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Les traités européens vont-ils empêcher la reprise économique ?
©FREDERICK FLORIN / AFP

Journée de l'Europe

Limites budgétaires liées au traité de Maastricht, pacte vert, Cour de justice de l'Union européenne... Les Etats européens risquent de voir leurs efforts de relance freinés par les normes de l'Union.

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Sylvain Kahn

Sylvain Kahn

Professeur agrégé à Sciences Po, où il enseigne les questions européennes et l’espace mondial. Sylvain Kahn est professeur agrégé au sein du département d’histoire à Sciences Po. Depuis 2001, il enseigne les questions européennes. Docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d'histoire, normalien et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, il a publié aux PUF Histoire de l’Europe depuis 1945 ; Le pays des Européens avec Jacques Lévy chez Odile Jacob ; Géopolitique de l’union européenne et Dictionnaire critique de l’Union européenne, chez A. Colin ; et Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ? chez Hachette. Il est le responsable et le co-auteur du mooc Géopolitique de l’Europe, diffusé en ligne en français et en anglais sur les plates-formes Coursera et Fun. Chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, ses travaux portent principalement sur deux sujets : la place et le rôle de l’Etat-nation dans la construction européenne ; la caractérisation de la territorialité de l’Union européenne.

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Atlantico : Le ministre de l'Économie Bruno Lemaire  a conditionné les aides d'État à Air France à la suppression des lignes intérieures "quand l'avion ne se justifie pas". Le motif écologique est-il la seule motivation qui pousse le ministre de l'Économie à conditionner l'aide de l'État à Air France ?

Jean-Paul Betbèze : Aider Air France pour de « vertes » raisons ? Ce n’est pas infondé, mais surtout pratique, très dans l’air du temps et dans la droite ligne du Pacte vert de la Présidente de la Commission Européenne, Ursula von der Leyen. Une candidate qui appelle à la neutralité carbone et demande à faire des économies de transports par avion… A-t-elle pensé au Parlement à Strasbourg ?

Mais, pour répondre, revenons très en arrière, au 9 mai 1950, autrement nous risquons de ne pas comprendre les enjeux les plus récents. Le 9 mai 1950, en France, Maurice Schuman, Ministre des Affaires étrangères, prononce un discours adressé d’abord à l’Allemagne. Une Allemagne qui avait capitulé le 8 mai 1945. Il lui propose de bâtir la paix, entre les deux (pas si) anciens belligérants et de l’étendre à l’Europe. Ce texte a-t-il vieilli ? « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu'une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques… L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait… Dans ce but, le gouvernement français propose… de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d'Europe. »

Cette gestion commune empêchera matériellement toute guerre et permettra une croissance commune, étendue aux pays adhérents du projet, par « le développement de l'exportation commune vers les autres pays, l'égalisation dans le progrès des conditions de vie de la main-d’œuvre de ces industries ».

Ce sont ces mêmes idées que l’on retrouve le 25 mars 1957, où les signataires du Traité de Rome, déclarent « [être] déterminés à établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens et décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leurs pays en éliminant les barrières qui divisent l'Europe ».

Paix, Grand marché concurrentiel, base de croissance interne et internationale par l’économie, réduction des écarts de situation entre pays : ceci devait conduire à engager plus de pays (pour la paix) et par la monnaie unique (pour une « union sans cesse plus étroite »). Mais il s’agit de favoriser ce Grand marché par une concurrence libre et non faussée, avec donc une inflation faible qui prohibera les profits de monopole. Plus profondément, cette construction veut éviter les Konzerns allemands, dont on a vu qui ils avaient financé (Hitler). Donc, conditionner toute aide d’État est un réflexe européen fondamental.

Mais il ne peut s’agir aujourd’hui d’éviter un monopole, voire de soutenir une activité stratégique, concept qui n’est pas encore dans la trousse à outils de la Commission, mais que le COVID-19 fait venir ! En l’espèce, il s’agit d’éviter un désastre industriel et social (car qui achètera les Airbus ?). Il est cependant clair que les lignes régionales d’Air France sont déficitaires depuis longtemps, minées par les coûts de structure de l’entreprise, la concurrence des entreprises low cost, plus le TGV qui a fait pratiquement disparaitre toutes les liaisons à deux heures de Paris. Aider Air France sans compensation, ouvrira donc à des procès en concurrence des compagnies low cost, au moins. Donc la « bonne » raison est verte !

Certains Traités européens ne risquent-ils pas de freiner la relance de l'économie européenne ?

Jean-Paul Betbèze : Les Traités datent toujours. Dans le cadre européen, ils datent d’autant plus qu’ils définissent des règles de cohabitation, sujettes aux évolutions économiques et politiques incessantes des pays. Mais leur organisation est si complexe qu’ils ne peuvent être modifiés, faute de Constitution… refusée en 2005 ! En fait, cela fait des années que les pays membres flirtent avec les normes de Maastricht, avec des déficits budgétaires qui dépassent 3% du PIB et une dette au-delà de 60% du PIB, normes établies pour faire en sorte que la dette soit soutenable. Ceci impliquait des « réformes », en fait plus de flexibilité sur le marché du travail et moins de dépenses publiques, pour permettre plus de croissance.

Mais cette logique, outre ses difficultés de mise en œuvre dans des pays en faible croissance, ne va pas de soi. Ainsi, les « solutions » grecques, portugaises puis espagnoles, pour profiter des taux bas en développant un effort massif de construction, à usage d’acheteurs allemands ou néerlandais avides de soleil, a conduit à une bulle immobilière, puis à une crise des dettes publiques de ces trois pays. Pays que la BCE et les autres pays membres ont bien dû aider.

En fait, les normes établies sur bases nationales méconnaissent les règles mêmes auxquelles obéissent toute économie, dès lors qu’elle a une monnaie unique. S’il n’y a plus de barrière ni de risque de change, la logique des entreprises est de s’étendre pour bénéficier des meilleures conditions. La monnaie unique, du temps du Franc, polarise des richesses autour de grandes villes et de Paris. Au temps de l’euro, c’est autour des puissantes entreprises industrielles allemandes qu’il faut aller, ce qu’il faut donc compenser. Dans tout pays, par construction à monnaie unique, il y a des systèmes de transfert. C’est un peu comme si, du temps du Franc, on demandait à chaque région d’équilibrer ses comptes !

Donc les Traités actuels freinent, car ils ne prennent pas en compte les effets mêmes de l’euro. C’est alors que vient la Cour de Karlsruhe, dans son arrêt du 5 mai qui entend limiter les achats de bons du trésor par la BUBA. Il illustre à quel point il y a contradiction entre les logiques nationales et celle de la zone euro – jusqu’à menacer la zone euro même, en sapant « les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Derrière les conflits de juges, entre Cour Européenne et Cour Allemande, il y a le manque d’une logique politique, pour avancer. Et c’est précisément à ce moment que survient la crise du COVID-19, qui met au-devant de tous, ce que l’on voulait cacher. Attendons le courage politique qu’il faudra pour permettre une forte relance !

Sylvain Kahn : Depuis le début de la crise sanitaire, les Européens ont au contraire enclenchés un ensemble de politiques et d’instruments de soutien à et la mobilisation du mécanisme européen de stabilité. Les Européens ont ainsi enclenchés en moins d’un mois, mars-avril 2020, l’ensemble des politiques et des instruments de soutien à la dépense publique créés entre 2010 et 2014 dans la tourmente de la crise financière. Ils ont donc utilisé le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro (TSCG) inventé et signé en 2013 pour soutenir dès mars 2020 l’activité économique et ses acteurs - quand bien même l’esprit du Tscg était à l’époque d’aider les pays à respecter les critères du traité de Maastricht. Or, pour enfoncer le clou, depuis la fin mars 2020, les pays de l’UE ont suspendu à l’unanimité ces critères de Maastricht (qui ont pour raison d’être de faire converger les budgets des Etats qui ont fait le choix de la monnaie européenne).  

D’autre part, pour faire face à l’immobilisation de l’activité économique en raison des politiques de confinement, la Commission européenne a considérablement assoupli la législation sur les aides d’Etat. Celle-ci est en place depuis le traité de Rome instituant la CEE en 1957 ; celle-ci a été créée pour casser les monopoles et les rentes nationaux qui étaient fréquemment le fait de compagnies, d’entreprises, maintenues en situation monopolistiques par les Etats sur chaque territoire national. En clair, les Etats nationaux sont en ce moment autorisés à soutenir des entreprises qui ne parviennent plus à générer de l’activité et des ventes de leurs services ou de leurs productions. 

Au lendemain de la crise, quelle vision économique, quel modèle politique devraient être portés par l'Union Européenne pour réussir à relancer rapidement son économie ? 

Jean-Paul Betbèze : Sans vouloir être cynique, toute crise est un révélateur. La zone euro porte une logique fédérale en partie inavouée, comme le Parlement et la Commission, mais moins que la Cour européenne de justice qui instaure une nette hiérarchie des systèmes légaux. Pas de surprise donc si elle est attaquée par la Cour allemande, comme elle avait été à la source de critiques de Brexiters et le sera demain de politiques polonais et hongrois.

Le « lendemain de la crise » sera donc fonction des solutions trouvées aujourd’hui pour financer la relance, et dire ce qu’est la zone euro. Evidemment, il ne faut pas d’escalade dans les conflits de juridictions, mais il faut aussi trouver 1 000 milliards d’euros pour financer les entreprises et les Etats, 1 000 milliards que la BCE devra en bonne part racheter, alors qu’elle est pratiquement aux limites de ce qu’elle peut faire pour l’Allemagne et au-delà pour l’Italie. On peut toujours dire que si la BUBA est hors de puissance d’agir, du fait de la Cour allemande, on peut passer par d’autres banque centrales, la française par exemple, mais les marchés ne vont pas aimer du tout. Les rendements français, déjà en hausse, continueront leur ascension et ce sera dangereux pour l’Italie. Bref que veut dire « unis dans la diversité », jusqu’où, ou alors fédération d’états-nations, avec une monnaie unique et irréversible ? Toute avancée, comme du temps de Schuman et maintenant avec l’euro, est une contradiction. Là, nous mesurons que l’avancée fut grande ! Si nous n’avançons pas, nous avons soit moins de croissance, soit l’éclatement : le choix.

Sylvain Kahn : Sous réserve que nous connaissions un jour les véritables statistiques de la pandémie de covid 19 en Chine, l’Europe a été, tout au long des mois de mars et avril, la région du monde la plus touchée par la crise sanitaire. Les Européens ont été comme désarmés par cette crise.  Pourtant, bien qu’inédite , cette crise n’était pas absente, au contraire, d’un certain nombre d’exercices et de rapports de prospective produits par des administrations nationales ou européennes. Au vu du niveau de développement et de sophisitication tant des économies, que de la société, que des appareils bureaucratiques et administratifs, l’intensité et l’impact de la crise en Europe sont des anomalies stupéfiantes. Les Etats, qu'ils soient nationaux, locaux ou Européen, ont été pris en défaut - quand bien même les politiques publiques mises en place en réaction, notamment sur le plan économique et financier, pour contenir les dégâts ont été à la fois à la hauteur de l'événement et rapides. 

En clair, s'agissant de l’UE, la BCE, la BEI et le MES ont formidablement joué un rôle d’amortisseur. Mais le système européen, qui comprend les politiques publiques déployés au niveau de l’UE et celles déployées aux niveau des Etats nationaux et des Etats locaux n’a pas permis d'anticiper et de parer la pandémie, ni même de mobiliser les ressources stratégiques et matérielles nécessaires au moment où celle-ci a touché l'Europe. Les Européens doivent donc repenser leur système territorial et politique européen de façon à ce qu’il assure désormais la mutualisation du risque et la protection des sociétés, des économies, des citoyens, et des habitants européens.

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