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Trump contre la Silicon Valley : la guerre culturelle féroce qui nous concerne beaucoup plus qu’on ne le croit
©JUSTIN SULLIVAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Civilisation des algorithmes

Tandis que Twitter a de nouveau épinglé, ce vendredi, un tweet de la Maison blanche pour "glorification de la violence", Donald Trump a récemment signé un décret exécutif visant à supprimer certaines des protections juridiques accordées aux plateformes de réseaux sociaux.

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler est philosophe.

Il est docteur de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et président de l’association Ars Industrialis.

Il est également directeur de l'Institut de Recherche et d'Innovation du Centre Georges Pompidou.

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François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : Les passes d'arme entre Donald Trump et la Silicon Valley font partie d'une guerre culturelle qui se joue dans toutes les démocraties occidentales et qui est loin de se résumer à une lutte les dangereux conservateurs et les vertueux progressistes. Bien que les guerres culturelles existent à toutes les époques, en quoi cette guerre est-elle particulière si par ses armes (les médias) et la situation sociale des démocraties occidentales ?

Bernard Stiegler : Il faut d’abord souligner que la position de la Silicon Valley vis-à-vis de Donald Trump est très compliquée. Peter Thiel a été et est sans doute encore l’un des principaux investisseurs et penseurs de la Silicon Valley : avec d’autres organisations, c’est lui qui décide des investissements et des choix de la Valley. C’est par exemple lui qui a lancé financièrement Facebook et il en est actionnaire à près de 15%. Or Peter Thiel est aussi conseiller de Donald Trump : c’est sans doute lui qui a conseillé et conçu la campagne de Trump. La Silicon Valley n’est pas progressiste mais libertarienne. De l’autre côté, Donald Trump est, disons, un populiste : il utilise habilement les symptômes et les souffrances des gens. 

Selon moi, Trump est davantage un effet qu’un utilisateur des réseaux sociaux. La crise actuelle des démocraties occidentales est fortement provoquée par les réseaux sociaux, quels qu’ils soient. Les processus mimétiques sont en cause, théorisés par René Girard et mis à l’œuvre par Peter Thiel : cette exploitation ne reste plus à l’état de concept philosophique mais prend la forme d’algorithmes capables d’aller trois millions huit cent mille fois plus vite que le système nerveux d’un individu et capables de mettre des millions d’individus en connexion.

Au cours de l’humanité, les effets de l’imprimerie, à la fin du XVè siècle et au début du XVIè, ont totalement bouleversé l’Europe et l’Amérique du nord qui est un produit de cette invention (le protestantisme est en partie née de cette technologie de l’écriture imprimée et c’est aussi le protestantisme qui fait l’origine de ce qu’est l’Amérique aujourd’hui). La transformation actuelle est plus foudroyante encore : entre le temps où la presse imprimée a été conçue et celui de la concrétisation, il se passe plusieurs décennies. En revanche, entre le temps où apparaissent les smartphones et réseaux sociaux, une décennie s’écoule. En une décennie, le monde entier a été transformé, y compris la Chine. 

À partir de là, le conflit entre Trump et Twitter était inévitable. C’est une vraie question que pose Trump aussi, toujours avec son éloquence, certes très critiquable. En réalité, Trump et Twitter, c’est la même chose : tout cela est une mise-en-scène, Peter Thiel est dans l’ombre et tire les ficelles. 

François-Bernard Huyghe : Mon grand âge m’a permis de connaître le temps où la guerre culturelle opposait partisans de Sartre et de Aron et où les poings partaient en amphi pour une ligne de Marx. Grosso modo, à droite, on se plaint depuis plus d’un demi-siècle du règne du gauchisme culturel (devenu politiquement correct). À gauche, depuis vingt ans, on s’effare de l’audace d’une poignée d’auteurs (comme Finkielkraut, Onfray et Zemmour). Au double chef de leurs phobies (islam, sexualités, immigration, Europe...) et de leur refus supposé de la modernité sociétale, pour ne pas dire des Lumières. Ou de l’hominisation...

Aux États-Unis la guerre morale et culturelle - everywhere contre somewhere, ouverts promondialisation contre déplorables, bloc élitaire contre bloc populaire, lib-lib contre bouseux crispés - est encore plus caricaturale.

Notamment :

- le caractère de classe est exacerbé. Les élites urbaines à haut capital culturel (dont les gens de la Silicon Valley) éprouvent envers les ploucs réacs identitaires un mépris difficile à imaginer. Quoique j’aie entendu dans la bourgeoisie germanopratine des choses assez rudes sur la populace Gilets jaunes.

- la fracture matérielle/intellectuelle (sociologique et idéologique) rejoint une fracture médiologique. Pour simplifier : ceux qui pensent comme les gens d’Hollywood, comme le NY Times ou comme CNN s’opposent à ceux qui se renforcent dans leurs opinions avec leurs pairs sur Facebook et Twitter... Médias classiques contre réseaux sociaux.

Pourquoi cette guerre nous concerne-t-elle tous ? Pourquoi les libertés d’expression et de pensée, alors que les réseaux sociaux ont pu donner l’illusion que tout le monde avait désormais accès à la parole, sont beaucoup plus menacées qu’il n’y paraît ? 

François-Bernard Huyghe : L’adoption successive de la loi sur l’infox (fake news) en 2018 et de la loi Avia contre les discours de haine traduit un projet idéologique simple. Les gens qui pensent mal sont égarés par de fausses nouvelles (notamment en ligne et sans doute par la faute de Poutine). Ils sont aussi excités par des passions mauvaises (des discours agressifs dont sont victime des minorités). Ni la fausseté (mauvaise représentations) ni la méchanceté (mauvais instincts) ne sont des opinions, ce sont des délits. Donc interdisons.

S’ajoute un dilemme : ne pouvant vraiment faire contrôler par le juge ce qu’il est permis, sur des millions de messages numériques, l’État (ou les élites) doivent déléguer cette mission aux grands du Net. Ces derniers préfèrent censurer large pour éviter les ennuis et renvoient la tâche à des logiciels. Résultat : ce qui atteindra notre cerveau sera déterminé par des algorithmes, donc par un pouvoir pour qui personne n’a jamais voté et que personne ne contrôle vraiment.

Certes, quelques catégories de population - on l’a vu avec les Gilets jaunes - peuvent désormais s’organiser sans passer par les canaux de diffusion officiels. Mais cette capacité est elle-même très manipulable. De même, le contrôle des données donne des capacités de manipulation de l’information. Face à de tels défis, comment trouver un nouvel équilibre dans les sociétés occidentales ?

François-Bernard Huyghe : La perspective d’une démocratie où deux types humains vivraient dans deux mondes - faits et affects - inconciliables, ne réjouit guère. La République suppose que les citoyens disputent de ce qui est souhaitable pour la Cité, non de ce qui est établi ou de ce qui est choquant. Commençons par interdire d’interdire, affirmons la dignité du politique par rapport au technique et rétablissons les libertés surtout intellectuelles. Mais avec un programme aussi naïf, je ne me présenterai à aucune élection.

Bernard Stiegler : Il nous faudrait réinventer toutes ces technologies pour les remettre au service d’un développement social et éducatif véritable : l’Europe devrait complètement se réapproprier ce genre de choses en intériorisant plus ce modèle-là, en développant des pratiques tout à fait différentes. Aujourd’hui, la Silicon Valley a pris le pouvoir en Amérique mais plus généralement dans tout le monde occidental. Il faut se déplacer complètement conceptuellement, ne plus se fonder sur cette réalité qui est en train de devenir une anti-réalité puisqu’elle détruit la réalité. Il faut réhabiliter une autonomie de penser : la prise de décision est devenue mimétique, car on quand on ne sait pas comment décider on imite les autres. La crise du Covid en est une preuve flagrante, notamment concernant les mesures pour lutter contre l'épidémie. Tous les présidents sont dans la même situation d’être incapables de prendre des décisions car le système s’est substitué à eux, système qui s’appelle les algorithmes. Ces algorithmes ne peuvent que conduire à des catastrophes : des mathématiciens l’ont montré. En 1972, les accords de désarmement nucléaire nommés « SALT » ont été engagés car les états major américain et soviétique ont averti leurs présidents que les systèmes étaient si performants que personne ne déclarerait la guerre : elle se déclarera toute seule. Comme le montre Paul Virilio dans Vitesse et Politique, ce que l’on voulait ralentir, derrière la course aux armements, c’était l’autonomisation des décisions. L’enjeu se trouve là.

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