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L’Union européenne existera-t-elle encore fin 2020?
©GERARD CERLES / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Londres, 
Le  1er mars 2020 

Mon cher ami, 

La comédie d’après le Brexit

Assisterons-nous cette année à l’une des plus flagrantes prophéties auto-réalisantes de l’histoire récente? Pendant plus de trois ans, l’Union Européenne a combattu absolument le Brexit et l’on répétait à huis clos, à Bruxelles ou dans les sommets européens, que laisser partir la Grande-Bretagne c’était un risque de délitement pour l’ensemble de l’Union Européenne. Le Brexit a néanmoins eu lieu, contre toutes les manoeuvres politiques des fédéralistes européens et de leurs alliés londoniens. Et nous avons pu voir, ces derniers jours l’indifférence qui règne maintenant à Londres dès que l’UE commence à menacer d’être intransigeante sur tel ou tel point des négociations. Vous ne voudrez pas signer d’accord de libre-échange si nous ne vous laissons aucun accès à nos zones de pêche? Eh bien, il n’y aura pas d’accord de libre-échange privilégié ! Nous aurons des relations selon les règles de l’OMC...Boris Johnson semble désormais s’amuser de voir combien les divisions entre membres de l’UE pointent le bout du nez derrière les discours intransigeants. Car on comprend bien que c’est toujours le même mécanisme qui est en jeu: le seul moyen pour les membres de l’Union de ne pas se diviser est de jouer l'intransigeance face  au gouvernement de Boris Johnson. 

S’il n’y avait que cela à nous mettre sous la dent, nous pourrions imaginer un théâtre de marionnettes où tous les petits enfants européens seraient heureux de venir voir un nouvel épisode où leur héros, Boris, s’apprête une fois de plus à ridiculiser Manu, Angie et Michu, ses punching-balls favoris. Je n’ose pas dire « têtes de Turcs », non pour sacrifier au politiquement correct mais parce que Monsieur Erdogan est en train de nous faire basculer de la comédie dans la tragédie. Et je me demande franchement si l’Union Européenne n’entre pas dans des eaux beaucoup plus turbulentes encore que celles d’une négociation avec la Grande-Bretagne. 

La réédition de 2015? 

En effet, le Bonaparte d’Ankara, qui n’apprécie pas qu’on ne le soutienne pas entièrement, les yeux fermés, dans la nouvelle offensive qu’il vient de déclencher contre la Syrie, a lancé une première vague de 20 000 migrants à l’assaut des frontières de la zone Schengen. C’est une réédition de ce qui s’est passé en 2015. Et, une fois de plus, la Grèce, exsangue financièrement, est en première ligne. Le gouvernement hongrois a déjà annoncé qu’il fermerait complètement sa frontière. Comment les autres pays vont-ils réagir? Angela Merkel doit bien constater l’échec de son accord de 2016 avec Erdogan. Et votre président, va-t-il pouvoir continuer à louvoyer vis-à-vis de la population et vis-à-vis des autres partenaires européens? Surtout, que va-t-il se passer concrètement?  Soit les digues rompent, des centaines de milliers de personnes arrivent encore une fois et l’on ne maîtrisera plus rien sur le continent. Soit l’UE tente de prendre les choses en main. Mais comment va-t-elle le faire? Avec quels moyens. Si l’on assistait à une réédition de 2015, avec, cette fois, le désir de montrer une coordination européenne, on peut craindre que l’UE se perde dans les abstractions de son fédéralisme: établir des quotas d’accueil pays par pays. Mais on peut déjà s’attendre à ce que les pays du Groupe de Visegrad, et sans doute d’autres, refusent. Alors les tensions monteront. 

Il y aurait bien entendu une façon très simple de faire: affirmer une solidarité totale avec Donald Trump et lui demander de bien vouloir ramener Erdogan à la raison. Pour prouver au président américain notre bonne foi et le fait que l’on souhaite enfin défendre la civilisation européenne, on déclencherait les procédures de crise que prévoir le traité de Schengen; on les renforcerait même. Il est cependant peu probable que les choses se passent ainsi. L’hostilité à une immigration qui dénature la civilisation européenne, n’est-ce pas une préoccupation de Donald Trump? Emmanuel Macron et Angela Merkel sont cependant trop imbibés d’universalisme abstrait pour renoncer à leurs errements des années passées. Il est probable que nous aurons affaire à une sorte d’entre-deux permanent: les dirigeants européens mainstream sentent bien que la situation peut leur échapper à tout moment. On peut, comme votre président, jouer avec le fait de faire parvenir une nouvelle fois Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Mais on peut aussi se dire que, désormais, c’est jouer avec le feu. Il est de même peu probable que la CDU laisse Madame Merkel déclencher une nouvelle « crise des migrants », au risque de faire passer l’AfD à 30% dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Pour autant, Norbert Röttgen, l’un des candidats à la succession d’Annegret Kramp-Karrenbauer, demande que l’OTAN soutienne la Turquie contre la Russie et la Syrie; autant dire que les milieux dirigeants européens sont encore loin de comprendre où sont nos intérêts. 

On attendait l’euro; mais c’est la crise de l’immigration qui va faire éclater l’UE

Je fais donc le pari d’une crise qui va ronger l’Union Européenne à petit feu. De demi-mesure en demi-mesure on verra le mécontentement des peuples monter. J’imagine bien que l’hostilité à l’UE monte brusquement aux Pays-Bas. Ira-t-on vers un Nexit? Rappelons-nous la culture de liberté politique des Pays-Bas, très proche de celle de la Grande-Bretagne ! On peut aussi penser que les pays du Groupe de Visegrad affirmeront de plus en plus clairement leur souveraineté et leur hostilité à tout oukase progressiste imposé par la Commission ou par le Conseil européen. Alors Polexit? Hungarexit? Ou bien, plus inattendu, l’Italexit?  Imaginons ce que vont être les conséquences pour Matteo Salvini: il se rapprochera rapidement de la Présidence du Conseil. Pour peu que l’Espagne continue à suivre une politique d’accueil naïf, les tensions monteront le long de la Méditerranée; et la France et l’Allemagne seront d’autant plus incapables de les résoudre qu’elles seront absorbées par leurs divisions politiques. 

Imaginons plus loin. La Grèce peut-elle tenir plus que quelques jours avec une telle pression à ses frontières, alors que ses finances publiques ne sont toujours pas redressées? Surtout, nous sentons bien que la montée de la pression migratoire sur l’Europe va obliger à mettre beaucoup plus de moyens dans la surveillance aux frontières. Soit vous renforcez votre « Frontex », soit vous revenez aux frontières nationales; il faudra sans doute des deux et cela va demander des milliards d’investissements. Comment va faire votre pays, qui n’a plus de marge de manoeuvre budgétaire? Comment vont faire l’Italie, la Grèce ou l’Espagne? Les pays du Groupe de Visegrad auront-ils envie de mettre plus au pot alors qu’ils n’ont pas confiance dans les orientations  politiques générales de l’UE? Et puis, de toute façon, vous avez le spectacle édifiant de l’incapacité de vos pays à envisager une augmentation de leurs contributions au budget commun alors que les 40 milliards britanniques disparaissent des plans bruxellois.

Mon cher ami, ce qui se passe est tout à fait significatif: des gens comme vous ou moi avons attendu que l’Union Européenne éclate du fait des contradictions inhérentes au système de l’euro. Eh bien, c’est l’immigration qui va diviser, et sans doute fatalement, les membres du Conseil européen. Or, malgré la pression des peuples, je ne crois pas à un sursaut français ou allemand pour « sauver l’Europe » à l’occasion d’une deuxième crise des migrants. 

Comment ne pas voir une profonde ironie de l’histoire dans le fait que la Grande-Bretagne ait voté non, en 2016, suite à la désastreuse gestion de la première crise des migrants par Angela Merkel? Et qu’elle soit sortie juste à temps pour éviter d’être confrontée à une nouvelle crise? Il ne s’agit pas pour moi de me réjouir de ce qui vous arrive. Mais de suggérer que l’UE saisisse la dernière chance pour sa survie, autour d’une politique sensée. Le pari à prendre est pourtant celui d’un échec, donc de l’éclatement, de l’Union Européenne. Peut-être les Britanniques seront-ils rejoints par d’autres au moment de souffler la bougie du premier anniversaire de leur sortie de l’UE. 

Très fidèlement à vous 

Benjamin Disraëli

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