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Moteur de la défiance : de la sécession des élites à l’autonomisation du monde d’en bas
©CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Bonnes feuilles

Christophe Guilluy publie "Le temps des gens ordinaires" aux éditions Flammarion. Les "classes populaires", le "peuple", les " petites gens" sont subitement passés de l'ombre à la lumière. Les "déplorables" sont devenus des "héros". Sommes-nous entrés dans le temps des gens ordinaires ? Extrait 1/2.

Christophe Guilluy

Christophe Guilluy

Christophe Guilluy est géographe. Il est l'auteur, avec Christophe Noyé, de "L'Atlas des nouvelles fractures sociales en France" (Autrement, 2004) et d'un essai remarqué, "Fractures françaises" (Champs-Flammarion, 2013). Il a publié en 2014 "La France périphérique" aux éditions Flammarion et en 2018 "No Society. La fin de la classe moyenne occidentale" chez Flammarion.

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En 1995, Christopher Lasch prédisait la sécession des élites. Cette sécession a bien eu lieu. Elle a même entraîné dans son sillage une fraction beaucoup plus importante de la société, les catégories supérieures. Mais l'historien américain n'avait pas prévu que ce processus allait provoquer en réaction une dynamique plus puissante encore.

Surprise par l'intrusion au salon des gens ordinaires, la classe dominante a cherché à minimiser puis à contrôler un mouvement de fond qu'elle n'avait pas vu venir. Elle a surjoué la bienveillance en héroïsant les petits, la posture démocratique en proposant des débats mais aussi cherché à reprendre le contrôle notamment en remettant en selle des syndicats moribonds. Objectif : garder la main, rétablir une verticalité pour, in fine, ramener les gens au bercail, c'est‑à-dire aux étages inférieurs.

Mais rien ne s'est déroulé comme prévu. La sécession des élites a débouché sur l'autonomisation du monde d'en bas.

Une autonomie qui n'est ni politique, ni sociale, ni géographique mais culturelle. Libéré des tutelles et représentations culturelles dominantes, le bloc populaire se recompose et inverse les rapports de force.

On le sait, en milieu populaire, la défiance à l'égard du personnel politique, des médias et des experts a atteint un niveau jamais égalé. En 2019, les Français n'étaient que 25 % à faire confiance aux députés, 10 % aux partis politiques et seulement 28 % aux syndicats. Une défiance qui touche aussi les acteurs économiques puisqu'ils n'étaient que 34 % à avoir confiance dans les grandes entreprises et 30 % dans les banques.

Aux États-Unis, Christopher R. Martin insiste sur la responsabilité de l'intelligentsia et des médias dans la montée de cette défiance. Il pointe notamment le rôle qu'a joué la presse mainstream qui, depuis quarante ans, a négligé tous les sujets qui traitent de la classe ouvrière blanche au profit de thématiques concernant les catégories supérieures et certaines minorités. L'historien américain dresse un tableau de la baisse des reportages sur le travail à partir de la fin des années 1960 et révèle ainsi que les médias grand public abandonnèrent le thème du travail au profit des intérêts des consommateurs et des entreprises. Dès que les journaux, en particulier, ont considéré les lecteurs de la classe ouvrière comme inutiles à leur modèle économique, le travailleur américain est devenu invisible.

Le moteur de la défiance à l'égard de la classe politique et médiatique fut certainement ce sentiment que celle-ci relayait une même feuille de route, celle de l'adaptation des sociétés occidentales aux normes de l'économie globalisée. La précarisation des gens ordinaires, leur colère, n'ont jamais été prises au sérieux. Pis, elles ont été caricaturées par la classe dominante et ses relais qui suggéraient que nous étions confrontés à la colère irrationnelle du petit peuple enivré par le slogan « tous pourris ».

Mais, à partir des années 2000, cette défiance qui ciblait le personnel politique s'est étendue aux médias. En 2019, seulement 37 % des Français affirmaient avoir confiance dans la télévision et la radio, et 36 % dans les journaux et magazines ; les sites d'information n'inspirant confiance qu'à moins d'un tiers des Français (30 %).

Consciente du risque de voir une part majoritaire de l'opinion s'affranchir de la parole officielle, la classe dominante a depuis longtemps installé des contre-feux. L'installation par le ministère de la Vérité  de bureaux anti-fake news dans tous les organes de presse ou de télévision est la forme la plus caricaturale (et ridicule) de cette volonté de contrôle des opinions. Mais cette stratégie grossière s'avère très peu efficace. La dénonciation des fake news par des journaux qui ne sont pas lus et des journaux télévisés qui ne sont plus regardés est sans effets sur une population qui, à l'exception des plus âgés, s'informe désormais sur les réseaux. La multiplication des lieux de la fabrique de l'opinion rend son contrôle de plus en plus aléatoire.

Pis, ce fut au moment où les médias traditionnels conçurent leurs bureaux de fact checking qu'on constata que plus d'un Français sur 2 (52 %) était convaincu qu'il y avait beaucoup d'informations erronées dans les médias traditionnels.

Aujourd'hui, les médias comme tous les prescripteurs d'opinions ont perdu le contrôle de la « narration ». Les gens ordinaires doutent et s'informent différemment. Cela ne garantit évidemment pas la qualité de ces informations alternatives mais confirme que la parole officielle n'est plus automatiquement perçue comme une vérité.

Cette autonomisation fragilise la classe dominante qui en attribue la cause aux fake news ou, pire, à l'« anti-intellectualisme ». Cette perception, qui vise bien sûr à délégitimer la parole d'en bas, ne correspond à aucune réalité. Les gens ordinaires n'ont jamais exprimé le désir de rompre le lien qui a toujours uni une fraction du monde culturel et intellectuel à la société populaire. C'est au contraire le monde culturel et intellectuel qui a rompu avec les classes populaires. Aux XIXe et XXe siècles, les luttes radicales de la classe ouvrière se sont toujours accompagnées, notamment via le Parti communiste, de puissants échanges avec les élites intellectuelles. Les milieux populaires ne sont pas a priori contre les « élites » ni contre la culture des élites si celle-ci les nourrit. Si les classes populaires rejettent aujourd'hui la culture du monde d'en haut, c'est d'abord parce que ce monde les a rejetées mais aussi parce que cette culture « d'élite » s'est effondrée. À quelques exceptions près, la culture des élites se résume au marché, à l'immédiateté et au divertissement.

C'est la réalité sociale et culturelle, et non l'idéologie, qui a rendu les gens ordinaires peu à peu sceptiques puis défiants à l'égard de politiques, de médias ou d'experts qui non seulement leur expliquent que ce qu'ils voient n'est pas ce qu'ils voient mais surtout n'hésitent pas à unir leurs forces pour défendre encore et toujours les mêmes programmes et orientations. Ainsi, en 1992 (référendum de Maastricht), 1995 (référendum pour une Constitution européenne) ou plus récemment en 2016 (sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne), tous les représentants de la pensée dite « complexe » (comprendre « unique ») ont fait campagne pour le même modèle libéral. En quelques décennies, cette pensée dominante est ainsi devenue la boussole inversée des gens ordinaires à qui on dénie la possibilité d'élaborer et de défendre leur diagnostic. Méfiantes à l'égard d'un système de représentation qui les ignore ou les ostracise, tout aussi hermétiques aux idéologies qu'aux hommes providentiels, immunisées contre les démiurges progressistes, révolutionnaires ou totalitaires, les classes populaires sont donc contraintes de s'autonomiser pour préserver ce qu'elles sont.

Plus subtile est la stratégie du débat, un débat sophistiqué dans lequel les gens ordinaires sont d'avance perdants. Mais ces tactiques de reprise en main ne fonctionnent pas quand le pouvoir est face à des mouvements autonomisés. C'est exactement ce qui s'est produit en 2018 quand il a été confronté au mouvement sans représentants syndicaux ou politiques des Gilets jaunes.

Extrait du livre de Christophe Guilluy, "Le temps des gens ordinaires", à paraître aux éditions Flammarion, le 14 octobre prochain 

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