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Covid-19 : la chimère du monde d’après
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Bonnes feuilles

Christophe Guilluy publie "Le temps des gens ordinaires" aux éditions Flammarion. Les "classes populaires", le "peuple", les " petites gens" sont subitement passés de l'ombre à la lumière. Les "déplorables" sont devenus des "héros". Sommes-nous entrés dans le temps des gens ordinaires ? Extrait 2/2.

Christophe Guilluy

Christophe Guilluy

Christophe Guilluy est géographe. Il est l'auteur, avec Christophe Noyé, de "L'Atlas des nouvelles fractures sociales en France" (Autrement, 2004) et d'un essai remarqué, "Fractures françaises" (Champs-Flammarion, 2013). Il a publié en 2014 "La France périphérique" aux éditions Flammarion et en 2018 "No Society. La fin de la classe moyenne occidentale" chez Flammarion.

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Nous avons assisté à des retournements étonnants. En France, le très libéral et mondialiste ministre de l'Économie et des Finances annonça par exemple que désormais son « objectif est la souveraineté économique, que la délocalisation a été une faute majeure ». Le souverainisme, idéologie hier associée au nationalisme voire au fascisme, s'est répandu plus rapidement que l'épidémie. La souveraineté économique, sanitaire, alimentaire, numérique est devenue urgente. Le tabou absolu de la frontière est même tombé ! En quelques heures, la douane fut rétablie. Les politiques firent « l'éloge de la frontière » qui ne serait plus « ni une régression ni une forme de néonationalisme ». La nation devint mainstream.

Cette épiphanie du monde d'en haut a dû faire sourire Jean-Pierre Chevènement qui, depuis un demi-siècle, nous alerte sur les impasses de la globalisation néolibérale. À cette occasion, l'ancien ministre fit un peu de pédagogie en rappelant la responsabilité des élites par leurs choix désastreux : « Après les chocs pétroliers intervenus dans la seconde partie de la décennie 1970, elles ont fait le choix de la société post-industrielle, c'est‑à-dire des services, elles se sont détournées de l'industrie. La politique industrielle est devenue un gros mot. Nous avons accepté les accords de la Jamaïque en 1976, qui ont fait du dollar la monnaie mondiale, et nous avons choisi d'accrocher au mark le franc, ce qui en faisait une monnaie surévaluée. Nos élites ont choisi la mise en concurrence des mains-d'œuvre au profit des pays à bas coût. Deux chiffres résument cette politique : le nombre d'emplois dans l'industrie est passé de six millions à moins de trois millions de salariés. Quant à la part de l'industrie dans la valeur ajoutée, elle est tombée de 20 à 10 %. L'Europe et les États-Unis ont transféré dans les pays à bas coûts une grande partie de leur industrie. Les États-Unis commençaient de s'en aviser, c'était là l'origine de ce que j'ai appelé la recomposition géopolitique du capitalisme. »

Pour Hubert Védrine , le verdict est tombé : « Les croyances et le mythe de la globalisation heureuse (déréglementation financière et localisation des productions industrielles là où les coûts salariaux étaient les plus faibles) ont été pulvérisés. » L'idéologie de l'OMC, l'économie casino, la fumeuse gouvernance mondiale, l'ouverture des frontières, les mouvements de population permanents et massifs ou la mobilité « sans limite ni entraves » sont remis en cause.

À côté de ces analyses rationnelles, moult spécialistes ès « monde d'après » nous ont annoncé la fin de tout : de la mondialisation, des métropoles, du néolibéralisme et même de la société de consommation et de nos modes de vie. Deux mois de confinement et de ralentissement de l'économie mondiale avaient remis les compteurs à zéro. D'après eux, l'immobilisation de la moitié de l'humanité, affalée devant Netflix, fabriquant son pain et enchaînant les apéros Zoom aurait mis fin au monde d'avant.

Alors que cette période de crise sanitaire a contribué à renforcer le poids des multinationales et fragilisé les secteurs et territoires où se concentrent les classes populaires (les périphéries industrielles et rurales), ils ont même évoqué la fin du capitalisme. Oui, le modèle a montré ses limites et sa vulnérabilité, mais non il n'a pas été remplacé. Les géants du capitalisme mondialisé sortent gagnants d'une crise sanitaire pendant laquelle leurs chiffres d'affaires ont explosé. Amazon a recruté massivement et Apple a sorti de nouveaux produits pendant cette période ! Cette crise a même été l'occasion de définir de nouvelles stratégies, de nouvelles alliances. Bien sûr que non, le capitalisme n'est pas mort, dans une certaine mesure il n'a jamais été aussi puissant. Comme le note l'économiste Branko Milanovic, le capitalisme n'a en réalité cessé de s'étendre à l'ensemble des parties du monde mais aussi à des domaines qui hier n'entraient pas dans la sphère du commerce. De nouveaux marchés ont été créés (données personnelles, location de résidences ou de véhicules personnels) jusqu'à proposer des services inédits comme la promenade des chiens. Cette extension de la marchandisation ne connaît aucune limite, ni morale ni éthique, on pense notamment aux nouveaux marchés liés à la bioéthique et au transhumanisme. Pessimiste, Branko Milanovic se demande si cette expansion du capitalisme ne posera pas demain la question du rôle, voire de la survie, de la famille qui était le lieu des échanges et activités non commerciales : outre l'éducation des enfants, c'est désormais l'aide mutuelle qui est potentiellement remise en cause. Dans ce meilleur des mondes, le capitalisme peut satisfaire ou créer désormais le moindre besoin matériel ou immatériel des individus. Toute structure collective, de la nation à la famille, semble condamnée. Ce tableau, très sombre, permet, après le déluge d'idéalisme, de revenir à la raison. Nous n'allons pas subitement basculer d'un modèle chaotique et inégalitaire à une société idéale, apaisée socialement et culturellement et durable écologiquement. D'ailleurs, quels intérêts pourraient avoir les gagnants de la globalisation à relocaliser et à réguler un modèle dont ils sont les principaux bénéficiaires ?

Après l'utopie de la mondialisation heureuse, le monde d'en haut nous propose donc la chimère du monde d'après, ces modélisations de l'avenir dans lesquelles les questions de savoir comment les classes populaires bouclent les fins de mois, paient leur loyer ou leurs traites, assurent l'avenir de leurs enfants, se déplacent pour rejoindre leur travail ou comment elles préservent leur capital culturel, ne rentrent absolument jamais dans le logiciel des prospectivistes de salon.

Interroger le modèle de développement sans tenir compte de ces réalités revient à reproduire le monde d'avant, où les gens ordinaires restent assignés aux marges. Le défaut des perspectives post-Covid ne tient donc pas aux argumentaires mais à l'élaboration d'un monde où, une nouvelle fois, les classes populaires sont invisibles.

Mais les partisans du monde nouveau ne pourront faire l'économie du réel. Qu'elles le veuillent ou non, les classes dominantes et supérieures se retrouveront toujours confrontées à l'altérité sociale. L'élite urbaine en aura d'ailleurs fait l'amère expérience pendant cette crise exceptionnelle.

A lire aussi : Moteur de la défiance : de la sécession des élites à l’autonomisation du monde d’en bas 

Extrait du livre de Christophe Guilluy, "Le temps des gens ordinaires", à paraître aux éditions Flammarion, le 14 octobre prochain 

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