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Matignon : avis de tempête pour Pierre Messmer
©AFP

Bonnes feuilles

Frédéric Turpin publie "Pierre Messmer, le dernier gaulliste" aux éditions Perrin. Héros de la France combattante, grand serviteur de la nation et homme de lettres, Pierre Messmer a connu un parcours exceptionnel. Frédéric Turpin brosse le portrait de cet homme de convictions. Extrait 2/2.

Frédéric Turpin

Frédéric Turpin

Professeur d'histoire contemporaine à l'Université Savoie Mont Blanc, Frédéric Turpin est spécialiste d'histoire politique (du gaullisme tout particulièrement), de la décolonisation et des mondes ultra-marins. Il est notamment l'auteur de De Gaulle, Pompidou et l'Afrique : décoloniser et coopérer. 1958-1974 (2010 ), Jacques Foccart. Dans l'ombre du pouvoir (2015) et de La France et la francophonie politique. Histoire d'un ralliement difficile (2018, prix Jean Sainteny 2019 de l'Académie des sciences morales et politiques).

 

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La mémoire collective a volontiers retenu des vingt‑deux mois passés par Pierre Messmer à Matignon un souvenir négatif, sinon peu valorisant. Les médias ont joué un grand rôle dans la création et la diffusion de cette image. L’homme n’aurait pas été un bon Premier ministre. Une fois posé ce constat, les circonstances atténuantes surgissent dans la foulée pour justifier ou expliquer simplement pourquoi cette personnalité politique n’aurait pas correspondu au costume si particulier d’un Premier ministre de la Ve république. 

Le contexte est d’abord mis en avant. Les temps deviennent difficiles du point de vue économique et social avec la fin des Trente Glorieuses consécutive au premier choc pétrolier de l’automne 1973. Des choix tranchés sont décidés et appliqués. 

Ensuite, l’homme n’était pas l’un de ces grands fauves politiques dont l’existence est entièrement vouée à la conquête du pouvoir et à son exercice dans la durée. Tout au plus lui reconnaît‑on d’être un bon général exécutant les ordres de son chef : le président de la république. C’est d’ailleurs dans cette configuration qu’il a donné, de l’avis quasi unanime, le meilleur de lui‑même : aux Armées sous la présidence du général de Gaulle. Mais le président de l’époque n’est autre que Georges Pompidou, qui, lorsque Messmer devient Premier ministre en juillet 1972, est déjà diminué par la maladie qui l’emportera le 2 avril 1974. Pour reprendre la formule de Georges Suffert dans Le Point du 17  décembre 1973, qui titre « Crises, Messmer doit partir », « il n’est que la voix de son maître, mais il a peu de voix et il y a peu de maître ».

Ces deux ans passés à Matignon sont pour l’ancien ministre du Général à la fois une consécration légitime au vu de son parcours depuis juin 1940, mais aussi un long chemin de croix. Ce ne sont plus les balles allemandes ou italiennes qui tentent de l’occire : ce sont désormais les tentatives d’assassinat politique qui viennent, le plus souvent, de son propre camp, dans une atmosphère de fin de règne pompidolien et gaulliste.

Une fausse surprise

La situation justifie, aux yeux du président de la république, un changement de Premier ministre. Entre Olivier Guichard et Pierre Messmer, il jette son dévolu sur ce dernier. Le ministre d’État des DOM‑TOM ignore initialement tout des cogitations et, finalement, du choix présidentiel. Il est vrai que durant les premiers mois de 1972, dans les allées proches du pouvoir, se murmurait un autre nom pour remplacer Jacques Chaban‑Delmas. Olivier Guichard, alors, comme l’assuraient notamment Pierre Viansson‑Ponté du Monde et bien d’autres au sein de l’UDR, avait les faveurs des pronostics. Et il semble bien que Pompidou l’ait même sollicité. Le président nomme finalement Messmer, ce qui doit être analysé, souligne Gilles Le Béguec, comme « une décision positive » et « non une décision négative, c’est‑à‑dire en défaveur d’Olivier Guichard ». Ce n’est que tardivement que Messmer apprend que le choix présidentiel s’est porté sur lui. Le 21  juin 1972, Pompidou le convie à déjeuner à l’Élysée et l’informe clairement de sa décision de le nommer Premier ministre en remplacement de Jacques Chaban‑Delmas. Il lui demande d’« être le ferment dans la pâte » en vue des élections législatives de mars 1973. Son ami Hubert Germain se souvient d’avoir rencontré Messmer peu avant ce déjeuner. « Il me dit : “Je vois Pompidou cette semaine.” Je le revois une semaine après. Il ne m’a rien dit mais son fonctionnement intellectuel avait changé. Je me suis dit : “Toi tu vas être Premier ministre dans deux ou trois jours.” » 

Sa nomination fait suite au semi‑échec ou à la semi‑victoire du référendum du 23 avril 1972, décidé par Georges Pompidou, sur l’entrée du Royaume‑Uni dans la Communauté économique européenne. Le président espérait alors remobiliser sa majorité parlementaire et son électorat tout en divisant socialistes et communistes en phase de rapprochement. La mobilisation se révèle plus faible qu’espérée et le scrutin n’entame pas la dynamique d’unité de la gauche qui aboutit à la signature du Programme commun fin juin 1972. De plus, dans la perspective des élections législatives qui doivent se tenir en mars 1973, Jacques Chaban‑Delmas apparaît trop marqué par les scandales politico‑financiers, certains le touchant directement. Le président entend rompre avec cette spirale de scandales qui ternit l’image de son mandat et crée un climat politico‑social délétère exploité par l’opposition. en outre, et c’est probablement l’élément de trop dans les relations complexes qu’entretiennent le président et son Premier ministre, celui‑ci annonce qu’il va demander un vote de confiance à l’Assemblée nationale sans avoir obtenu au préalable le consentement de Georges Pompidou et du Conseil des ministres. Mis devant le fait accompli, ceux‑ci donnent quitus au Premier ministre le 17 mai, mais les réserves sont fortes. Pompidou, rapporte son fils Alain, est « excédé » par le comportement de son Premier ministre et « fatigué » par les effets du traitement de sa maladie (même s’il ne sait pas ce dont il souffre exactement). 

Les conseillers politiques du président font alors feu de tout bois contre Jacques Chaban‑Delmas qu’ils accusent, depuis ses premiers pas, de trahir le gaullisme. Juillet sonne la charge et l’hallali contre Chaban : « La majorité actuelle, écrit‑il dans une note manuscrite à Georges Pompidou du 22 mai 1972, est en plein désarroi : assaillie ou brocardée par la presse, la radio, la télévision – honteuse des scandales qui éclatent dans ses jambes comme des pétards – traumatisée par le référendum, elle voit avec effroi, à quelques mois des élections législatives, ses propres électeurs douter d’elle et la mettre en question. » elle réclame selon lui « un chef énergique, inattaquable, loyal » qui lui redonne confiance en elle. Le constat est donc sans appel : « Puisque le gouvernement est usé, il faut le changer. » il recommande en conséquence au président la « constitution d’un gouvernement de combat composé d’un nombre restreint de ministres : aux postes électoraux des hommes chevronnés et sûrs (ou contrôlés) –  aux postes techniques des inconnus du public (jeunes parlementaires ou fonctionnaires) ; le tout mené par un homme critique et sûr dont la personne dégage une impression d’autorité. C’est pourquoi l’hypothèse Guichard paraît hasardeuse et il conviendrait mieux de la réserver pour la prochaine législature où ses habiletés politiques et ses tendances naturelles au compromis seraient plus utiles. L’hypothèse Messmer paraît mieux cadrer avec les données ». Ce sont bien les conclusions auxquelles Georges Pompidou est arrivé. Début juin 1972, au cours d’une conversation avec son fils Alain, il lui confie : « J’ai besoin d’une personnalité de confiance comme Premier ministre, le plus loyal est Pierre Messmer : il va être étonné. » 

La nomination de Pierre Messmer à Matignon s’inscrit dans ce contexte politique difficile. Il s’agit d’apporter du sang neuf pour remporter les futures élections législatives et éviter une potentielle cohabitation ; Pompidou, prudemment, refuse de s’exprimer sur le sujet, conservant ainsi toutes les options ouvertes. L’opération vise aussi à rassurer un électorat gaulliste en quête de repères. « On lui montrerait, regrette le gaulliste de gauche Léo Hamon, un autre visage du gaullisme, plus classique, insoupçonnable à tous égards. » Pour un nombre croissant de Français, l’UDR connaît une dérive vers la droite conservatrice, oubliant le volet social du gaullisme qu’incarnait le Général. Mais plus qu’une dérive droitière, voire un « tournant conservateur » que la gauche se plaît à marteler, il s’agit plus d’une crispation idéologique avec en arrière‑plan la maladie présidentielle et la question de la succession. Dans ces conditions, qui mieux que Pierre Messmer peut incarner ce « gaullisme de choc », tant par son passé, ses actions et ses convictions que son style ? La préférence qui lui est donnée plutôt qu’à Olivier Guichard par le président et ses stratèges de l’Élysée trouve bien là sa source première. 

Accéder à Matignon est pour Pierre Messmer une nouvelle consécration, l’une de celles qui éclaire une vie au service de la France, de la terre africaine au ministère des Armées en passant par les sables de Bir Hakeim et les rizières du Tonkin. Le héros de guerre devenu homme d’État par la grâce du Général se meut désormais en quasi‑chef d’État, sous la direction du président Georges Pompidou. L’homme, n’en déplaise à une certaine presse qui paraît ou feint – par dépit – la surprise à l’annonce de cette nomination, est prêt à assumer cette haute fonction. Affirmer qu’il ne l’a pas voulue relève de la gageure tant devenir Premier ministre du président Georges Pompidou paraît dans la logique de son parcours gaulliste et national. « L’hypothèse Messmer » avait d’ailleurs été envisagée par le général de Gaulle en 1967. Cette perspective existe depuis son entrée au gouvernement en 1960. Mais, contrairement à d’autres caciques du mouvement gaulliste et de la majorité, il ne s’est jamais levé tous les matins en y pensant. Il n’en a pas fait une ambition ultime qui conditionnerait la réussite ou l’échec de sa carrière et encore moins de sa vie. Comme toujours chez Pierre Messmer, il accueille cette nomination avec calme et sens du devoir à accomplir tant il est conscient des difficultés de la tâche et du moment critique que traversent le pays et la majorité présidentielle. 

Pierre Messmer accueille également sa nomination avec méthode : il lui faut se mettre immédiatement au travail. Sa petite équipe de la rue Oudinot, qui compte nombre de fidèles collaborateurs, est de suite mise à contribution. En quelques heures, il faut organiser une équipe à la taille de Matignon et bien sûr se saisir de tous les dossiers. Le nouveau Premier ministre est un gaulliste orthodoxe, et il entend que cela se sache. Du point de vue institutionnel, il ne peut pas y avoir de dyarchie au sommet de l’État. Le 5 juillet, il adresse au président une lettre l’assurant de la remise à disposition de son poste lorsqu’il le souhaitera. Pour bien montrer la symbiose retrouvée entre le président et son Premier ministre, Messmer prend comme directeur de cabinet le préfet Pierre Doueil, ancien collaborateur de Pompidou à Matignon, choisi personnellement par le président. L’inspecteur des finances Jacques Friedmann, qui dirige ensuite son cabinet, est choisi par Pierre Juillet qui lui demande de faire partie du cabinet du Premier ministre et le conseiller pour les affaires sociales Yves Sabouret par Marie‑France Garaud. Mais le cabinet porte incontestablement, dans son fonctionnement, la marque de Pierre Messmer. Le commandant militaire de Matignon Michel roussin, également en poste sous Jacques Chaban‑Delmas et Jacques Chirac, se souvient en ce sens qu’« on était plus dans une gestion rigoureuse et méthodique que dans un mouvement politique de réflexion. C’était la mission et le sens de la mission qu’il insufflait. Il était secondé par toute une série de personnes qui étaient formatées pour cela, en particulier les anciens de la France d’Outre‑Mer qui avaient le même système d’analyse. La boutique tournait ». Pour autant, ce n’est pas le militaire qui prime chez Messmer. « C’était d’abord l’administrateur, qui a été formé pour cela ; le côté militaire ne faisant que le conforter. C’était une administration qui marche avec Philippe Mestre, Pierre Doueil, Michel Dupuch, etc. il y avait un côté haut‑commissaire de la République. » Pour les nouveaux, le choc initial n’est pas sans surprise. Après avoir effectué une séance de culture physique dès 7 heures, le Premier ministre réunit tous les matins ses principaux collaborateurs dans son bureau à 8 h 30 précise. Ceux‑ci restent debout, parfois pendant près de deux heures. La méthode est certes singulière dans l’univers des cabinets ministériels, mais elle a le grand avantage de pousser les uns et les autres à la concision dans leurs propos, d’autant que Messmer ne se laisse jamais aller à la familiarité. Cette marque d’autorité est bien acceptée par ses collaborateurs, car l’homme en impose. « C’était un homme droit, clair et ferme, se souvient son ancien chargé de mission pour les affaires industrielles et énergétiques François de Wissocq, l’autorité faite homme, autorité qui génère l’ardeur et la confiance de ceux auxquels elle s’adresse […]. Et pour ce qui est du calme dans des circonstances inattendues, nous savions que nous avions en face de nous l’homme de Bir  Hakeim. Aussi, lorsque dans un avion du Glam qui volait à son altitude de croisière les masques à oxygène s’échappèrent de leur logement, pas un cil ne bougea dans la cabine. »

Son gouvernement est largement façonné par le président et ses conseillers politiques, Pierre Juillet et Marie‑France Garaud, qui ont beaucoup œuvré contre Chaban, même si une certaine continuité est encore de mise – « C’est Georges Pompidou qui choisit lui‑même les principaux ministres et il me le dit ». Le nouveau Premier ministre doit être le chef d’un gouvernement de combat. Il s’agit de se mettre en ordre de bataille pour les élections législatives de mars 1973. Cette volonté d’écarter le député‑maire de Bordeaux de la course à l’Élysée se retrouve dans la composition du premier gouvernement Messmer. Lorsque tombe la liste des membres du gouvernement, le 5 juillet 1972, les analystes politiques notent tout de suite que trois des signataires du manifeste des présidents de commission, qui avaient critiqué sévèrement l’ancien Premier ministre, entrent au gouvernement : Jean Charbonnel, Hubert Germain et Jean Foyer. Il s’agit également de neutraliser certaines réticences et oppositions au sein du mouvement gaulliste autour d’une figure indiscutable du gaullisme : Pierre Messmer. D’autres sont manifestement positionnés pour la suite. Le ministre délégué aux relations avec le Parlement, Jacques Chirac, devient ainsi ministre de l’Agriculture et du Développement rural, avant d’être propulsé ministre de l’intérieur en mars 1974. Pour le président et ses conseillers, l’objectif consiste également à retrouver des rapports sereins et hiérarchiques entre l’Élysée et Matignon après les difficultés rencontrées depuis l’été 1969 avec Jacques Chaban‑Delmas et son équipe. Comme Pierre Messmer l’explique lui‑même, il est considéré comme « quelqu’un d’extérieur à l’appareil politique gaulliste, mais qu’il faut ménager ». Gaullisme indiscutable et orthodoxie doctrinale, notamment du point de vue institutionnel, sens du devoir, voire de l’abnégation, et exécution méthodique des desseins stratégiques de Georges Pompidou… Pierre Messmer est bien, à l’été 1972, l’homme de la situation posée par cette équation présidentielle.

Messmer en action

Le Premier ministre s’est immédiatement mis à la tâche qu’il découvre pour l’essentiel. Le propos peut paraître surprenant lorsqu’il concerne une personnalité aussi expérimentée que Pierre Messmer, qui cumule plus de dix ans à la tête de deux ministères : les Armées et les DOM‑TOM. Mais l’office de Matignon est d’une autre nature : il ne s’agit plus de gérer en direct une politique appuyée sur une administration et des crédits ; il lui faut coordonner, arbitrer et donner le tempo général des politiques publiques des ministères. Le Premier ministre est avant tout un chef d’orchestre, le compositeur de la partition étant à l’Élysée. Pierre Messmer, comme il le reconnaît dans ses Mémoires, ne s’est « jamais senti à l’aise » à Matignon. D’autant que le Premier ministre doit également assumer la lourde responsabilité d’être le chef de la majorité parlementaire, de surcroît en période électorale. Même après la campagne électorale victorieuse des législatives de mars 1973, il aura du mal à endosser le costume de chef politique au sens partisan. Au point que six mois après ces élections, il ressent la nécessité d’expliquer son rôle et, au fond, de justifier sa présence aux parlementaires de sa majorité (UDR, républicains indépendants et Centre démocratie et progrès réunis sous la bannière Union des républicains de progrès – URP) : « J’ai tenu à vous réunir. Je l’ai fait en tant que Premier ministre, c’est‑à‑dire conformément à l’esprit de la Ve république, en tant que chef de la majorité, mais aussi comme premier responsable de l’UDR, groupe le plus important et le plus nombreux de cette majorité. Car pour nous gaullistes, ces deux fonctions sont toujours restées indissociables. C’est par son libre choix, mais aussi parce que j’appartiens à l’UDR, que le président de la République m’a chargé des fonctions de Premier ministre ; c’est parce que je suis le Premier ministre que j’assume mes responsabilités dans l’UDR, et que je coordonne son action avec nos partenaires de la majorité. » Il n’empêche que ce succès aux législatives de 1973 restera pour lui un de ses « meilleurs souvenirs » de Matignon.

C’est pourtant lui qui se trouve en première ligne lors de la campagne électorale. Il doit d’abord présider et arbitrer les réunions qui décident des investitures, l’objectif étant de présenter le plus possible de candidats uniques de la majorité présidentielle. Il lui faut aussi prévoir des accords de désistement au second tour avec les centristes de Jean Lecanuet qui ne font pas partie de la majorité. Son prédécesseur à Matignon avait heureusement amorcé la négociation pour un accord secret. Ce fut d’ailleurs l’essentiel de leur entretien de passation de pouvoirs. Entre les deux tours, Messmer et Lecanuet se rencontrent à Matignon et, après d’ultimes tractations, aboutissent à un accord qui permet à la majorité sortante de gagner avec 30 sièges d’avance dont 15 grâce à l’accord de désistement. Le président Pompidou essaie alors d’élargir sa majorité à tous les centristes en intégrant leur leader Jean Lecanuet dans le gouvernement que Pierre Messmer est en train de former (Messmer 2). Après plus de deux heures de déjeuner, le Premier ministre ne parvient pas à le convaincre. 

Les vingt mois que Pierre Messmer passe à Matignon se caractérisent par « une navigation prudente et sans grand éclat ». Le Premier ministre, constate son ami Guy de Valence de Minardière, applique « avec la régularité d’un métronome et la loyauté d’un bon petit soldat le programme concocté par l’Élysée ». La potion est initialement celle qui consiste à entretenir une croissance économique forte (un PIB en hausse de 6,6 % et des exportations de 13,5 % en 1973) et à en partager les fruits, tant dans une optique de justice sociale que de participation, sans oublier le nécessaire financement de la politique d’indépendance nationale et de ses instruments (la force de frappe nucléaire). La priorité donnée à la croissance reste centrale dans les préoccupations du Premier ministre, car elle rime encore dans l’esprit des décideurs publics avec le plein emploi et donc les progrès sociaux.

La marge de manœuvre demeure limitée tant l’action du Premier ministre s’inscrit le plus souvent dans une démarche applicative. La question de la lutte contre l’inflation illustre bien le poids du président de la république et de ses collaborateurs dans les grands choix stratégiques. Messmer en est parfois réduit à défendre des politiques dont il n’est pas toujours convaincu du bien‑fondé. Certes, lors de son discours aux parlementaires de la majorité, le 5 octobre 1973, il défend la politique du président Pompidou qui consiste à « maintenir la croissance et l’emploi, sans lesquels rien ne peut être construit, avec désormais un accent marqué sur la lutte contre une inflation de plus en plus préoccupante ». Mais le choc pétrolier de l’automne 1973 se traduit par de fortes poussées inflationnistes qui fragilisent l’économie française, la stabilité du franc et l’emploi. Au seuil de l’année 1974, des mesures fortes s’imposent donc. Avec le ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing, Messmer milite auprès du président pour des solutions tranchées qui permettent de réduire fortement l’inflation galopante, à l’instar de ce que réalise le gouvernement fédéral allemand au même moment. Georges Pompidou s’y refuse. Pierre Messmer et son gouvernement s’en tiennent donc à des mesures très limitées : blocage des prix alimentaires et augmentation des acomptes fiscaux. Le Premier ministre a fait part au président de ses doutes, mais une fois que celui‑ci a tranché, il applique et tait ses états d’âme. Il ne les dévoilera qu’après la mort de Pompidou, en septembre 1974, dans un article de L’Expansion. La critique – toujours mesurée – ne viendra qu’à la fin de sa vie : « Après le choc pétrolier, dira‑t‑il le 29 mars 2004, il n’a pas voulu d’une politique économique sévère, comme celle de l’Allemagne. Au nom de l’emploi, il a laissé déraper l’inflation. Je ne suis pas sûr qu’il ait eu raison… » 

Gaulliste dans la plus pure tradition gaullienne, Pierre Messmer est un ardent défenseur de l’autorité de l’État. Dans le contexte post‑soixante‑huitard qui voit les Français appeler de leurs vœux une société de moins en moins verticale, le Premier ministre ne peut que rassurer certains et s’attirer les critiques des autres. La caricature de l’officier légionnaire doublée de celle de l’ancien gouverneur des colonies qui lui colle à la peau s’avère pourtant réductrice.

Extrait du livre de Frédéric Turpin, "Pierre Messmer, le dernier gaulliste", aux éditions Perrin

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