir toutes les technologies qui lui sont nécessaires en vue de devenir une grande puissance technologique sans accorder aux occidentaux les mêmes facilités sur son territoire. Les entreprises des secteurs clés tels que définis par le programme « made in China 2025 » sont protégées et subventionnées sans que l’on dispose à l’étranger des informations dans ce domaine. L’exemple de l’effet destructeur de ces politiques le plus évident est celui des panneaux solaires où la Chine a acquis une position dominante à coût de subventions, qui ont conduit à une situation de surinvestissement,  qui l’ont poussé à vendre à perte dans le monde entier conduisant à la fermeture de la plupart des concurrents non chinois. Un tel scénario pourrait se reproduire dans les industries de la 5G.

D’où l’idée que les deux plus grandes puissances économiques ne jouent plus le jeu du libre-échange. D’autres pays se lancent également dans des politiques nationalistes et protectionnistes qui portent directement atteintes à nos intérêts.

Les sondés semblent aussi plus favorables à un protectionnisme organisé à l'échelle européenne. Est-ce une solution ?

Jean-Marc Siroën : Les sondés ont peut-être compris que la politique commerciale était de compétence communautaire…

Le vrai débat à mener est moins sur le protectionnisme comme instrument de politique industrielle que sur ce qu’on en attend. C’est un préalable avant de trouver les moyens les plus appropriés y compris, le cas échéant, une protection raisonnée. Le niveau européen peut-être pertinent et les plans de relance créent de nouvelles opportunités qui restent à saisir : incitations fiscales, programmes de recherche, formation…. Mais encore une fois, il faut- être clair sur ce qu’on en attend car tous les objectifs, aussi légitimes soient-ils, ne sont pas toujours compatibles.

Il faut assumer nos contradictions : notre fleuron Airbus et ses emplois, mais diminuer le transport aérien. Il faut déployer les capteurs solaires mais taxer leurs importations, etc.

La crise sanitaire et économique que nous connaissons a exacerbé ces contradictions qui poussent à l’immobilisme. Je ne suis pas certain que les sondages permettent de les identifier.

Michel Fouquin : Le niveau national en Europe n’a pas de sens car les économies sont extraordinairement intégrées grâce au marché unique, le coût d’une sortie serait exorbitant et de plus inefficace : les normes de production sont définies au niveau du continent sinon se serait se soumette au dictat américain.

L’Europe a longtemps privilégié les solutions négociées, et elle a eu raison, mais il y a un moment où, face à un environnement hostile, lorsqu’on n’obtient pas un traitement équitable, on doit recourir à des mesures réglementaires strictes comme par exemple le contrôle renforcé des investissements étrangers en Europe dans les secteurs de la haute technologie ou encore le soutien de politiques de recherche ambitieuses et de création d’entreprises dans ces secteurs.

On doit aussi prendre en compte les objectifs de lutte contre le dérèglement climatique : dans ce cas il est clair que les seules forces du marché conduiraient à la catastrophe d’où la nécessité de parvenir à un consensus mondial sur les objectifs et les moyens d’y parvenir. L’idéal serait d’inclure dans la réforme de l’OMC, que Trump bloque, des règles environnementales contraignantes pour tous car les solutions nationales ou même régionales ne suffiront pas. Dans ce domaine l’Europe peut être un exemple, mais si elle se donne des contraintes qui lui coutent en termes de compétitivité elle serait en droit d’exiger de ses partenaires hors d’Europe qu’ils appliquent les mêmes règles pour pouvoir accéder au marché européen. Il ne s’agit pas ici de protectionnisme mais de s’assurer que les conditions de la concurrence sont honnêtes, s’assurer d’avoir le « same level playing field » comme disent nos amis anglais.

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