La Biélorussie : bombe à retardement pour la zone d’influence russe ?<!-- --> | Atlantico.fr
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biélorussie Minsk Alexandre Loukachenko Svetlana Tikhanovskaïa démocratie élections
biélorussie Minsk Alexandre Loukachenko Svetlana Tikhanovskaïa démocratie élections
©Sergei GAPON / AFP

Démocratisation

Après 26 ans de pouvoir, Alexandre Loukachenko fait face à un mouvement de contestation inédit. Ce week-end, des dizaines de milliers de Biélorusses ont défilé dans tout le pays.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Le président biélorusse Alexandre Loukachenko au pouvoir depuis 26 ans et officiellement réélu lundi 10 août 2020 avec 80% des voix contre 10% à sa principale concurrente, Svietlana Tikhanovskaia, fait aujourd’hui face à une contestation d’une ampleur inédite. Dans un contexte extrêmement tendu, cette élection truquée pose à Vladimir Poutine un problème qui pourrait se révéler vital pour lui-même.

Synthèse de la situation :

1) La Biélorussie est un pays de 9,5 millions d’habitants enclavé au centre de l’Europe dont bien peu de Français ont entendu parler jusqu’à aujourd’hui. Ce plat pays ne dispose d’aucun atout significatif pour développer sa fragile économie. Le salaire de la petite classe moyenne à Minsk, capitale du pays, est d’environ 300 à 400 euros par mois. Il n’y a aucune protection contre le chômage.

2) Loukachenko a été élu président de la République pour la première fois en 1994 en héraut de la lutte contre la corruption. Si effectivement cette dernière semble beaucoup moins généralisée qu’en Ukraine et touche peu le petit peuple, elle existe néanmoins à d’autres échelons. Toute personne qui réussit dans les affaires peut se voir spoliée du jour au lendemain au profit d’une classe dirigeante qui aime par exemple à vivre dans certains quartiers périphériques de Minsk dans de luxueuses maisons logées au sein de quartiers sécurisés et où on croise plus de Porsche Cayenne que de Lada.

3) Loukachenko tient depuis 1994 ce pays d’une main de fer,: sa réélection constante tous les cinq ans n’ayant été possible que grâce au trucage des résultats des élections. 2020 n’a pas fait exception à la règle. Des enregistrements éloquents d’échanges internes aux commissions électorales (ex. de la région de Vitebsk) aboutissant à la falsification des résultats en renversant grosso modo les scores au profit du dictateur sont disponibles sur les réseaux sociaux. Les commissions de surveillance des élections sont totalement soumises au pouvoir, les observateurs indépendants étant interdits. L’Europe a refusé de reconnaître la validité de cette élection mais Loukachenko a été en revanche rapidement félicité par des pays ami comme la Chine et la Russie.

4) La population biélorusse n’a jamais été dupe de cette farce électorale et s’était déjà révoltée en 2010. Elle avait déjà  été réprimée avec férocité par le régime, ce qui a conduit à des sanctions internationales.

5) Comme cela est déjà arrivé précédemment, Loukachenko a muselé l’opposition quelques semaines avant l’élection de 2020 : Victor Babarika (ex-banquier) et Sergueï Tikhanovski (blogueur et activiste) ont été emprisonnés sur la base d’accusations fantaisistes. La commission électorale a refusé d’investir Valery Tsiepkala qui a dû ensuite fuir le pays et se réfugier en Russie pour échapper également à un emprisonnement probable.

6) N'ont été acceptés par la commission électorale que des candidats  « potiches ». Alors, l'épouse de Sergueï Tikhanoski, Svietlana, simple professeur d’anglais sans aucune expérience politique s’est déclarée candidate à la place de son mari et s’être révélée être beaucoup plus dangereuse que prévu en fédérant autour d’elle la contestation (recevant le soutien du clan Babarika) et annonçant que si elle était élue, elle ferait libérer tous les opposants politiques et organiserait une nouvelle élection présidentielle libre. Elle a conscience de ne pas avoir les compétences nécessaires à ce poste et laisse volontairement la place à une personne plus expérimentée. Ayant déposé devant la commission électorale un recours pour contester le résultat officiel des élections et craignant pour sa sécurité, elle a dû s'enfuir en Lituanie où elle est aujourd’hui réfugiée.

7) La population biélorusse hait Alexandre Loukachenko et les mensonges accumulés depuis 26 ans et il n’est besoin d’aucune influence étrangère, comme il le prétend pour provoquer son soulèvement. Il suffisait de voir cette année comment une grande partie de la population arborait dans la rue et lors des élections un bracelet blanc symbole de la demande simplement d’élections libres et loyales.

8) Loukachenko et en particulier son ministre de l’intérieur, Youri Karaïev, ont encore fait donner cette année contre la population la police et les forces spéciales de répression (les « Омоn », milice sans limites, sadique et intervenant dans une zone totale de non droit car il est impossible de les identifier pour les poursuivre pour leurs exactions), sans compter les éléments d’origine inconnue agissant en civil et parfois dans des voitures sans plaques d’immatriculation. Pour empêcher la population de communiquer, le gouvernement a par ailleurs fait couper Internet dans le pays du dimanche 12 au mercredi 15 août.

9) La répression a été d’une férocité extrême et rappelle les méthodes staliniennes ou fascistes : enlèvements en pleine rue d’individus pour terroriser la population (il suffit par exemple d’arborer les couleurs blanc et rouge de la Biélorussie historique pour être embarqué), destruction des véhicules et enlèvements des conducteurs klaxonnant dans la rue pour manifester leur mécontentement, matraquage en pleine rue de manifestants n’offrant pourtant aucune résistance, conditions inhumaines dans les prisons (pas de possibilité de se coucher et parfois même de s’asseoir compte tenu de l’entassement des prisonniers dans des cellules exiguës – 6.000 personnes ont été arrêtés dans les 3 premiers jours –, matraquage systématique à la moindre demande, pas de nourriture,..), viols répétitifs de certaines femmes dans les fourgonnettes d’Омоns…  Les violences ont atteint un tel degré que Youri Karaïev a dû se diffuser un communiqué officiel où il « s’excuse pour les personnes blessées par hasard pendant les manifestations »  Sputnik). Il suffit d’être présent sur le terrain ou de visionner les vidéos disponibles sur le site www.tut.by pour voir à quoi ressemble le « hasard biélorusse ».

10) Mais la population biélorusse n’a plus peur de Loukachenko qui, en dépit de ce soulèvement général (les principales usines du pays sont maintenant en grève) prétend que l’agitation intérieure est due à des « influences étrangères ». Des centaines de milliers de personnes manifestent depuis plusieurs jours de façon totalement pacifique et spontanée y compris femmes, enfants et personnes âgées. Des chaînes humaines portant des fleurs sur des kilomètres se forment au long des routes tandis que les voitures qui passent klaxonnent abondamment pour manifester leur solidarité.

11) En dépit de la paranoïa du dictateur, qui prétend exister sans le soutien de Vladimir Poutine (cf. l’épisode rocambolesque des mercenaires russes de l’unité « Wagner » arrêtées près de Minsk peu de temps avant l’élection mais rendues au Kremlin depuis), Loukachenko est obligé de courir au Kremlin demander la protection du Grand Frère russe. Le maître du jeu est le président Poutine qui peut asphyxier l’économie biélorusse (ex. avec le gaz), et qui voit ce petit pays glisser sur une pente dangereuse mettant en cause son intégration à la Fédération de Russie (Loukachenko ayant jusque-là traîné des pieds pour tenter d’exister et de ne pas être qu’un pion de son ami Vladimir) et constituer un dangereux précédent de vraie démocratie au sein de la sphère d’influence russe si cela devait conduire à de véritables élections totalement libres partout sous l’égide d’observateurs internationaux indépendants.

Alexandre Loukachenko a perdu le contrôle de la situation et la révolte contre sa personne étant aujourd’hui tellement générale et viscérale au sein de la population, il apparaît peu réaliste d’envisager son maintien via l’intervention de l’armée. Il lui est difficile en effet, sous le regard bienveillant de la Russie de faire tirer sur une foule pacifique de dizaines de milliers de femmes et d’enfants extrêmement policée, qui ne commet pas d’incivilités (des troubles pouvant néanmoins être créés par des « provocateurs » pour justifier le recours à l’intervention de la force, comme cela a été le cas dans les derniers mois) et qui réclame juste ce que Loukachenko prétend leur donner : des élections libres et justes. Ce qui se passe aujourd’hui en Biélorussie n’est pas un nouveau Maïdan et pas besoin de l’intervention en sous-main de puissances étrangères, y compris américaine, pour en arriver là.

Vladimir Poutine doit donc intervenir dans les affaires intérieures biélorusses, tout en prétendant ne pas le faire directement aux yeux de l’opinion internationale, pour remplacer son pion. La Biélorussie n’a pas vocation à sortir de si tôt de la sphère d’influence russe et il vaudrait mieux pour tout le monde, Occident y compris, une intervention russe rapide qu’un massacre biélorusse commis par un dictateur que certains observateurs pensent devenu fou.

Victor Babarika, philanthrope et ancien directeur de l’antenne locale de Gazprombank est-il suffisamment soumis au Kremlin pour pouvoir ménager la chèvre et le chou et ne pas être tenté à terme par un rapprochement avec l’Union Européenne qui serait certainement économiquement beaucoup plus profitable à la Biélorussie ? Un autre candidat susceptible de recueillir l’assentiment de la population biélorusse est-il dans la manche du Kremlin ? Espérons-le.

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