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Le récit glaçant de la journée qui marqua à jamais, et jusque dans sa chair, le cours de l’existence de Jérôme Rodrigues
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

Bonnes feuilles

Didier Maïsto publie "Passager clandestin" aux éditions Au Diable Vauvert. Ce témoignage est d’abord l’histoire d’une prise de conscience politique. C’est surtout un document brûlant, courageux et passionné, riche de révélations édifiantes sur des dossiers et scandales d’actualité. Extrait 2/2.

Didier Maïsto

Didier Maïsto

Didier Maïsto est le président de Fiducial Médias et de Sud Radio.

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Ce matin-là, le 26 janvier, l’air parisien pique un peu, je réalise mes premiers Facebook Live avec Jérôme. L’idée générale étant que les policiers «  baissent leurs boucliers  » et rejoignent le mouvement des Gilets jaunes. Dix policiers se sont donné la mort depuis le début de l’année, dont trois en vingt-quatre heures. Le malaise est immense. Le parcours de cet Acte XI est finalement toléré par la Préfecture. Beaucoup de fonctionnaires sont en arrêt maladie et les pouvoirs publics desserrent légèrement l’étau, n’ayant pas vraiment le choix. Avec Jérôme, on passe notre journée à rendre hommage aux forces de l’ordre. Après tout, l’exécutif les envoie au feu, derniers remparts d’un régime de plus en plus autoritaire, dépassé par les événements, improvisant lors de chaque Acte un «  maintien de l’ordre  » chaotique et aléatoire. 

La foule déjà dense ne cesse de grossir tout au long de la journée. L’ambiance est bon enfant, de nombreux manifestants sont venus en famille, on emprunte la rue Saint-Honoré, temple du luxe, sans problème particulier. Rires et cornes de brume au numéro 264, devant une boutique dont l’enseigne est Castaner. La police se fait discrète, à peine visible, postée assez loin dans des rues perpendiculaires. Quand le cortège est fluide, ni bloqué ni tronçonné de façon violente en plusieurs groupes, tout se passe le mieux du monde et les casseurs infiltrés ne bénéficient d’aucun espace pour commettre leurs méfaits. Vers 16 h 30, on arrive place de la Bastille. Conciliabules un peu tendus avec les crs, qui finalement nous laissent passer. De l’autre côté de la barrière, je découvre un spectacle hallucinant. 

De véritables scènes de guerre ! Une quarantaine d’hommes en noir, tout au plus, affronte violemment les forces de l’ordre. L’air est irrespirable, les gaz lacrymogènes et les grenades de désencerclement fusent, dans un vacarme assourdissant, déchirant le ciel. C’est la panique, le mobilier urbain est en feu, les gens courent éperdument, à la recherche d’un abri et d’un peu d’oxygène. 16 h 40, je perds le contact avec Yvan Cujious, un animateur de Sud Radio qui ce jour-là a décidé de m’accompagner, avec Jérôme Rodrigues, lequel n’est pourtant qu’à quelques mètres.

J’échange avec des manifestants. «  Qu’est-ce qui se passe ici ? On était de l’autre côté, au moins 15 000, tout est super calme depuis ce matin. — C’est les Black bloc, ils foutent le bordel ! On les a vus arriver et se préparer, et les flics les ont laissés passer ! Ils les ont laissés passer !  » Je me rends vers une compagnie de crs, furieux. 

«  Pourquoi vous ne les avez pas interpellés, pourquoi ?  » Un jeune crs finit par me répondre : «  On n’a pas eu les ordres. — Ferme ta gueule, lui ordonne un collègue plus âgé, visiblement gradé, raconte pas ta vie ! Ferme-la !  » 

Je me branche sur le Live de Jérôme. Il est au pied de la statue de la Bastille, répétant son message en boucle : «  On ne reste pas ici, les Jaunes, ça ne sert à rien, c’est trop violent ! Repliez-vous, repliez-vous ! On se retrouve à République !  » Je repars dans mon propre Live, filmant tout, au plus près des événements. Je suffoque, mes yeux brûlent, de violentes quintes de toux me secouent, je crache mes poumons. Je m’écarte un peu et me replie dans la cour d’un immeuble. Je reçois des messages alarmants de la part des gens qui suivent mon Live. «  Didier ! Jérôme a été touché ! Il vient de s’effondrer ! Il a reçu un projectile dans l’œil !  » J’envoie à mon tour des messages : «  Quelqu’un a-t-il des nouvelles de Jérôme ? Des nouvelles s’il vous plaît ! Des nouvelles !  » 

Je suis angoissé, mon pouls s’accélère. Je comprends tout de suite que Jérôme Rodrigues, figure respectée des Gilets jaunes, vient d’être délibérément visé, atteint sans doute par un tir de lbd. Élisabelle Bourgue, que je n’ai jamais rencontrée, mais qui depuis le début suit mes Live, publie ce message sur Facebook :

Ils l’ont dégommé ! À bout portant, notre emblématique, #JérômeRodrigues : gentillesse, générosité, altruisme incarnés. 

Ils lui ont arraché l’œil ! Il est actuellement opéré dans un hôpital parisien. 

Opération pour sauver son œil droit…

Ce soir, des milliers de #giletsjaunes sont abasourdis, anéantis ! 

Je suis bouleversée. 

Je regardais en alternance, depuis le début d’après-midi trois Live en direct de la mobilisation, à Paris : le Live de #DidierMaïsto président de Sud Radio, et celui de deux figures du mouvement #Ramous et #Jérôme #LaFamille. 

Au départ de la manifestation, Didier Maïsto et Jérôme Rodrigues ont même donné de la voix ensemble, en soutenant les forces de l’ordre et leurs conditions de travail difficiles. 
Peu après l’arrivée du cortège à la Bastille, Jérôme s’est rapproché du rond-point en poursuivant son Live. 

Il mettait en garde les manifestants de la présence de Black bloc. Expliquait aux Gilets jaunes de se replier. 

Il était statique, inoffensif, discutant avec les internautes connectés à sa vidéo lorsqu’un crs lui a tiré un Flash-Ball en pleine tête. 

Nous sommes des milliers à avoir vu cette scène en direct ! Ce tir ciblé sur un homme pacifiste. 

Des milliers à avoir partagé ces images de violence terrible sur nos profils Facebook. 

Le Mouvement des #GiletsJaunes vient de basculer, après cette bavure. 

C’est certain.

Je retrouve Yvan Cujious. Je craque et fonds en larmes. «  Pas Jérôme ! Pas Jérôme ! Le type le plus pacifique que je connaisse. Les salauds !  » Yvan est blême. Il essaie tant bien que mal de me réconforter. Je reprends le contrôle et décide de tourner un nouveau Live, dans lequel j’interpelle le président de la République et le ministre de l’Intérieur. J’y suis calme, pondéré, je fais tous les efforts pour me maîtriser, pour qu’aucun mot ne dépasse, pour ne pas me laisser submerger par la colère et la peine. Je dis que Jérôme a été visé. Que c’est un acte volontaire. Que toute la lumière doit être faite sur cette agression inacceptable. La plupart des personnes qui me suivent sont maintenant bloquées par Facebook. Impossible de partager mes images. Le message est identique pour tous, avec un petit triangle orange : «  Votre publication est contraire à nos Standards de la communauté  » (sic).

Je rentre chez moi. Dévasté. Je vois les images à la télé, insoutenables. Jérôme qui lève le poing dans l’ambulance, un pansement sur l’œil. J’entre en contact avec ses proches. Pas de nouvelles avant demain matin, sa sœur promet de rédiger un communiqué. Je publie ce message sur Facebook :

Après cette journée terrible du 26 janvier… Je reviendrai dans le détail demain. Juste deux trois mots. 

Regardez bien tous les Facebook Live du jour – ceux de Jérôme, les miens, et vous comprendrez tout. 

Ne répondez pas aux types qui vous provoquent sur les réseaux, ça ne sert à rien.

J’ai lancé une cagnotte sur Leetchi, car sur PayPal ça ne fonctionnait pas, j’ai essayé pendant deux heures et j’attends toujours le mail de confirmation pour en valider l’ouverture, j’ai donc laissé tomber et me suis rabattu sur Leetchi. 

Dès que Jérôme ira mieux, il me dira ce qu’il compte faire, s’il veut poursuivre la cagnotte ou la clôturer, etc. 

De toute façon, je l’ai lancée et il est absolument exclu que je la gère ensuite, je donnerai tous les codes à Jérôme ou à la personne qu’il désignera. 

Certains doutent et je peux les comprendre : la France est devenue si dégueulasse que tout le monde se méfie – et puis certains ne me connaissent pas encore. D’autres cherchent la polémique : « C’est une grenade et pas un flash-ball ». Ces polémiques sont aussi vaines que stupides. C’est une arme dangereuse qui n’avait pas à être employée dans ces circonstances et je rappelle que j’étais à quelques mètres tout au plus quand c’est arrivé. Point. 

Je n’en dirai pas davantage à ce stade. 

L’essentiel est bien ailleurs. Jérôme est un super type et c’est pour cela qu’il est tant apprécié : il pense aux autres. 

Je pense à lui et à sa famille.

Il levait le poing dans le camion de secours qui l’emmenait à l’hôpital. C’est un battant et un combattant. 

Il ira bien. 

On aura des nouvelles demain matin.

La famille, c’est important. 

NB : la cagnotte Leetchi a été fermée en accord avec la famille, qui va gérer une seule cagnotte (sur PayPal si j’ai bien compris).

Le lundi 29 janvier, je me rends à CNews, dans l’émission animée par Pascal Praud, pour témoigner de ce que j’ai vu. Avec quelques-uns, nous rassemblons et recoupons nos images et les diffusons sur les réseaux sociaux : elles mettent à mal la première version de l’IGPN, qui affirme qu’un éclat de grenade, projetée en cloche, aurait atteint l’œil de Jérôme. Or, les images parlent d’elles-mêmes. À vitesse réelle, d’abord. On entend sur la séquence (à 0,46), un Gilet jaune crier : «  Baisse ton truc là ! Pas la tête ! Baisse ton truc !  » 

Puis le ralenti, image par image. On aperçoit la grenade lancée à terre et non «  en cloche  ». Elle commence à fumer sur la chaussée, tout près des policiers, et continue à rouler en direction du petit groupe dans lequel se trouve Jérôme Rodrigues, en train de réaliser son Facebook Live. Puis un flash, une déflagration, suivis du plop caractéristique du LBD. Jérôme s’effondre, atteint à l’œil. 

Le jour même, LCI me consacre un sujet. Je publie immédiatement ce commentaire sur les réseaux, afin de dissiper tout éventuel malentendu.

Retrouvez l'entretien de Didier Maïsto, publié en janvier 2019 sur Atlantico, sur la blessure de Jérôme Rodrigues

Pour retrouver le premier extrait du livre de Didier Maïsto, "Passage clandestin", cliquez ici

Didier Maïsto a publié « Passager clandestin » aux éditions Au Diable Vauvert 

Lien vers la boutique : ICI et ICI

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