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Liberté pour la haine ?
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Conseil Constitutionnel

Le 28 février 2012, la loi de pénalisation de la négation du génocide des Arméniens, votée quelques mois auparavant, avait été censurée par le Conseil Constitutionnel. Cette censure du Conseil constitutionnel a d’abord résulté de l’affaire Pétré-Grenouilleau.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Le 28 février 2012, la loi de pénalisation de la négation du génocide des Arméniens, votée quelques mois auparavant, a été censurée par le Conseil Constitutionnel. Par une justification d’une rare indigence juridique, le Conseil fondait sa décision sur des considérations relatives à la liberté d’expression, liberté regardée en l’espèce comme absolue sans considération aucune, absolument aucune, du fait que ce négationnisme était tout à la fois l’expression historicisée d’un racisme décomplexé, un appel au meurtre des descendants des victimes du génocide et un trouble manifeste à l’ordre public. 

En vérité, il est assez vite apparu que la loi de pénalisation du négationnisme a été en grande partie victime d’un affrontement plus large dont elle n’aurait été finalement qu’une victime collatérale. Certes les choses auraient pu se passer différemment si les organisations représentatives des Français d’origine arménienne avaient mené de manière plus poussée un travail de sensibilisation et de pédagogie à l’égard des faiseurs d’opinion. Certes, le résultat aurait pu être opposé si les responsables politiques français avaient montré moins de complaisance – pour ne pas dire plus – face à l’ingérence de l’Etat criminel turc, dont notre diplomatie déplore aujourd’hui, avec l’impuissance qu’elle doit à ses propres erreurs, la nature malfaisante en Syrie ou en Lybie.

Mais la censure du Conseil constitutionnel a d’abord résulté de l’affaire Pétré-Grenouilleau. Pour ceux qui s’en souviennent, Olivier Pétré-Grenouilleau, alors jeune historien, avait subi de violentes attaques de la part des milieux indigénistes pour son maître-ouvrage sur les traites négrières. En deux mots, il y soutenait d’une part que l’esclavage des noirs africains – considérés comme marchandise de valeur – n’avait pas sui generis de visée génocidaire et d’autre part que la traite arabo-musulmane de même que les traites intra-africaines avaient été au moins aussi destructrices que la traite occidentale. Une thèse qui mettait à mal les mouvements indigénistes, la gauche radicale qui les soutenait et la loi Taubira qui en avait été l’expression en faisant de la seule traite occidentale des esclaves un crime contre l'humanité. En septembre 2005, une association issue de cette mouvance avait alors attaqué Pétré-Grenouilleau pour contestation de crime contre l’humanité.

Cette offensive avait été perçue à juste titre comme une attaque en règle dirigée contre la recherche historique par un groupe d’historiens et d’intellectuels de premier plan réunis sous la bannière de la « liberté pour l’histoire ». Bénéficiant d’un entregent sans équivalent, ce groupement avait alors cru défendre ses intérêts corporatistes en poussant à la censure de la loi de pénalisation de la négation du génocide arménien qui leur servit d’autant plus d’exutoire qu’aucun de ses membres ne s’était jamais penché sur cette question historique située au-delà de leur champ d’intérêt. C’est peu de dire qu’en se trompant de cible – ou plutôt en amalgamant ce qui n’aurait pas dû l’être – ces intouchables de la République ont gravement entaché leur réputation. On put alors assister au naufrage étonnant par lequel une ancienne gloire de la Mitterrandie crut bon de peser de tout son poids en faveur du négationnisme d’Etat turc contre ceux de ses malheureux concitoyens qui – non contents d’être les descendants des rescapés du génocide – se devaient de subir les avanies des descendants des bourreaux pour que soit préservé le confort intellectuel de sa coterie d’élite.

Pourquoi évoquer à nouveau maintenant ces affaires vieilles de près d’une décennie ? Parce que nous en voyons aujourd’hui sous nos yeux les contrecoups et l’aboutissement. Parce qu’avec le mouvement « Black Lives Matter » et leur récupération hexagonale par les mêmes mouvements indigénistes, et derrière eux par la même ultragauche antirépublicaine, nous pouvons constater que ces intouchables de la République ont fait preuve d’une jobardise sans égal. Comment ne pas voir la résonance entre ceux qui appellent aujourd’hui au déboulonnage anachronique des statues des seules grandes figures de l’Occident triomphant et les propos alors rapportés de Christiane Taubira selon laquelle il ne fallait pas évoquer la traite négrière arabo-musulmane afin que les « jeunes Arabes (…) ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes » (comme si les jeunes Européens devaient porter sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Européens) ? Comment ne pas sourire avec une amère lucidité en écoutant les trésors de nuances déployés maintenant par une de ceux qui signèrent la pétition « liberté pour l’histoire » pour contextualiser ce que représenta Jules Ferry, bien seule face aux hordes vociférantes qui ont défilé aux cris de « sales juifs » en prétendant défendre la mémoire d’un délinquant présumé ? Comme ne pas remarquer le contraste entre son insigne faiblesse actuelle quand on se rappelle la morgue intransigeante avec laquelle « liberté pour l’histoire » considéra la loi de pénalisation du négationnisme ? Comme ne pas voir le parallèle entre l’esseulement intellectuel grandissant de ces aristocrates républicains, et au-delà de la régression du sentiment républicain, et la situation de la République de Weimar, où la récupération politique du meurtre du proxénète Horst Wessel, contribua à y marginaliser les démocrates au bénéfice des extrêmes ? 

Il y avait et il y a toujours une différence – hier subtile mais qui s’affirme aujourd’hui avec éclat – entre la loi de pénalisation de la négation du génocide arménien et la loi Taubira. La première était soutenue par une communauté profondément républicaine et qui demandait la protection de la République. La seconde – on le voit maintenant – s’avère en partie portée par des groupes qui abhorrent la République et revendiquent en vérité l’asservissement des Français. Ne doutons pas de la communauté des haines entre ceux qui, hier, ont saboté la pénalisation du négationnisme, ceux qui aujourd’hui veulent abattre notre statuaire nationale et ceux qui, demain, exigeront l’abrogation de la loi Gayssot. En tuant dans l’œuf la loi de pénalisation de la négation du génocide arménien, la République a profondément dilacéré et dégouté une partie de son tissu social et s’est ainsi privée de soutiens certes modestes mais sincères et réels. 

Ces développements récents rappellent métaphoriquement un épisode bien plus ancien de l’histoire souvent marginale des Arméniens. En 1045, les Byzantins au prétexte de querelles religieuses parfaitement contingentes détruisirent le royaume arménien des Bagratides, soumirent sa capitale Ani et décapitèrent l’élite féodale du pays. Cette victoire tactique fut un désastre stratégique : elle fit que plus rien ne put s’opposer quelques années plus tard à la déferlante seldjoukide. Les barbares prirent Ani en 1064, défirent le Basileus en 1071 à Manzikert et transformèrent l’Asie mineure en champ de ruines. Evidemment, rétifs à toute transcendance et à toute verticalité, ils détruisirent tous les édifices représentatifs de la grandeur de Rome comme souhaitent le faire aujourd’hui en France nos prétendus « indigènes » (qui ne le sont d’ailleurs pas). Quand l’histoire se répète, il paraît que la seconde fois c’est une farce. On peut craindre qu’en l’espèce, ça ne reste une tragédie.

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