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Coronavirus : la grande remise à niveau des inégalités ?
©LILLIAN SUWANRUMPHA / AFP

Stigmates quotidiens

Branko Milanovic aborde la crise du coronavirus et la question des inégalités.

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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L'histoire économique montre que les épidémies sont souvent réductrices d'inégalités. L'exemple le plus cité (et pour lequel nous disposons également du plus grand nombre de données) reste la peste noire, ayant frappé l'Europe vers le milieu du XIVème siècle. Dans certains endroits, elle a tué jusqu'à un tiers de la population.

Mais en réduisant la population, elle a rendu la main-d'œuvre plus rare, augmenté les salaires, réduit les inégalités et entraîné des changements institutionnels qui - selon certains historiens de l'économie comme Guido Alfano, Mattia Fochesato et Samuel Bowles - ont eu des conséquences à long terme sur la croissance économique européenne.

Selon ces auteurs, le pouvoir croissant de la main-d'œuvre a été freiné dans le sud de l'Europe par des restrictions imposées sur ses déplacements ainsi que par d'autres contraintes extra-économiques imposées par les propriétaires locaux. En revanche, dans le nord de l'Europe, là où les institutions féodales n'avaient pas autant de pouvoir, après la peste noire, la main-d'œuvre est devenue plus libre et plus chère. Ceci a donc jeté les bases du progrès technologique et, finalement, de la révolution industrielle.

Un peu plus de deux mois de coronavirus ont déjà entraîné des changements économiques. Nombre d'entre eux seront facilement réversibles si l'épidémie est rapidement contenue et arrêtée. Mais sinon, ils pourraient perdurer. Et, comme tout événement extrême, les épidémies mettent soudain en lumière certains phénomènes sociaux que nous connaissons vaguement mais que nous avons souvent tendance à ignorer ou auxquels nous préférons ne pas penser en temps normal.

La discrimination statistique

Prenez en compte la citoyenneté et la "discrimination statistique". Jusqu'à il y a environ un an, un voyageur entrant au Royaume-Uni pouvait entrer dans une file d'attente plus courte s'il était citoyen britannique ou citoyen d'un autre pays de l'Union européenne - ou attendre dans une file d'attente beaucoup plus longue, dans le cas contraire. Cette distinction était logique puisque la circulation des travailleurs au sein de l'UE était sans entrave. Cependant, depuis environ un an, les règles ont changé de telle sorte que cette voie rapide s'applique désormais non seulement aux ressortissants britanniques (ce qui est évident) et aux citoyens de l'UE mais aussi aux citoyens nord-américains, canadiens, australiens, néo-zélandais, japonais, singapouriens et sud-coréens.

On est d'abord choqué par un tel choix de pays : il ne correspond à aucune entité politique. Il n'existe pas d'organisation politique qui englobe tous ces pays et seulement ces pays.

La décision de faire passer certains ressortissants étrangers plus rapidement à la frontière est donc clairement fondée sur des critères de revenu (produit intérieur brut par habitant) et sur la faible probabilité que les citoyens de ces pays tentent de trouver un emploi ou de séjourner illégalement au Royaume-Uni. Elle était donc fondée sur une "discrimination statistique" : les individus d'autres nationalités feront l'objet d'une enquête plus approfondie, non pas parce qu'ils sont eux-mêmes plus suspects, mais parce qu'un groupe dont ils font partie est intrinsèquement estimé comme étant "suspect".

Les bénéficiaires de ces réglementations y réfléchissent généralement peu, en particulier les Européens qui ont l'habitude, grâce à l'accord de Schengen, de voyager en Europe librement et ailleurs, le plus souvent sans visa, le tout en étant reçus (grâce à leurs revenus élevés) à bras ouverts. Comme l'a fait valoir Zygmunt Bauman, le droit de voyager est devenu un produit de luxe. Si vous passez des années à voyager sans aucun obstacle ou presque, vous aurez tendance à penser que c'est quelque chose de normal, qui devrait durer éternellement. De même, vous ne penserez guère aux autres ou vous supposez que leur sort est malheureux, mais inévitable.

Avec l'apparition du virus, les États-Unis ont arrêté ou réduit le trafic aérien vers certains pays exposés à l'épidémie et ont inscrit sur une liste spéciale les voyageurs de Chine, d'Iran, de Corée du Sud et d'Italie, en leur ordonnant de se mettre en quarantaine pendant les deux premières semaines suivant leur arrivée : "Ne prenez pas les transports publics, les taxis ou les covoiturages. Évitez les endroits bondés (tels que les centres commerciaux et les cinémas) et limitez vos activités en public", précise l'annonce. Les organisateurs d'une conférence à laquelle je devais assister à Washington ont envoyé la recommandation suivante 24 heures avant le début de la conférence : "Nous demandons à tout participant invité qui aurait visité un pays où l'épidémie a atteint le niveau 3 (actuellement la Chine, l'Iran, l'Italie et le Japon) au cours des 14 derniers jours de ... s'abstenir de participer à toute réunion". Plus récemment, des règles similaires ont été imposées par Israël sur les ressortissants français, allemands, espagnols, autrichiens et suisses se rendant dans le pays.

La Chine et l'Iran figurent fréquemment sur les listes noires que les législateurs américains, semble-t-il, se plaisent à établir à la moindre occasion. Mais l'ajout surprise de la Corée du Sud et, plus extraordinairement encore, de l'Italie, étonnent. Certains de mes amis italiens, ou encore des voyageurs qui rentrent tout juste d'Italie, ont exprimé leur incrédulité face à une telle "discrimination statistique".  Soudain, ils rejoignenet l'autre liste, celles des ressortissants de pays "statistiquement discriminés" de temps en temps ou, comme c'est le cas pour les Africains dans bon nombre de leurs voyages, presque régulièrement.

"Arrêtez-vous et fouillez-les"

"Tomber en disgrâce " est toujours un choc et, si cela nous pousse à vouloir être mieux perçu, cela nous amène également à nous interroger sur la raison d'être de ces discriminations statistiques. Le programme "Stop and frisk", introduit à New York par le maire de l'époque, Michael Bloomberg, est un exemple de ces politiques discriminatoires.

Stop and frisk était basé sur le profilage racial. Sa logique était la même que celle des contrôles aux frontières britanniques : proportionnellement, le nombre de crimes commis par les Afro-Américains dépasse nettement leur représentation au sein de la population new-yorkaise. D'où l'idée d'une politique dont l'objectif était de contrôler et d'arrêter les new-yorkais afro-américains en priorité.

Comme on peut s'en rendre compte, les trois politiques - contrôle aux frontières, restrictions liées aux virus et "stop and frisk" - partagent la même idée. La première et la troisième ciblent, dans une large mesure, les individus les plus pauvres. La deuxième est, en principe, appliquée de manière égale et dépend des endroits où le virus est particulièrement virulent. C'est pourquoi son application soudaine à des personnes qui ne sont normalement pas soumises à la discrimination statistique a été un tel choc. Le virus a instauré une nouvelle égalité des chances pour tous et fait réfléchir sur la validité générale de politiques qui utilisent les informations statistiques d'un groupe d'individus spécifiques pour les cibler.  

Les politiques de "discrimination statistique" sont actuellement, je pense, presque inévitables : elles font gagner du temps aux autorités (comme dans le cas des contrôles aux frontières), elles sont censées entraîner une réduction de la criminalité (bien que la différence à New York ait été en fait le déploiement supplémentaire de la police) ou limiter (espérons-le) la transmission d'un virus tel que le Covid-19. Mais nous devrions réfléchir à la justification morale de telles politiques et à la manière dont elles remplacent la responsabilité individuelle par une responsabilité collective - voire imposent une culpabilité collective implicite.

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