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Coronavirus : les consommateurs partagés entre pulsion d’achats frénétiques et instinct d’économie
©Reuters

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Le Covid-19 modifie notre rapport à la consommation. Les consommateurs répondent à la crise de façon contradictoire. Certains économisent pour faire des achats après la crise, d'autres préfèrent dépenser pendant le confinement. Allons-nous devenir plus pragmatiques ?

Pascale  Hébel

Pascale Hébel

Pascale Hébel est Directrice associée chez C-ways.

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Pascal Neveu

Pascal Neveu

Pascal Neveu est directeur de l'Institut Français de la Psychanalyse Active (IFPA) et secrétaire général du Conseil Supérieur de la Psychanalyse Active (CSDPA). Il est responsable national de la cellule de soutien psychologique au sein de l’Œuvre des Pupilles Orphelins des Sapeurs-Pompiers de France (ODP).

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Entre peur de mourir et prise de conscience de la finitude de l’humanité, la pandémie du COVID-19 modifie notre relation à la consommation. Constitutive de notre vie, pour plaire aux autres ou pour prolonger notre existence après notre mort, l’acquisition de biens peut devenir frénétique chez certains, en période d’anxiété maximale. Pour d’autres, la limitation des relations sociales et donc la limitation du désir de plaire a  fait renaître l’identité réelle, centrée sur la physiologie et les besoins essentiels : se nourrir, dormir, prendre soin de soin, éloignant la futilité de la consommation excessive.

Atlantico.fr : Les consommateurs répondent à la crise de façon contradictoire, certains économisent pour dépenser après la crise et d’autres préfèrent dépenser pendant la période de confinement. Qu’est-ce qui caractérise ces deux comportements ? Quels instincts cela traduit ? 

Pascale Hébel : En effet, selon une enquête YOUGOV réalisée du 21 au 22 avril 2020, 40% des Français envisagent lorsque le confinement sera terminé de faire tous leurs achats qu’ils n’ont pas pu faire pendant le confinement. Comme le décrit Doug Stephens, américain, fondateur et président de Retail Prophet, la pandémie a fait surgir la peur de la mort qui était occultée par une vision du monde qui fonctionne pour nous distraire de l'inévitabilité de la mort. L’acquisition de bien est constitutive de nos vies, elle nous permet de donner de la valeur à notre existence. Elle renforce notre estime de soi notamment dans le regard des autres. Selon la théorie d’Erving Goffman dans « la mise en scène de la vie quotidienne », nous sommes immergés dans une gestion constante de notre image face au monde. Les humains sont les seuls êtres vivants à avoir conscience de leur propre mort. Amasser, posséder, exposer des biens peut nous imprégner d'un sentiment d'immortalité. Les achats excessifs en début de crise a permis aux consommateurs d’avoir l’impression de mieux contrôler leur vie, d’être en sécurité. 

Pascal Neveu : C'est Freud qui évoquait le premier l’addiction comme étant un « besoin primitif » pour la survie du patient.

Or nous sommes dans une période de crise sanitaire, un état d’urgence sanitaire prolongé jusqu’au 10 juillet, un état de guerre.

Ces mots et leur symbolisme font écho en nous.

Vie et mort n’ont jamais été autant convoqués dans notre quotidien. Pulsion de vie et pulsion de mort restent les plus grosses forces vives de notre psychisme et de notre inconscient. 

Je me rappelle qu’il y a quelques années des chercheurs avaient voulu faire reconnaître le « shopaholism » comme une maladie, créant  le « compulsive buying disorder » (CBD), sorte de syndrome d’achat compulsif.

Ils avaient ainsi pu « chiffrer » les addicts au shopping: 6% de la population en souffrirait, avec une prédominance de 60% de femmes... ce que de nombreuses personnes vont qualifier de cliché ou d'induction... car il existe une sorte d'orientation à l'addiction « structurelle », pour ne pas dire « culturelle » et surtout liée à l'accessibilité à l'objet d'addiction.  Plus précisément en fonction de notre éducation et de l’environnement au sein duquel nous évoluons, nous allons privilégier un type d’addiction.

Pour autant, que nous disent l’histoire et les recherches ?

L'oniomanie est un trouble lié à l'achat compulsif découvert en Allemagne à la fin du 19ème siècle par Kraepelin. Il s’agit d’une relation pathologique entre argent et achats. Ce trouble toucherait non pas 6% mais environ 1% de la population mondiale.

Les achats ont lieu juste après un sentiment d'excitation ou d'impatience et sont suivis d’un ressenti de satisfaction.

Ce qui compte, c'est l'acte d'acheter mais pas la marchandise acquise !

Face à la pandémie mondiale les études montrent que nos comportements changent, et notamment nos relations aux « objets » manquant.

Confinés, connectés, il n’est nul besoin de Téléshopping pour recevoir des emails ou liens sur les réseaux sociaux invitant à nous relier à ce qui nous manque, et extérieur, peuplé de vitrines, boutiques et de produits.

Ce dont il faut parler c'est bien de la souffrance psychique du manque, du vide qui contraint presque à penser à l'argent non dépensé actuellement, qui nous fait nous fixer sur un objet, qui nous mène à de tels comportements.

Car il n'est plus question de contrôle, de raison ou autre.

Il est question de survie face à une « angoisse de mort » impossible à décrire.

Il existerait donc un « tropisme addictif », qui provoquerait les mêmes effets psychiques et physiologiques, de prime abord…  car l'achat d'un sac à main d'une grande marque n'a pas les mêmes effets que l'addiction à l'alcool et à la drogue qui, eux, interagissent directement avec notre corps et notre métabolisme, provoquant un manque physiologique irrépressible, mesurable scientifiquement.

En quoi l’achat calme-t-il notre être ? Simplement par la recherche d’une consolation via des objets qui viennent combler ce sentiment de solitude et de manque d’amour insoutenable, expliquant les addictions.

C’est un vide affectif et identitaire qu’il faut donc combler.

L’objet reçu à la maison apporte davantage que les jeux d’argent, les jeux vidéo, le sexe... justement par besoin d’un contact, d’un toucher.

Mais cette installation d’une addiction révèle trois mécaniques :

. recherche de plaisir,

. recherche d’un soulagement,

. perte de contrôle de la consommation.

Sur le plan neurobiologique, nous le savons, l’addiction génère un plaisir. Cette sensation est due à des modifications électrochimiques s’opérant dans le cerveau en réponse à la consommation de la substance. On observe en particulier la libération de dopamine, la molécule « du plaisir »  et de la récompense, mais aussi de sérotonine ainsi que l’activation des récepteurs aux endorphines, des molécules impliquées dans la sensation de bien-être.

Les effets peuvent être d'ordre physique, psychologique, relationnel, familial et social. Finalement d’apaisement suite à des tensions depuis quasiment 2 mois de confinement.

Il y aura donc celles et ceux qui vont acheter pendant le confinement et d’autres qui vont dépenser juste après, pensant à leur « libération ».

La relation que nous avons entre argent, mort et vie est très singulière mais aussi symbolique.

Après la crise des ventes de papier toilette, allons-nous devenir plus pragmatique dans notre consommation et acheter seulement ce qui est nécessaire ? 

Pascale Hébel : Selon la même enquête de Yougov 44% des consommateurs envisagent à contrario de limiter leur consommation aux biens de première nécessité. Malgré la crise du COVID,  la sensibilité environnementale continue de progresser en France et le poids des habitudes était avant la crise frein majeur au changement des comportements. Les routines qui dictent nos comportements présentent l’avantage de stabiliser la vie quotidienne et de réduire la charge mentale d’arbitrage.

Les huit semaines de confinement ont donné un coup d’arrêt aux routines. Ceux qui ont pu vivre cette période dans de bonnes conditions matérielles se sont recentrés sur eux, ont oublié le regard des autres et ont pu vivre une nouvelle expérience de vie en achetant moins d’objets superflus.  Cette période a été propice à la mise en place de comportements plus sobres.

Le choix d’une simplicité volontaire rassemble les classes moyennes à haut capital culturel, c’est-à-dire très diplômés qui choisissent les réseaux locaux, de voisinage pour consommer. 

Pascal Neveu : Justement, en lien avec votre précédente question, le pragmatisme n’existe plus dès lors que nous sommes confrontés à de telles menaces de mort, à la confrontation de décès de proches, car l’angoisse l’emporte.

Nous adoptons ainsi des comportements régressifs liés à nos angoisses primaires : oral et anal.

Se nourrir pour survivre, mais sans avoir oublié que ce que nous absorbons est rejeté. Et sur le plan analytique il n’est pas question que de l’alimentaire mais aussi de ce que nous introjectons comme bons et mauvais objets, comme bonne et mauvaise information, le rassurant et l’angoissant… Nous sommes donc renvoyés à nos statuts d’êtres adultes qui se sont développés à travers des vécus et historiques singuliers, et inconsciemment à des angoisses de nourrissons dont la survie dépendait de nos parents, incarnés par les structures gouvernementales, les médecins.

Le discours confus n’aide pas à calmer les angoisses.

Actuellement toutes les cellules d’écoute rapportent par exemple qu’1/4 des appels portent sur des éclairages médicaux et sanitaires.

Le nécessaire est le rassurant. Chaque objet acheté porte une valeur anxiolytique.

Ces achats s’ils n’ont pas de conséquences envers nos prochains ne concernent que les comptes bancaires. Même si nous savons que les addictions ont des conséquences non négligeables.

Même si les jugements et délations actuels sont également le reflet de saturations psychologiques.

Même si certains ne pourraient pas ne pas faire allusion à la 2nde guerre mondiale où tickets de rationnement, couvre feu, crainte de mourir à chaque coin de rue… devraient nous rendre plus pragmatiques.

Quelles crises passées pourraient nous aider à mieux comprendre le comportement des consommateurs ?

Pascale Hébel : La grande dépression de 1929 a laissé des traces indélébiles auprès de ceux qui l’ont vécue, en développant les économies, la conservation des objets usés, la réparation, le rejet du crédit à la consommation. Tous ces comportements qui ont durés jusqu’au début des années 70 sont le résultat de la brutalité économique de cette période et des fortes pénuries pendant la guerre qui a suivi. Les comportements sont profondément modifiés pendant la crise et une fois adoptés il est difficile de s’en défaire. La force de l’habitude conduira à conserver les achats auprès de producteurs locaux, les pratiques de cuisine, de couture, de réparation d’objets de pratiques sportives chez soi.  

Pascal Neveu : Rappelons-nous la première guerre en Irak. En 1991 la population faisait des stocks alimentaires impressionnants (eau, riz, sucre, lait, farine, pâtes, boîtes de conserves diverses…), par crainte d’une guerre nucléaire.

La mort fait peur. Pour autant observez l’augmentation du nombre de ventes d’armes aux USA, par primaire besoin de ne pas vivre un film de « Zombie » ou de « Justicier dans la ville » ! L’insécure (versus la cure) l’emporte.

Nous ne sommes plus à de telles contradictions car le psychisme s’enflamme.

Mais à l’époque, en 1991, nous n’achetions pas de vêtements, des chaussures, si possible avec des marques.

Les dépenses en biens matériels peuvent donner aux consommateurs un sentiment renouvelé de contrôle sur leur vie, leur sécurité et leur sûreté. Cette tendance explique en grande partie les achats de panique dont nous avons été témoins au début de la pandémie.

Ce besoin ou désir d'acquérir des biens matériels après une crise s'explique par une autre théorie appelée l'immortalité séculaire.

Les recherches ont montré que les consommateurs ont tendance à réagir aux crises de masse de deux manières contradictoires: nous nous rétractons dans nos coquilles et nous accrochons à notre argent, puis nous dépensons comme s'il n'y avait pas de lendemain. Une réaction suit naturellement l'autre: d'abord la difficulté à retrouver un sentiment de contrôle perdu, puis un comportement excessif pour vivre cette vie brève et fragile au maximum pendant que nous le pouvons encore.

En d'autres termes, le comportement d'achat est lié à ce que les gens pensent de leur propre mortalité (inconsciemment ou non) en particulier en période de grand traumatisme social.

Devons-nous attendre l’éradication du coronavirus pour retrouver un bond de la consommation tel que cela s’est passé lors des précédentes crises ?

Pascale Hébel : Après la dernière crise économique, la plus forte après celle de 1929, en 2008, le rebond de la consommation n’a pas été très important. Les achats d’objets, tels que le textile, habillement, chaussures n’ont plus jamais connus de croissance positive. Les habitudes prises d’achats de produits d’occasions, de réparation ou de location ont perduré malgré la reprise économique de 2014. Les achats de biens durables qui sont reportés (machines à laver, voitures, chaudières, ordinateurs qui sont tombées en panne) reprendront quand le pouvoir d’achat rebondira comme après chaque crise économique, mais les départs en vacances lointains, les activités récréatives faites avec beaucoup de monde, les achats de vêtements diminueront durablement pour faire place à des relations sociales familiales et amicales et des solidarités renforcées.

Pascal Neveu : Le Covid-19 sera !

Mais le coronavirus est un « virus super intelligent » dont la structure et le génome font qu’il a toujours existé et existera encore. Il est seulement médiatisé actuellement du fait de cette tragique pandémie.

Pour autant il ne faut pas vivre avec une angoisse permanente.

D’ailleurs l’angoisse n’est pas que négative. Elle est source de créativité, d’adaptations.

Il nous faut imaginer les mécanismes psychiques actuels.

Je le compare sans cesse à une balançoire.

Pulsion de vie et pulsion de mort.

Plus nous sommes tirés en arrière vers la pulsion de mort, plus nous allons rebondir vers la pulsion de vie… Deux extrêmes qui vont s’exprimer à tour de rôle… avant un équilibre nous permettant de remettre pieds sur terre.

Nous partageons collectivement ce qui est sans doute la fragilité de la vie et du monde, faisant de la durabilité de notre vie une priorité encore plus élevée pour les consommateurs.

Mais qui peut se porter juge face à cette tragédie, surtout si cela apaise les angoisses et que cela n’a aucune conséquence sur la vie de son prochain ?

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