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Apocalypse now en Arabie : l’orgueil précède la chute
©GIUSEPPE CACACE / AFP

Le début de la fin

Le prix du baril de pétrole est en chute libre depuis le début de la pandémie de Coronavirus. Pour l'Arabie saoudite en général, et le clan Saoud en particulier, cette situation présente un risque mortel.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Le prix du baril a franchi des records de baisse dépassant le niveau de 0$. Cette situation peut-elle se prolonger ? Quels sont les différents facteurs en jeu ?

Mathieu Mucherie : Tout est monétaire. Nous vivons une fantastique crise de la demande agrégée, alors tout ce qui dépend le plus étroitement des perspectives d’activité chute (bancaires, pétrolières, etc.). Vous me direz que ça fait 12 ans que ça dure, et bientôt 9 ans que je vous en parle régulièrement dans les colonnes d’Atlantico, mais ce qui était déjà vrai avant le virus l’est encore plus après. La déflation frappe, qui est une spirale : un mécanisme qui se nourrit de lui-même, et qui détruit en priorité les business basés sur l’endettement (les bancaires et les compagnies pétrolières, encore elles).

Ci-dessous, j’ai sélectionné quelques prix de matières premières. Toutes s’écroulent, car toutes ont besoin de clients ; des clients qui à l’heure où j’écris ces lignes sont avachis sur leur canapé à regarder Netflix, et qui n’auront peut-être plus le même pouvoir d’achat demain. Le pétrole est en vert, les métaux en rouge, le soja en bleu :

Le pétrole ne se distingue qu’à la marge. S’il a pu reculer jusqu’à des niveaux en apparence absurdes (-40 dollars en séance sur un contrat expirant à quelques jours), c’est parce qu’il ne se stocke pas si aisément qu’on le croit. Quand le prix du lait passe de 30 centimes à 2 centimes le litre, très en dessous du prix de revient, l’éleveur continue à traire, car il n’a pas le choix, la seule alternative serait de tuer la vache et de liquider son affaire. Il en va de même pour un producteur texan, les shale oil étant de drôles de saloperies chimiques qu’on ne peut pas arrêter sans tuer le puits : il va continuer à pomper y compris à des niveaux de prix situés très en dessous du coût marginal. Sauf que le lait se stocke plus facilement : quand les cuves de Cushing (Oklahoma) sont pleines, il ne reste que les tankers en mer (coûteux, limités) et les réserves stratégique du gouvernement fédéral (elles aussi limitées). Au bout de quelques semaines, échec et mat !! Et ni les délires d’un Président acquis à la (mauvaise) cause de l’OPEP, ni les réductions de capacités des opérateurs un peu partout, ni les rebonds boursiers plus ou moins orchestrés, ni les promesses floues d’un vaccin éventuel, ne suffisent : quand les cuves sont pleines, il n’y a plus de prix positif, parce qu’il n’y a plus d’utilité, de valeur. Les ventes automobiles reculent de 88%, et les avions restent sur le tarmac. Quelque part, le prix si souvent trompeur du baril devient pour quelques semaines la mesure peut-être la plus vraie des échanges physiques véritables. Un vrai prix au sens de Rueff, proche de zéro car appuyé par un manque à peu près total d’activité réelle, tangible. Seul la promesse d’un déconfinement progressif à peu près réussi le maintien en vie ; ça, et peut-être un facteur géopolitique très sale dont nous allons parler maintenant...

De nombreux médias à travers le monde annoncent la chute de la maison Saoud, dynastie qui dirige l'Arabie Saoudite depuis 1744. Quelles erreurs stratégiques la maison Saoud a-t-elle commises ? Pourrait-elle réellement tomber ? Quelles en seraient les conséquences ?

Nombreux médias, n’exagérons pas. La plupart des médias sont payés par ces gens-là ou ne veulent pas de problèmes avec eux. Mais il est vrai que les rares analystes à peu près honnêtes et pas encore virés pointent du doigt les impasses saoudiennes depuis au moins 2008 ou 2014, et notent que l’histoire semble s’accélérer qui devrait avaler tout cru cette maison de voleurs.

Au départ, il s’agit d’un clan fort habile. Le vrai fondateur, c’est très bien mis en scène dans Laurence d’Arabie de David Lean avec Alec Guinness, est un mec futé, qui mène très bien sa barque. Mais nous sommes dans le cas typique du grand-père qui crée, du fils qui gère et du petit-fils qui dilapide. Et MBS est un champion du monde ; en comparaison, Arnaud Lagardère a le sens des affaires, et Paris Hilton fait honneur à sa maison.

L’idée qu’un pays très doté en pétrole et très lié aux USA ne puisse pas s’écrouler en dépit de sa gestion lamentable est une idiotie trop souvent répandue. J’ai eu l’occasion d’étudier de près le Venezuela pré-chaviste. Certes, les décideurs vénézuéliens des années 70, 80 et 90 n’étaient pas des économistes et des financiers distingués : plutôt d’affreux clientélistes doublés d’abrutis de protectionnistes. Mais ils évitèrent soigneusement trois grandes fautes gargantuesques de MBS :

1/ entrer en guerre, sans la gagner (Yemen),

2/ payer pour boucler les fins de mois de ses voisins (Egypte, Liban et plusieurs autres),

3/ garder coûte que coûte un régime de changes fixes avec le dollar USD.

Or, ces anciens responsables vénézuéliens, prix Nobel de gestion en comparaison de MBS, ont été mis dans les poubelles de l’Histoire. Tout est donc possible, et très vite, sans même avoir besoin de mobiliser l’arc chiite et autres joyeusetés périphériques. Ajoutez le blocus grotesque contre le Qatar, le meurtre en Dolby-surround de Khashoggi, les cousins rançonnés et utilisés comme otages, l’ubuesque opération « boursière » sur Aramco (un carnaval financier de bout en bout), et maintenant des décisions de production à contre-temps qui agacent les derniers soutiens Républicains au Congrès, et on se retrouve au final avec un degré d’isolement de MBS qui frise celui du Shah d’Iran vers 1978. Perdu dans ses rêves antiques de Persépolis, le Shah (paix à son âme) pétait plus haut que son cul depuis quelques années ; il alla jusqu’à oublier qui l’avait fait roi (la CIA) et se trouva très isolé quand le vent du changement arriva. Je crois qu’il est dit dans le Coran : l’orgueil précède la chute. D’accord avec Charles Gave : MBS (qui a déjà échappé à trois tentatives en trois ans) devrait éviter de monter dans un hélicoptère ; un accident est si vite arrivé.

En attendant, la couverture géopolitique de ce pays ressemble à celle d’un super-grand, alors que son PIB réel n’est égal qu’à celui de l’Illinois (et encore, en trichant). Le tableau est celui d’une fuite en avant. L’Arabie saoudite dépense 80 milliards de dollars chaque année pour son armée, surtout en joujous sophistiqués qu’ils sont bien incapables de faire fonctionner : c’est certes bon pour Lockheed Martin, mais cela ressemble fort à de la surextension impériale. L’URSS en est morte. L’URSS, où au moins une majeure partie de la population savait lire et écrire.

Voilà qui pourrait faire dérailler mon scénario à un moment ou à un autre. Si l’effondrement de Ryad va bien au-delà de MBS (révolte des chiites, etc.), le prix du baril pourrait remonter temporairement, quelle que soit la demande globale. Ce choc de travers serait particulièrement préjudiciable à l’Europe, soit dit en passant, mais il est vrai que cette zone cumule tous les risques et presque aucun rendement.

Compte tenu de toutes les incertitudes actuelles, et compte tenu que Trump est lui-même une incertitude sur pattes, il n’est certes pas sûr que les Etats-Unis se débarrassent de MBS tout de suite, mais ils en auront vite assez de neutraliser tous les couteaux de tous ses chers cousins. Il ne manquerait plus que les Chinois larguent MBS pour se rapprocher des Russes et des Iraniens, et le tableau serait aussi complet que les cuves.

Alors à court terme, ils doivent pomper, pas le choix. “Pump Up the Volumes”, c’est mon scénario. Car il y a six mois, avec une hypothèse de baril à 43 dollars et une production à 10millions/barils/jour, l’Arabie saoudite devait déjà atteindre un déficit budgétaire inquiétant de -13% du PIB ; le graphique ci-dessous de JP Morgan date justement d’il y a 6 mois ; je vous laisse donc imaginer ce que deviendraient les finances du Royaume avec une production inférieure et un baril à environ 20 dollars pendant plus de 6 mois...

On parle désormais d’un déficit annuel de 30 points de PIB (et un PIB Potemkine, pour rappel), déficit incompatible avec la stratégie de taux de changes, et probablement incompatible avec l’ordre social d’un pays où les dépenses sont très rigides à la baisse puisque toute la population est de facto fonctionnarisée depuis des lustres. A moins d’une magouille king size du Donald, c’est échec et mat.

Sans compter qu’à plus long terme ce n’est plus un pic d’offre qui est anticipé, mais bien un pic de demande. Les saoudiens vont se retrouver comme des imbéciles vers 2040 (c'est-à-dire : demain) au dessus de milliards de tonnes d’un liquide qui ne présentera plus guère d’intérêt (il sera toujours consommé, mais nous consommons encore beaucoup de charbon et n’en faisons pas tout un plat) ; liquide qu’il faudra brader. Finie alors la belle vie. C’est bien une course contre la montre qui est engagée ; or ce ne sont pas vraiment des champions de la productivité.

En clair, s’ils produisent trop, trop vite, Washington les lâche et ils finissent la tête et le turban sur une pique ; s’ils ne produisent pas assez, ils perdent la main, et ça se termine tôt ou tard de la même façon. Et après on s’étonne que certains rats quittent déjà le navire...

La chute des prix de pétrole annonce-t-elle nécessairement le recul du développement  des véhicules à énergie non carbonnée ?

Pas du tout. C’est ça qui est rassurant. Quand on regarde Tesla (appelons un chat un chat : sa part de marché sur les véhicules électriques aux USA est supérieure à 50%, et peu de concurrents crédibles se profilent), ses ventes, son cours de bourse, ses progrès en matière d’autonomie (batteries, software), on ne voit pas de lien avec les affaires pétrolières. Les usines géantes sortent de terre. Le stockage de l’électricité progresse. La Chine met le paquet. Toute l’industrie mondiale doit suivre. Il est désormais probablement trop tard pour faire dérailler le train électrique d’Elon. Tout a été essayé pourtant. Les intimidations, les agences de communication (des voitures qui flambent toutes seules dans des parkings…), les fonds shorts, les mensonges éhontés (sur les terres rares…), le lobbying forcené des acteurs du moteur thermique (qui jurent leurs grands Dieux germaniques qu’ils vont se convertir à l’électrique tout en soudoyant Bruxelles et toutes les capitales pour avoir le plus de temps possible afin de refourguer leur camelote polluante), le retrait des incitations fiscales et même récemment un putsch de Trump sur les émissions de carbone des véhicules, etc. Mais rien n’y fait, les chiens aboient et Tesla roule.

On connaît le scénario à l’avance, c’est le même que celui des Russes et des gens d’Arianespace disruptés sauvagement en moins d’une décennie par SpaceX. Je le dis tout le temps : Pareto a toujours raison. L’histoire est un cimetière d’aristocraties…

Pris en otages depuis si longtemps par des crapules terroristes, les peuples occidentaux ont développés une sorte de syndrome de Stockholm, ils ne se scandalisent même plus, et vont même admirer de loin les bateaux des princes du désert à Antibes. Plus constructif et plus viril, Elon va avoir le scalp puis la peau des Saoudiens (si ces derniers ne s’autodétruisent pas avant de voir le pic de la demande de pétrole), et vous savez quoi ? Je n’irais pas pleurer sur leurs tombes, où j’anticipe plutôt de me comporter à la façon de Boris Vian.

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