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La fatigue de la distanciation sociale n’est pas un simple caprice. Ignorer ce qui motive les Français qui se rassemblent en extérieur est totalement contre-productif
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Du Canal Saint-Martin aux plages

Des parisiens se sont rassemblés le long des quais et au bord du canal Saint-Martin à l'occasion du déconfinement. Leur attitude a été critiquée face aux dangers de l'épidémie de Covid-19 et aux risques de contaminations. Qu’est-ce qui motive les Français à se rassembler à l’extérieur ?

Pascal Neveu

Pascal Neveu

Pascal Neveu est directeur de l'Institut Français de la Psychanalyse Active (IFPA) et secrétaire général du Conseil Supérieur de la Psychanalyse Active (CSDPA). Il est responsable national de la cellule de soutien psychologique au sein de l’Œuvre des Pupilles Orphelins des Sapeurs-Pompiers de France (ODP).

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Gérard Rimbert

Gérard Rimbert

Gérard Rimbert est Sociologue, Enseignant en université et Consultant Qualité de Vie au Travail au Cabinet Technologia. 

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Atlantico.fr : Au bord du canal Saint-Martin, des parisiens se sont rassemblés pour profiter du soleil ont été pointés du doigt. Pourtant pour beaucoup la fatigue de la distanciation sociale n’est pas un simple caprice. Qu’est ce qui motive les Français à se rassembler à l’extérieur ? 

Gérard Rimbert : Cette règle qui s’imposerait de façon « égalitaire » à tout le monde, est d’une dureté sociale inouïe : car en vérité tout le monde n’a pas vécu le même confinement. Y voir un caprice, stigmatiser de « mauvais Français », c’est soit de l’ignorance soit du mépris de tout ce qui est vie dans un espace exigu, sans appel d’air au propre comme au figuré. Et en même temps on peut sans peine concevoir que des ex-confinés pas si mal lotis se sont, c’est vrai, ébroués sans gêne sur les quais de Seine. Ainsi, les gouvernants pourraient faire la part des choses, exprimer leur compréhension de la dureté de la situation d’une part et cibler les privilégiés qui n’ont pas tant besoin que ça de respirer « un bon bol d'air » d’autre part.

Mais allons au-delà. La compensation d’une dureté sociale et la désinvolture sont certes à distinguer (précisons-le : dans un continuum et pas dans une opposition binaire), n’empêche que quelque chose de plus profond est interrogé quand on pose la question de ce qui motive les Français à se rassembler à l’extérieur. C’est la capacité à réformer ses envies, à ne pas vivre comme une réduction de plaisir le fait de moins accomplir quelque chose. Ou pour le dire autrement, à ne pas subordonner des nécessités disons écologiques (au sens nature, santé…) à ses affects personnels. Comme si la liberté individuelle dans sa version post-moderne était de faire fi de contraintes extérieures. Mais pour reboucler, on ne peut pas attendre des gens à qui il est infligé de la souffrance sociale que dans le même temps ils sacrifient des petits plaisirs immédiats (prendre l’air, s’amuser avec ses amis…) sur l’autel de grands enjeux théoriques pour plus tard : ces biens communs que sont une planète où il fera encore bon vivre ou encore la santé publique en période de Covid.

Pascal Neveu : Ce rassemblement, tout comme celui qui a suivi sur les marches du Sacré Cœur, à Paris, reflète une lassitude face au confinement dans une grande ville vidée de 24% de sa population, dont 50% des logements sont habités par des célibataires, 27% dans des studios ou 2 pièces… dont la vue n’est pas un ciel bleu dégagé, mais le plus souvent un mur. Et ils ont leurs familles, amis et des images de journaux télévisés parlant de maison, de jardins… sans compter les réseaux sociaux où l’on exhibe sa piscine, ses apéros.

Le confinement ne se vit pas de la même façon et crée des frustrations, des manques que je vais développer.

Ceci n’excuse aucunement ces comportements, mais il faut les comprendre psychologiquement.

Reconnaissant le besoin de plaisir dans la vie des gens, les experts en santé publique savent depuis des décennies qu'un seul message « d'abstinence » ne fonctionne pas, mais qu’il est très compliqué voire impossible de rédiger un « manuel sur la façon de vivre durant une pandémie ».

D’un côté, la confusion et la peur règnent depuis des semaines, les scientifiques s’affrontant, les réseaux sociaux s’enflammant, les politiques s’attaquant… Les Français ont bel et bien connu la guerre, mais pas la réconciliation avec un monde plus sécure.

D’un autre côté, quoi de plus jouissif que la transgression… de se dire « je ne portais pas ma dérogation sur moi et je ne me suis pas fait attraper… ». Dès lors, alors que le temps est printanier, les portes désormais ouvertes… comment ne pas céder à un souffle de libération ?

Enfin, ces photos internationales de plages bondées ou des vidéos de personnes lors d'une grande fête en salle peuvent donner aux téléspectateurs l'impression de regarder la transmission du Covid-19 en action… mais une simple impression à distance… 

Finalement, comment reconnaître en nous-même un comportement apparemment dangereux alors que nous sommes dans l’illusion de contrôler nos comportements sanitaires  répétés inlassablement ?

De nouveau il s’agit d’un conflit entre la pulsion de vie et la pulsion de mort.

Combattre le nombre de morts comptabilisés chaque soir en faisant un bras d’honneur, en défiant la maladie et la mort

Selon des médecins, la distanciation est plus efficace à l’extérieur qu’à l’intérieur. N’est-ce pas contreproductif d’interdire les petits rassemblements alors que d’autres se réunissent par grand nombre à l’intérieur ? 

Gérard Rimbert : Le gouvernement met la pression pour limiter les rassemblement extérieurs, c'est-à-dire là où il peut faire quelque chose (un peu comme quelqu'un qui a perdu ses clés la nuit n’a pas trop d’autre choix que de regarder uniquement sous les lampadaires). Poussons au bout cette logique du contrôle, de la surveillance… pourquoi pas… mais alors il ne faut pas de trous dans le filet, sinon ça n’a pas trop de sens. Or, les gouvernants rencontrent un problème : dans la discrétion des espaces intérieurs, ils ne peuvent guère envoyer leur police sanitaire. Ils en appellent donc aussi à la « responsabilité individuelle », ce qui vaut déclaration de confiance. Il faudrait savoir : confiance ou pas confiance ?

On voit bien l’hésitation avec l’ouverture des plages. C’est d’abord non, puis oui sur décision du préfet après demande des maires, et c’est finalement une règle infantilisante qui est posée : ne pas être statique. Cela veut bien dire qu’on ne fait pas trop confiance aux gens (car où serait le danger à s’allonger tout seul sur une plage du Finistère Nord à 8h du matin Versus se promener sur une plage étroite en croisant des joggers crachotants ?)

On pourrait rétorquer : même si ces précautions sont imparfaites, on ne va pas y renoncer pour mettre rien à la place. Et c’est très juste. Mais le message est brouillé par le contrôle infantilisant sur l’espace public. Son message c’est en fait : « je suis obligé de vous faire confiance là où mon bras armé ne peut pas frapper, donc en fait je ne vous fais pas confiance ». A ce jeu-là, difficile de compter sur l’auto-discipline pour prendre le relais dès que le contrôle répressif ne pourra plus faire régner la discipline attendue.

Pascal Neveu : Pendant ces 2 mois de confinement j’avais la chance de pouvoir circuler et observer les différents comportements. Depuis plus de 15 jours je voyais comme tant d’autres des rues plus remplies, des débuts de rassemblements, des distances non respectées.

Néanmoins, depuis le 11 mai, force est de constater que dans les transports en commun, métro, bus… les sièges « condamnés » sont occupés, les masques ne sont pas systématiquement portés…

J’entends les études sur la distanciation, mais j’entends d’autres médecins qui craignent un retour de contamination comme cela est observé dans différents pays.

Il est évident que s'abstenir de presque tous les contacts sociaux ne tiendra pas le coronavirus à distance, du moins pas pour toujours.

Pensons à ceux qui vivent le lourd fardeau de l'extrême distanciation physique et sociale. En plus des difficultés économiques qu'elle entraîne, l'isolement peut gravement nuire au bien-être psychologique, en particulier pour les personnes qui étaient déjà déprimées ou anxieuses avant le début de la crise.

Mais nous n’avons toujours pas la capacité d'effectuer des tests étendus sur les coronavirus ou de rechercher les contacts. Les tests sérologiques à ce jour suggèrent que la majorité de la population est toujours sensible à l'infection. Un vaccin ne verra le jour que dans des mois… De nouveaux cas continuent d'augmenter, avec des milliers de personnes qui meurent chaque jour à travers le monde, et ce nombre augmentera inévitablement si nous d’adoptons pas les gestes recommandés.

Les politiques et les experts de la santé peuvent aider le public à faire la différence entre les activités à faible risque et celles à haut risque. Les autorités peuvent également offrir un soutien aux personnes à faible risque lorsque l’abstinence prolongée n’est pas une option.

On ne peut que saluer les scientifiques qui apprennent beaucoup sur ce nouveau virus. Mais les premières études épidémiologiques suggèrent que toutes les activités ou tous les milieux ne confèrent pas un risque égal de transmission des coronavirus. Les environnements clos et surpeuplés, en particulier avec un contact prolongé et étroit, présentent le risque de transmission le plus élevé, tandis que les interactions occasionnelles dans des environnements extérieurs semblent présenter un risque beaucoup plus faible.

Certains vont défendre l’idée qu’une stratégie durable anti-coronavirus déconseillerait toujours les fêtes à la maison. D’autres l’inverse, et on observe des photos sur les réseaux sociaux… Réveillant le gène de la délation chez certains.

Depuis le début de cette pandémie, et à travers toutes mes réunions, je défie tout « sachant » de définir la meilleure stratégie possible.

Je n’aimerais pas être à la place d’un élu qui va rendre plus libre des manifestations ou plages et va se trouver confronté à un nouveau cluster, et pourra être attaqué judiciairement.

Lors de la crise du VIH, il a fallu informer toute la population sur les risques d’un rapport sans protection. Qu’est ce que cette gestion de crise nous apprend sur la façon dont nous devons informer les français sur les bénéfices de la distanciation sociale ? 

Gérard Rimbert : C’est surtout que penser les bénéfices sans les coûts, ça ne marche pas bien. Idem pour le tabagisme. Tout le monde ou presque a compris le bénéfice pour la santé. Ces campagnes de santé publique (HIV, tabac, Covid) impliquent le renoncement à du plaisir. Une politique qui réprime les seuils minimaux du plaisir dans l’espace public s’expose à les voir ressurgir dans la clandestinité (et donc à ne plus les voir, justement, ce que seule une politique du chiffre un peu bête peut faire passer pour un succès). Julia Marcus dans Quarantine Fatigue Is Real le dit aussi : « Dénoncer un comportement apparemment dangereux peut également donner une illusion de contrôle à un moment où il est particulièrement difficile de s'en sortir. Mais, comme l'ont montré des années de recherche sur la prévention du VIH, la honte n'élimine pas les comportements à risque - elle les pousse simplement sous terre. »

Même s’ils permettent d’éviter la mort, les bénéfices ne sont pas pour tout de suite, et pas forcément pour soi. Tout l’inverse des coûts. C’est un évidence qui placerait la pédagogie de prévention VIH et de prévention Covid sur un même plan. La situation n’est pourtant pas si comparable. Argument en faveur d’une prévention plus assimilable côté Covid, voilà une maladie qui n’est pas stigmatisée « homos-drogués » comme l’a été le VIH. En revanche les ressorts de la distanciation sociale impliquent des apprentissages pas si simples en matière de ce que Mauss appelait les « techniques du corps ». Ainsi : mettre un préservatif, on le fait ou on ne le fait pas, et si on le fait on sait qu’on est « du bon côté » de la prescription sanitaire. Pas besoin d’y penser tout le temps. Qui plus est, même pour les tempéraments les plus fougueux, c’est là une affaire qui ne prend pas la journée. La distanciation sociale comme réforme des techniques du corps est peut-être moins intrusive que la capote, mais c’est autrement plus pesant pour le cerveau. Malgré les marquages au sol ou autres dispositifs qui matérialisent la bonne distance, il faut maintenir un état continu de vigilance pour prendre garde à conserver cette bonne distance, les gestes barrières, etc. ce qui constitue un prix psychologique assez élevé. Et donc un frein à sa banalisation. Bref le déficit n’est peut-être pas du côté de l’information mais d’une réforme progressive des modes de vie qui abaissent ces coûts : moins d’empressement, moins de grands brassages.

D’ici à ce que des enfants voient un film d’avant le post-Covid et s’étonnent de voir « des gens bizarres qui s’attrapent la main pour se dire bonjour », il va falloir du temps.

Pascal Neveu : Cette comparaison historique dramatique est fort judicieuse car elle évoque la pire des frustrations : l’abstinence sexuelle. Nous qualifions à l’époque le SIDA comme étant la « peste gay ».

Comment penser une vie reclus chez soi, sans séduction, portant un masque à l’extérieur, sans sourire, sans s’embrasser, se toucher, se prendre dans les bras, sans draguer et sans rapport sexuel.

Ne soyons pas dupes, nous l’avons étudié et savons que nombre de bars clandestins, de soirées coquines, de rencontres via des sites de rencontres avaient eu lieu durant cette période de confinement. Les dérogations étaient dissuasives avant tout.

A chaque fois j’ai entendu ce discours propre au SIDA : « Le virus ne passera pas par moi ». Sauf que… Nous avons vu le nombre de morts à l’époque car les préservatifs n’étaient pas utilisés… comme les masques ou les gestes barrières sans oublier le lavage des mains.

Avec recul, nous avons observé que toute éducation basée sur l'abstinence n'est pas seulement inefficace, mais elle est associée à de moins bons résultats pour la santé, en partie parce qu'elle prive les gens de la compréhension de la façon de réduire leurs risques s'ils choisissent d'avoir des moments de plaisir, de rencontres amicales, de retrouvailles et aussi des relations sexuelles.

Mais, comme l'ont montré des années de recherche sur la prévention du VIH, la honte n'élimine pas les comportements à risque… elle les pousse simplement sous terre., dans tous les sens du terme Tout comme de nombreux contaminés par le VIH hésitaient à divulguer leurs antécédents sexuels aux prestataires de soins de santé en raison de la stigmatisation qu'ils anticipaient, il en va de même avec le COVID-19. Nombre de contaminés n’ont pas osé lister leurs contacts, alors qu’il est couvert par le secret médical et aurait permis de prendre en charge immédiatement de potentiels patients atteints.

Le sentiment de honte et de culpabilité par notre comportement peut se retourner contre nous.

En conclusion, certaines personnes recherchent un contact humain en dehors de leur foyer en raison d'une solitude intense, d'une anxiété ou d'un désir de plaisir.

La décision d'aller courir avec un ami ou de se réunir dans un parc avec une famille élargie peut être en conflit avec les conseils de santé publique actuels, mais pour certaines personnes, le faible risque de transmission des coronavirus dans ces contextes peut être compensé par les bienfaits pour la santé de la connexion humaine, de l'exercice et du plein air.

Nous devons également reconnaître que certaines personnes ne peuvent pas se conformer aux directives de santé publique en raison de facteurs structurels (politiques, religieux, sociaux…)

Mais nous pouvons et devons fournir des outils pour réduire les dommages potentiels.

Vous voulez voir vos petits-enfants ? Vous prévoyez toujours d'avoir cette fête avec vos amis ?... Personne ne pourra l’empêcher. Mais il en va de notre propre responsabilité.

Alors ne partagez pas de nourriture ou de boissons. Portez des masques. Gardez vos mains propres.

Et surtout restez à la maison si vous êtes malade.

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