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Injustice intergénérationnelle : les dangers d'une génération extorquée
©Reuters

Réaction politique

Les démocraties abritent une forme d'injustice intergénérationnelle trop peu commentée. Edwige Kacenelenbogen évoque ce sujet qui peut se révéler dangereux pour la stabilité de nos sociétés.

Edwige  Kacenelenbogen

Edwige Kacenelenbogen

Edwige Kacenelenbogen est docteure en études politiques (EHESS), diplômée d'économie (Master, Paris 1). Elle enseigne l'économie et la géopolitique dans diverses institutions (EDHEC, SKEMA), et mène une activité de conseil en réflexion/communication/positionnement stratégique auprès d'instances dirigeantes de cabinets de conseil parisiens. Elle a notamment publié "Le nouvel idéal politique. Enquête sur la pertinence des théories démocratiques actuelles" aux Editions de l'EHESS en avril 2013. 

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C’est une des grandes ombres au tableau du monde développé : depuis les années 1990, la génération active consent chaque jour tacitement à une forme d'extorsion, contraignant en même temps les générations à venir à un sort équivalent ou pire. Nos démocraties abritent une forme d'injustice intergénérationnelle trop peu commentée, qui peut se révéler dangereuse pour la stabilité de nos sociétés. 

Commençons par quelques faits. La population se réduit, et vieillit, ce qui influe à la baisse sur la croissance économique, et à la hausse sur les dépenses publiques. En 2050, le ratio de dépendance des plus âgés (nombre de personnes de plus de 65 ans comparé à celui de personnes âgées de 15 à 64 ans) devrait doubler pour s'établir à près de 54% (1). Alors qu'en 2006, l'Europe comptait quatre personnes en âge de travailler pour chaque personne âgée, en 2050, elle n'en comptera plus que deux. 

Plusieurs phénomènes sont en cause. D'abord, le déclin des taux de fertilité (en deçà du taux de remplacement naturel) entraîne l'augmentation du taux de dépendance des personnes âgées. Ensuite, l'espérance de vie à la naissance, qui a augmenté de 8 ans depuis 1960, devrait augmenter encore de 6 ans pour les hommes et de 5 ans pour les femmes en 2050. Enfin, les flux net d'immigration, qui devraient croître en 2050, ne seront pas suffisants pour compenser la baisse des taux de fertilité et l'augmentation de l'espérance de vie. 

En l'absence de réaction politique adéquate, ces phénomènes auront des répercussions négatives sur la croissance et le marché du travail (2) - à vrai dire, les projections du FMI concernant l'avenir de la main d'œuvre en Europe indiquent que la fenêtre d'opportunité (la présence de conditions relativement favorables pour mettre en œuvre certaines réformes structurelles) s'est déjà refermée (3). Or même si leur chômage diminue lentement depuis 2015 (le taux de chômage chez les jeunes a baissé de 1,5 points en 2019 selon l'Insee), les jeunes actifs sont en première ligne. 

Nos jeunes affrontent des obstacles d'une ampleur inédite sur le chemin de leur autonomie financière. Dans un climat économique particulièrement inclément, ils doivent non seulement financer un système de retraite beaucoup plus généreux que ce à quoi ils auront droit, mais sont aussi sollicités pour contribuer à un système de santé qui, par la force des choses, favorise disproportionnellement les plus âgés. Derrière l'image bienveillante et humaniste que notre pays aime se donner, il y a la réalité d'une cohorte statistique favorisée au détriment d'une autre, injustement grevée.

C'est que, grâce aux urnes et par leur nombre, les boomers ont obtenu certains avantages et bénéficiéde mesures destinées à soutenir leur niveau de vie.Nourrie de projections irréalistes sur la constance de leur prospérité, l'abondance des ressources et l'évolution de l'économie, cette cohorte a créé un fardeau financier trop lourd et injuste à porter. Leurs familles s’étant comparativement réduites, ce fardeau se trouve transféré à un groupe plus restreint, qui, de fait, affronte des conditions économiques beaucoup moins favorables que ses ainés.

L'évolution économique et démographique de notre pays (et plus généralement, des pays développés à économie de marché) révèle donc l'existence d'une faille importante des démocraties contemporaines, faille que l'indolence générale ne fait qu'aggraver. Par construction, notre système privilégie les besoins et intérêts de ceux qui sont exercés à identifier et défendre ces intérêts - à savoir, ici, les plus âgés. Comment en sommes-nous arrivés là, et pourquoi tolère-t-on une telle situation?

Par leurs discours et promesses, nos politiques visent logiquement à convaincre et émouvoir une cohorte existante (et non future) de votants. Or l'intérêt de l'électorat présent consiste généralement dans l'allègement des contributions sociales, ou la maximisation des aides que ces contributions permettent d'obtenir.C'est ainsi que, depuis plusieurs décennies, la consommation courante se trouve largement financée par les générations à venir. 

L'exemple des retraites est parlant. Les promesses des gouvernements successifs concernant l'augmentation du montant des retraites ou la réduction des contributions ont ignoré toute projection actuarielle, crise, niveau de déficit national, ou évolution des taux de chômage. La correction de ces erreurs(par l'augmentation de l’âge du départ à la retraite ou la réduction de son montant, ou, vraisemblablement, les deux en même temps) reste à charge des générations futures. 

Le plus étonnant,dans cette histoire, est sans doute la mobilisation - massive et systématique - des jeunes contre ces mesures. Sans doute leur taux de chômage les pousse-t-il à défendre toute mesure qui pourrait libérer des emplois, mais il est curieux que si peu réalisent qu'une fois arrivés à l'âge de la retraite, rien ne garantit qu'ils percevront eux-mêmes quoi que ce soit. Le fait que ceux qui trouvent un emploi doivent immédiatement supporter, par leurs cotisations, le coût de ces retraites prématurées semble, lui aussi, étrangement ignoré.

Les jeunes actifs n'ont pas encore pris conscience de l'identité et des besoins de leur cohorte. En France (et ailleurs), le politique se fragmente à grande vitesse autour de questions d'ethnie, de religion, de genre, de préférence sexuelle, ou de handicap (4). Or quel que soit le groupe, la préférence politique semble inévitablement donnée aux plus âgés. Le seul groupe se tenant (lui-même) à l'écart du Zeitgeist progressiste sont les «jeunes». Par leur abstentionnisme, les milléniaux et leurs cadets en droit de voter sont partiellement responsables de cette situation.

Certes, l'engagement politique des générations Y et Z n'est pas celui des boomers, loin s'en faut. Même si le constat d'une génération 18-35 ans politiquement apathique commence à dater (on observe ces dernières années un essor de l'engagement dans cette tranche d'âge, en particulier en faveur de l’écologie (5)), le sentiment d'un échec du système représentatif libéral est très répandu chez les moins de 40 ans, qui, souvent, justifient ainsi leur désengagement. 

Mais la question intergénérationnelle a d'autres tenants. D'abord, derrière l'idée de «transmission», d' «héritage» ou de «responsabilité vis-à-vis de futures générations», il y la celle de la mort (d'un individu, d'une génération), sujet dont nos sociétés ont fait un tabou. Ensuite, de même qu'il résiste à l'idée de fugacité de toutes choses (et en premier lieu, de lui-même), le cerveau humain a tendance à rationaliser ou légitimer (ex-post) les possessions et privilèges accumulés, même (peut-être surtout) lorsqu'ils ne sont pas justifiés.

Sans doute les responsabilités sont-elles partagées, donc, entredes boomers et «gen. X» égoïstement attachés à leurs avantages, des milléniaux et «gen. Z» trop indolents, et des gouvernements successifs trop complaisants. Áces explications possibles s'ajoute en outre le fait queles pratiques discriminatoires intergénérationnelles sont elles-mêmes moins évidentes à repérer que d'autres types de discriminations: elles sont moins immédiatement dramatiques puisqu'elles mettent plusieurs générations à se manifester. 

Par construction, la démocratie libérale favorise ceux qui défendent efficacement leur cause. Or les jeunes adultes peinent à cerner, exprimer,et donc, défendre, les intérêts et besoins de leur cohorte. Parallèlement, leur nombre s'amenuise, et leur défiance politique grandit: ils votent de moins en moins. Ces facteurs s'additionnent et révèlent l'existence d'un biais de l'État-providence démocratique contre les jeunes, en faveur des plus âgés.

Ce mécanisme, peu dénoncé, est dommageable pour notre société. Conjuguée à un endettement excessif et à un marché du travail sclérotique, la disproportion des avantages conférés aux boomers fait du tort au dynamisme de notre pays. Et au vu du vieillissement des populations, de la baisse des taux de natalité et de la réduction de nos gains en productivité, le salut que certains placent dans une hypothétique relève de la croissance semble bien chimérique par rapport à l'hypothèse, plus probable, d'une période de stagnation prolongée.

Le problème intergénérationnel est éminemment politique. Il est né d'évolutions économiques et démographiques défavorables, certes, mais il aurait pu et ne peut être résolu que politiquement. Le danger de notre situation est qu'elle sème les graines d'une amertume intergénérationnelle qui, si elle n'est pas rapidement combattue,a toutes les chances de renforcer les populismes. Pour l'heure, il est important que chacun prenne conscience de ce danger et accepte de jouer sa partie.

(1)  https://www.insee.fr/fr/statistiques/3303333?

(2) Même d'après les estimations les plus optimistes, l'augmentation projetée du taux d'emploi des femmes et des plus âgés ne parviendra pas à compenser l'impact négatif de ces phénomènes démographiques. 

(3) https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/2006/09/carone.htm

(4) Cf. Jérôme Fourquet, L'archipel français, Seuil, 2019.

(5) Cf. Anne Muxel, Politiquement jeune, Fondation Jean Jaurès, 2018.

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