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Tout changer dans le monde d’après ? Le scénario noir que cela pourrait bien déclencher
©LOIC VENANCE / POOL / AFP

Voeux dangereux

La crise sanitaire du Covid-19 a souligné des failles au sein de la vision technocratique de la politique du gouvernement. De nombreuses personnalités politiques et médiatiques préfèrent pourtant faire porter la responsabilité du désastre sanitaire sur le système néo-libéral.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico.fr : La gestion de la crise sanitaire du Covid-19 a mis en avant de nombreuses failles dans la vision technocratique de la politique du gouvernement Macron. Pourtant, de nombreuses figures du monde politique et médiatique préfèrent faire porter la responsabilité du désastre sanitaire sur le système néo libéral. Pourquoi ? 

Vincent Tournier : Il y a un lien entre ce que vous appelez la vision technocratique et le néo-libéralisme. Cela peut paraître étonnant mais ce lien se comprend si on définit précisément de quoi on parle. Que recouvre en effet le néo-libéralisme ? Pour certains, il n’y a pas de différence entre le libéralisme et le néo-libéralisme, les deux renvoient aux politiques lancées par Margaret Thatcher et de Ronald Reagan dans les années 1980. Pour d’autres en revanche, le néo-libéralisme est très différent du libéralisme car il s’agit plutôt d’une sorte de synthèse entre le libéralisme et la social-démocratie. La source se trouve moins du côté des libéraux que du côté des leaders issus de la gauche comme Tony Blair (Royaume-Uni), Bill Clinton (Etats-Unis) ou Gerhard Schröder (Allemagne). Tony Blair avait parlé de la Troisième voie. La philosophie principale consiste à adapter l’Etat à la mondialisation. Le but n’est donc pas de se débarrasser de l’Etat comme le voudraient les libéraux purs et durs (ce qui pourrait alors se traduire par une privatisation totale des services publics et des assurances sociales) mais plutôt de rapprocher l’Etat du fonctionnement des entreprises de façon à rendre celui-ci plus compétitif et rentable. 

La politique menée par Emmanuel Marcon se situe plutôt dans cette lignée. Or, cette politique a des liens très étroits avec la gestion technocratique. Elle implique en effet de responsabiliser les individus, de déléguer les compétences au niveau local et au niveau européen, mais aussi et surtout de développer l’évaluation des politiques publiques et de mettre en place des indicateurs de performance, bref de créer un appareillage complexe et finalement assez bureaucratique destiné à contrôler l’Etat et à limiter son action. Cette politique ne mène pas à une disparition de l’Etat, mais à sa transformation. Pour les tenants du néo-libéralisme, cette transformation est la meilleure façon de gérer les sociétés modernes car les individus aspirent à avoir le plus de libertés possibles. Le problème est que cet Etat transformé n’est plus vraiment capable de penser l’intérêt général, donc de prévenir des crises graves comme celle du coronavirus, et encore moins d’y faire face. A force de dire que la priorité est d’adapter l’Etat à la mondialisation, on a fini par négliger les missions fondamentales de celui-ci. 

Edouard Husson : Parler de « néolibéralisme » est devenu un slogan. Plus personne ne sait de quoi il s’agit. Il se trouve qu’hier j’ai donné un cours à distance sur Margaret Thatcher. On en fait la fondatrice d’un truc affreux, qui s’appelle le « néolibéralisme ». Eh bien, quand on regarde entre 1979 et 1989 - le tableau est immédiatement consultable sur la page biographique Wikipedia en anglais - la « Dame de Fer » a fait reculé l’intervention publique dans trois secteurs: l’aide au logement, l’industrie et le transport; elle a augmenté le soutien de l’Etat dans neuf domaines: l’environnement (7,9% en budget réel), la défense (9,2%), l’éducation (13,7%), la sécurité sociale (+31,8%), l’hôpital (+31,8%), le soutien aux demandeurs d’emploi (+33,3%), la police (+53,3%). Les dépenses publiques ont augmenté de 12,9% au total pendant cette période mais les privatisations dans l’industrie, l’ouverture des frontières, la circulation des capitaux, les investissements étrangers directs ont produit une croissance économique d’un peu plus de 2% par an alors que le pays avait connu une sévère récession dans les années 1970 et un nombre record de journées de grève. C’est-à-dire que la dépense publique s’appuyait sur la création de richesses !  En particulier, il est extrêmement important de voir que Margaret Thatcher n’a nullement remis en cause un des piliers de la Grande-Bretagne depuis la Seconde Guerre mondiale, le système de santé publique. Ce n’est pas le « néolibéralisme » qui est en cause chez nous, c’est même le contraire, puisque notre pays a parmi les dépenses les plus élevées au monde dans le système de santé. Mais le budget consacré par l’Etat va dans le développement d’une bureaucratie hospitalière plutôt que dans le développement des infrastructures et des équipements hospitaliers. 

La France est un pays dont la culture favorise traditionnellement le centralisme et l'égalitarisme. Y a-t-il un risque pour le pays de voir des positions économiques et politiques illébérales prédominer dans le paysage national au sortir de la crise ?

Vincent Tournier : Il est certain que beaucoup de choses vont devoir être revues à l’issue de cette crise. Mais cela risque d’être compliqué pour deux raisons. Tout d’abord, les désaccords qui existaient avant la crise ne vont pas disparaitre par enchantement. Tous ceux qui critiquent les politiques actuelles vont tenter de peser dans le débat, mais ils vont le faire en ordre dispersé. En particulier, l’extrême-gauche va demander davantage de moyens pour les services publics tandis que l’extrême-droite va demander que la question de l’immigration et du séparatisme des banlieues soit désormais abordée frontalement. Ce clivage pourrait rendre stérile l’opposition et laisser les mains libres à une coalition du centre, ce qui peut créer un contexte explosif. 

Ensuite, tout va dépendre de l’ampleur de la crise, dont la force se mesurera essentiellement par le nombre de morts. Si nombre de morts reste inférieur à 20.000, on serait alors dans l’équivalent d’une grosse épidémie de grippe et dans ce cas les conséquences politiques pourraient rester limitées. En revanche, si le bilan humain est nettement plus lourd, et surtout si on a en plus un bilan économique désastreux avec des faillites en cascade, un fort taux de chômage et une pauvreté galopante, alors il est évident que les effets politiques seront beaucoup plus importants. 

Il faut bien voir que, dans toute crise, on cherche des responsabilités. Les gouvernants sont mis en accusation, ce qui est logique. Dans les cas extrêmes, les régimes politiques eux-mêmes peuvent être pointés du doigt. Ce ne serait pas la première fois : la défaite contre la Prusse en 1870 ou la défaite contre l’Allemagne en mai-juin 1940 ont provoqué des changements de régime. En Allemagne, la crise de 1929 a également provoqué la chute de la République de Weimar. A chaque fois, le régime politique en place a été rejeté au nom d’une soif de purification et de renouveau. On ne peut pas comprendre la popularité du régime de Vichy sans avoir à l’esprit que pour beaucoup de Français la IIIème République avait totalement failli et devait disparaître.

Certes, on n’en est pas là. Le régime de la Vème République ne fait pas l’objet d’un rejet virulent. En outre, le calme semble régner. Les gens respectent globalement le confinement et, en dehors des quartiers sensibles, on ne voit pas de mouvements organisés de refus ou de désobéissance, même dans les milieux de l’ultra-gauche. Mais ce calme est peut-être trompeur. Il est possible que le confinement fasse office de couvercle sur la marmite. Qui sait comment les gens vont réagir une fois que le confinement va se terminer ? Les haines contre Macron et son gouvernement auront-elles été amplifiées et exacerbées par la façon dont la crise a été gérée ou bien, au contraire, les gens vont-ils se dire que, tout compte fait, la crise a été plutôt bien gérée ? 

Les deux options sont encore possibles. Dans tous les cas, le gouvernement va devoir anticiper sérieusement la sortie du confinement. S’il veut éviter que cette sortie ne débouche sur une crise majeure, il a intérêt à prévoir un solide train de réformes, notamment dans le domaine de la santé, mais pas seulement. Il va par exemple falloir relancer sérieusement la question de l’autarcie en matière industrielle de façon à ne plus avoir à se retrouver dans cette situation ubuesque où la France dépend du bon vouloir de la Chine. Cela fait typiquement partie des questions qui vont être posées : commercer avec tout le monde, c’est sans doute très bien, mais une démocratie peut-elle confier à une tyrannie le soin de produire des appareils qui pourraient lui être vitaux ? La même question pourra se poser à l’Union européenne car on a pu voir que la solidarité entre les pays est loin d’être automatique. Là encore, si Emmanuel Macron veut sauver l’Europe, il va falloir qu’il soit très imaginatif. On dit qu’en Italie les gens commencent déjà à brûler le drapeau européen...

Edouard Husson : Notre pays a complètement manqué le tournant de la Troisième Révolution Industrielle. La révolution de l’information, comme l’a montré Jean-Jacques Rosa dans un ouvrage magistral paru il y a plus de vingt ans (« Le second vingtième siècle »), rendant l’information hyperabondante et quasi-gratuite, donne une extraordinaire autonomie aux acteurs économiques. Nous assistons, depuis les années 1970, au retour de l’entreprise et, phénomène concomitant, la taille moyenne des entreprises diminue. La France a d’abord suivi ce mouvement, dans les années 1980. Il y a eu une politique pragmatique de désinflation compétitive à partir de 1983, une série de privatisations et, surtout, une prolifération de nouvelles entreprises. C’est à tel point qu’au moment où l’Allemagne connaissait un ralentissement économique et pratiquait une politique de relance par la dépense publique en faisant la réunification, la France était sur le point de connaître un nouveau miracle économique. Hélas, nos dirigeants ont choisi d’entrer précisément à ce moment dans la monnaie unique européenne. Non seulement l’alignement des taux d’intérêt français sur les taux allemands a causé l’une des pires récessions de l’après-guerre mais de fait le pilotage de l’économie s’est concentré entre les mains du Ministère de l’Economie et des Finances. L’administration centrale a utilisé l’euro comme un instrument de contrainte sur l’économie, de recentralisation du pilotage. La manière dont la gestion publique s’est informatisée est à la fois une catastrophe et l’un des grands scandales des années 2000. On a mis en place des systèmes (un par ministère !) la plupart du temps inefficaces. Comme la surévaluation de l’euro pour l’économie française détruisait l’économie industrielle, d’une part, et que, d’autre part, la France disposait d’une assez bonne réputation désormais sur les marchés, à l’abri des taux alignés sur l’économie allemande, nous avons compensé notre perte de compétitivité (accrue par les 35h) par l’emploi public, massivement créé. Il y a bien eu quelques tentatives d’inverser la tendance, comme la RGPP, mise en place par Nicolas Sarkozy mais, tandis que l’administration centrale faisait un effort, la fonction publique territoriale explosait.

C’est tout cela que les critiques du néolibéralisme ne veulent pas voir.  Nous avons créé une fonction publique pléthorique et inefficace, à tous les niveaux. Elle est même pire qu’inefficace. Regardez la complexité du système administratif de santé publique en France et comparez la à la simplicité du système allemand, fondé sur une subsidiarité ascendante: agences locales de santé publique, ministères régionaux de la santé, ministère fédéral. La lutte contre le Coronavirus en Allemagne s’est appuyé sur une action en première ligne des agences infrarégionales, une coordination entre les régions et des interventions rares mais stratégiques du ministère berlinois. Rien à voir avec la paralysie engendrée par des interventions permanentes du Ministère parisien ou des ARS pour, en général, interdire l’initiative locale. 

Le monde hospitalier, et en particulier le personnel soignant, est durement frappé durant cette crise. Pour autant, ils ne sont pas ceux dont les syndicats sont les plus puissants. Au sortir de cette crise, ceux qui combattent le virus ne risquent-ils pas de voir des acquis supplémentaires leur échapper au profit d'autres structures mieux organisées et déjà privilégiées ?

Vincent Tournier : C’est un problème classique. En cas de crise, ceux qui sont en première ligne bénéficient de tous les honneurs mais une fois que la crise est passée, chacun regarde ailleurs et oublie les belles promesses. Les militaires savent bien qu’ils sont adulés en temps de guerre mais que, une fois la paix revenue, le temps de la reconnaissance est très bref. Après une crise, les sociétés ont envie d’oublier, de tourner la page, elles n’aiment pas ressasser leurs malheurs. Les applaudissements que l’on entend tous les soirs pour soutenir les soignants risquent d’être sans lendemain. De plus, dans un moment de désorganisation et de flottement du pouvoir, ce sont les groupes les plus organisés et les plus combattifs qui parviennent à tirer leur épingle du jeu. Les soignants savent certes se défendre et ils ont vraisemblablement des relais au sein du monde politique, mais ils ne sont pas forcément les mieux placés. On vient par exemple d’apprendre que, à Nancy, l’Agence régionale de santé entend toujours appliquer son plan de suppression de 600 postes après la crise, ce qui montre que le rapport de force n’est pas franchement en faveur des soignants. Cela n’est pas très étonnant : le monde médical est un secteur qui est peu politisé et très féminisé, mais aussi qui refuse par conscience professionnelle de cesser le travail, autant d’éléments qui ne lui confèrent pas un poids très fort dans la négociation. Surtout si on part du principe, comme le disait Emmanuel Macron, que la santé nous coûte « un fric de dingue »…

Edouard Husson : L’émotion populaire va obliger le gouvernement à remettre de l’argent dans l’hôpital. Pour autant, on ne supprimera pas la couche de bureaucratie. On mettra sans doute en place une nouvelle couche de bureaucratie pour contrôler l’inefficacité de la première! Globalement, tout va dépendre de ce qui se passe au niveau européen. L’euro va-t-il être rafistolé une nouvelle fois? Dans ce cas, dépense publique, prolifération des fonctionnaires et pouvoir des syndicats pourront continuer comme avant. Si en revanche il éclate rapidement, la France va se retrouver devant la vérité des prix: obligée de revenir à une gestion pragmatique et saine de son économie, elle ne pourrait plus continuer la mauvaise gestion qui nous caractérise depuis l’élection de François Hollande. Ce n’est pas le « néolibéralisme »  qui est en cause, c’est la piètre gestion de l’Etat par une haute fonction publique qui n’a pas été formée à l’économie de la Troisième Révolution Industrielle.

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