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Non la démocratie n’a pas été dissoute en France. Mais des questions sérieuses se posent sur l’État de droit
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Libertés publiques

Alors que Nicole Belloubet a expliqué dans une tribune publiée le 1er Avril par Le Monde que "l'État de droit n'est pas mis en quarantaine", de nombreuses questions se posent sur cet État de droit" et les libertés publiques en cette période de crise.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Didier Maus

Didier Maus

Didier Maus est Président émérite de l’association française de droit constitutionnel et ancien maire de Samois-sur-Seine (2014-2020).

 

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Atlantico.fr : S'il est bien entendu absurde de dire que nous ne vivons plus en démocratie, la population a-t-elle le droit de se demander si les libertés publiques sont parfois mises entre parenthèses sans justifications sanitaires ? Si tel est le cas, pouvez-vous nous en donner quelques exemples ?

Christophe Boutin : Vous avez tout à fait raison de noter que l’on peut lire ou entendre ici ou là des critiques qui sont tout à fait excessives. Nous sommes bien toujours en démocratie, et c’est selon des règles démocratiques que le gouvernement a fait voter la loi permettant de mettre en œuvre l'état d'urgence sanitaire et d'agir par voie d'ordonnances. Il s’agissait ainsi, d'une part, de résoudre au plus vite des questions posées par la pandémie, et, d'autre part, d'anticiper sur un nombre de conséquences dommageables - et de contentieux inutiles – qu’auraient nécessairement entraînées les contraintes liées au confinement, toute une série de procédures impliquant le respect de délai précis.

Il est bien certain ensuite que l'on porte atteinte actuellement à un des libertés fondamentales, au premier rang desquelles, pour prendre cet exemple évident, la liberté d'aller et venir, peu compatible on en conviendra avec les règles du confinement. Mais c'est le principe même de l'état d'urgence, qu'il soit sanitaire ou pas, et le juge administratif a développé depuis bien longtemps une théorie des « circonstances exceptionnelles » permettant, dans certains cas très rares, et sous son contrôle, de limiter les libertés fondamentales sans que l'État de droit ne soit remis en question.

Encore faut-il bien sur que ces mesures soient justifiées par l’objectif poursuivi. N’étant pas, au contraire visiblement de la plupart des utilisateurs de réseaux sociaux, un spécialiste en virologie,  je me garderai de m'interroger sur la nécessité du confinement absolu et des limites qui peuvent lui être apportées. Mais je crois que nous avons assisté en France à la mise en place de quelques mesures inutiles, par volonté  de simplifier le travail de l’administration et à cause du comportement de certains individus.

C'est ainsi, par exemple, que le gouvernement et le chef de l'État ont eu beau jeu d’évoquer les incivilités de Français qui, au premier jour de printemps, avaient choisi de ne pas respecter la fameuse « distanciation sociale » et de se vautrer en groupe sur les pelouses parisiennes ou les plages vendéennes, pour interdire à tous l'accès aux parcs ou aux plages. L’habitant d’une commune littorale, à la plage parfois aussi immense que déserte, qui peut se promener librement pendant une heure et dans un rayon d’un kilomètre, ne peut donc mettre le pied sur le sable, quand parcs et jardins sont fermés alors qu'il serait sans doute plus agréable de circuler entre deux parterres qu'entre deux rangées d'immeubles, fussent-ils haussmanniens – et a priori pas plus dangereux. Que l’on puisse faire une heure de footing en ville mais pas sur une plage manque de la plus élémentaire logique si l’on s’en tient à l’objectif sanitaire, et les préfets, pour prendre un autre exemple, peinent à expliquer aux populations l’interdiction de certains marchés - mais pas de tous !

Dans tous ces cas, il s'agit en fait d'anticiper sur d'éventuels comportements fautifs, et, plutôt que de sanctionner ces derniers, on choisit par une mesure générale « d'emmerder tout le monde » - un reproche que Georges Pompidou avait déjà fait à l'administration française en son temps. On a bien conscience qu’il ne faut pas épuiser les FSI, qui ont d’autres choses à faire que de courir derrière des irresponsables, et font leur travail dans des conditions parfois très difficiles, et que ce ne sont là que des violations bien mineures des libertés individuelles, mais ce genre d'aberrations finit par faire peser un doute sur la nécessité des autres mesures, et laisse flotter comme un parfum d’arbitraire.

Didier Maus : L’interrogation sur la combinaison de l’état d’urgence sanitaire avec les libertés fondamentales est légitime, normale et utile. La même interrogation avait d’ailleurs déjà vu le jour au moment des attentats terroristes de 2015 lorsque l’état d’urgence, version loi de 1955, instaurée pour des motifs d’ordre public au sens large, avait permis de prendre des mesures exceptionnelles comme des assignations à domicile ou des fermetures d’établissements religieux. A cette époque, qui n’est si lointaine, au-delà d’un accord ou d’un désaccord sur le fond du sujet, nous avions tous constaté deux grandes améliorations par rapport aux périodes antérieures, par exemple les années de la Guerre d’Algérie : 1) l’existence de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) permet désormais de contester les mesures législatives adoptées par le Parlement ; 2) le juge administratif (tribunaux administratifs et Conseil d’État réunis) statue de plus en plus rapidement sur les affaires mettant en jeu les libertés individuelles ou collectives et n’hésite pas à sanctionner les erreurs juridiques ou  de fait commises par les autorités publiques.

De ce point de vue, la loi du 23 mars 2020 sur l’état d’urgence sanitaire ne fait pas exception. Elle n’a pas été soumise au contrôle à priori du Conseil constitutionnel (ce que j’estime regrettable). Il est désormais possible à ceux qui seraient sanctionnés pour manquement soit direct à la loi soit dérivé pour les mesures prises pour son application de soulever une QPC et, si les juridictions la considère comme justifiée, de la voir juger par le Conseil constitutionnel. Ce dernier a d’ailleurs tenu à préciser, le 26 mars, à l’occasion de son contrôle de la loi organique qui suspend les très stricts délais de la procédure de la QPC que rien n’interdit aux juges de tenir compte de l’urgence du dossier. En clair, cela signifie que si une QPC relative à l’état d’urgence sanitaire est soulevée, il est nettement préférable que la procédure soit, au contraire, accélérée pour que le litige soit tranché avant la fin de l’état d’urgence.

Du point de vue des décisions individuelles, qu’elles soient pénales ou administratives., les voies de recours habituelles existent : en droit pénal un contravention ou un délit ne peut être sanctionné que s’il existe une définition précise de l’infraction. Une instruction administrative ne lie en aucun cas le juge. 

En matière administrative, la loi du 23 mars a innové en prévoyant que les recours contre des décisions prises pour son application seront jugés selon des procédures d’urgence. Le Conseil d’État en a déjà fait application dans plusieurs décisions du 28 mars.

Édouard Philippe a dit qu'il souhaitait que les Français achètent leur pain en boulangerie. Or, de nombreuses contraventions sont données lors des contrôles de police car les gens n'achètent qu'une baguette de pain. Un État de droit peut-il fonctionner avec de telles injonctions contradictoires ? L'arbitraire n'est-il pas, justement, une négation de l'État de droit ?

Christophe Boutin : Vous évoquez là un problème effectivement majeur. Qu’est-ce que l’arbitraire ? C’est le fait de dépendre de la bonne volonté de quelqu’un, soit à cause d’une totale absence de règles, ou de leur changement permanent, ce qui revient au même, soit parce que la règle laisse une trop grande part d’interprétation à l’autorité chargée de l’appliquer ou que des consignes contradictoires ont été émises.

Or des contradictions, nous n'en avons pas manqué depuis le début de cette crise, quand le Président expliquait doctement que l’on devait rester chez soi « et en même temps » que l’on devait aller voter. Quant aux interprétations laissées à l’humeur, bonne ou mauvaise, de l’agent d’autorité, malgré une amélioration, la nouvelle « attestation de déplacement dérogatoire » que chaque Français doit avoir sur lui en regorge. On peut ainsi sortir de chez soi pour « des achats de première nécessité », mais certains ont été sanctionnés pour être allés acheter leur baguette, quand Édouard Philippe nous explique que les boulangeries restent ouvertes. De la même manière, le « motif familial impérieux » laisse une large part d'interprétation, comme aussi la « consultation ne pouvant être différée » : dans un certain nombre de déserts médicaux de la France périphérique, où avoir réussi à décrocher un rendez-vous avec un spécialiste en moins de neuf mois est déjà un exploit, on peut considérer que, même pour une affection bénigne, la consultation « ne peut être différée ».

On retrouve aussi le regard personnel porté par l’agent d’autorité sur certaines des contradictions de l’attestation. Ainsi, s'il est permis de se livrer à une « activité physique », elle ne peut être qu'individuelle, alors que la « promenade » peut s'effectuer avec les personnes regroupées dans un même domicile : normalement donc, un père peut se promener avec son fils, mais ne peut pas faire un footing avec lui. Et je passe sur les appréciations qui peuvent être portées sur d’évidentes erreurs matérielles (on coche deux cases par erreur, mais on ne veut pas réimprimer un document…).

Le fils d’un mien ami, le jeune Ar., soucieux de respecter la loi, a appelé il y a deux jours le commissariat de son domicile pour savoir s’il pouvait quitter son lieu de confinement pour se rendre à trois kilomètres récupérer ses cours dans sa thurne d’étudiant, plaidant le déplacement professionnel. La seule réponse a été de lui dire que, oui, sans doute, mais que cela dépendrait en fait de l’avis de l’agent qui, éventuellement, le contrôlerait… Un flou bien proche de l’arbitraire. Or on constate hélas certains excès de zèle, de la personne sanctionnée pour être allée déposer des fleurs dans un cimetière pourtant ouvert à la contravention dressée au propriétaire d'un animal qui allait lui porter de l'eau pour qu'il ne crève pas.

Alors, bien sûr, on peut exercer un recours, et le juge pourra considérer que l'interprétation a été erronée, et peut-être même annuler la sanction. Mais il serait peut-être préférable que des consignes soient données pour éviter de telles dérives… et ce plus encore quand, manifestement, alors que la loi devrait s'appliquer de manière égale, certaines catégories de résidents sur le territoire, qui ne semblent pourtant pas plus respectueux des consignes données, y échappent pour telle ou telle raison de « grande politique ».

Didier Maus : Un souhait exprimé par le Premier ministre ou tout autre responsable gouvernemental ne constitue pas une injonction. Seuls des textes juridiques précis peuvent le faire. En même temps, il est normal que les services de police et de gendarmerie chargés du contrôle obéissent aux consignes qu’ils reçoivent de leur hiérarchie. L’arbitraire existerait s’il n’était pas possible de contester les contraventions et si les tribunaux ne conservaient pas leur marge d’appréciation. Dans ce contexte le rôle des avocats est central. Sans céder à la tentation d’un contentieux par principe il est normal que la défense fasse usage de toutes les possibilités qui s’offrent à elle. Les avocats sont des rouages essentiels du fonctionnement d’une justice indépendante. Pour prendre l’exemple des courses de la vie quotidienne, il est très difficile de définir la notion « d’achats de première nécessité ». Ils varient d’une personne à une autre, d’une famille à une autre. Ils doivent être appréciés de manière concrète. Si vous préférez acheter tous les jours du pain frais et, de ce fait, prendre le risque de sortir, personne ne peut vous en empêcher, sauf à ce qu’un arrêté vous prescrive le contraire et à ce que vous le contestiez.

Prenons l’exemple d’un membre du corps médical ou para médical dont la voiture, indispensable pour assurer son service, rend l’âme. Son rapide remplacement relève-t-il d’un achat de première nécessité ?

Que peut-il se passer lors d'un retour à un état normal ? Les normes peuvent-elles passer ? Si oui, quelles conséquences pourraient-elles avoir sur l'État de droit ?

Christophe Boutin : C'est sans doute la question la plus importante qui peut se poser, celle du retour à la normale, avec trois problèmes par rapport à ce que vous appelez l'État de droit.

Le premier est la question de la fin de l’état d’urgence sanitaire, laissé à libre appréciation du pouvoir en place. Certes, l’avis du comité scientifique, « rendu public » de manière périodique, peut jouer un rôle, mais c’est bien flou. La sorte de l’article 16 a été autrement encadrée par la dernière révision constitutionnelle !

Le second porte sur la question des modalités du retour à l'état initial, quand un certain nombre d'inégalités de situation pourraient être créées : on parle, par exemple, de dé-confiner région par région, ou par tranche d'âge. C'est possible, puisque l’égalité ne s'applique que lorsque les situations sont identiques, et donc qu’a contrario des situations différentes peuvent appeler des réponses différentes, mais encore faudra-t-il être en mesure de l’expliquer de manière pédagogique… et de le prouver en cas de recours. On peut espérer que le contrôle du juge - et même la simple menace de ce contrôle - conduira le pouvoir normatif à être prudent on édictant les règles de sortie de confinement.

Mais il est un troisième problème éventuel, que l'on a déjà connu en fait avec l'état d'urgence, et qui pourrait bien se retrouver avec cet état d'urgence sanitaire. On l’a dit, un état d'urgence permet de  mettre en place un certain nombre de règles dérogatoires du droit commun, justifiées par des circonstances exceptionnelles, et qui vont tous dans le même sens : le renforcement des pouvoirs de l'État, et, a contrario, une diminution des libertés individuelles. Or lorsqu'il s'est agi d’en terminer en France avec l'état d'urgence mis en place après les attentats terroristes, on n’a pas hésité à faire passer certains des éléments qui en relevaient dans le droit « normal », celui qui régit non pas la situation exceptionnelle, mais bien la vie de tous les jours, l’État ne voulant pas se priver de ces nouveaux instruments d’action au quotidien.

Nous voyons actuellement se multiplier, avec cet état d’urgence sanitaire - et partiellement à cause, rappelons-le, de comportements individuels effectivement incivils et devant être sanctionnés -,  des mesures générales de contrôle des populations (on parle par exemple de la géolocalisation des téléphones, mais il y aussi d'autres éléments), mesures dont on aimerait bien être certains qu'elles disparaîtront avec les circonstances exceptionnelles qui ont conduit à en user. Et c’est sur ce point je crois que les défenseurs des libertés devraient être particulièrement attentifs dans les temps à venir.

Didier Maus : La notion même de « retour à une situation normale » devra être précisée. Il est toujours plus brutal et rapide d’entrer dans un état de crise que d’en sortir. Il y aura nécessairement un droit de sortie de crise qui prendra en compte la durée de la crise et celle du retour à la normalité. La loi du 23 mars précise d’ailleurs que la fin de l’état d’urgence sanitaire entraîne la fin des mesures exceptionnelles prises sur son fondement. Il y aura une période transitoire.

L’histoire nous enseigne qu’il existe toujours un « droit de la crise ». En France, l’état de siège de la loi de 1878, la théorie des pouvoirs exceptionnels mise en avant par le Conseil d’État en 1918, l’état d’urgence de la loi modifiée de 1955, l’article 16 de la Constitution de 1958 sur les pouvoirs très exceptionnels du Président de la République en sont des illustrations. Lorsque l’état d’urgence sanitaire d’aujourd’hui sera levé, il deviendra indispensable de réfléchir à une loi permanente sur l’état d’urgence sanitaire. Espérons que le Parlement sera en mesure de le faire à froid et en fonction des impératifs de santé publique et de la préservation des droits fondamentaux. C’est cela aussi l’état de doit : ne pas improviser.

Propos recueillis par Edouard Roux

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