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Voyeurisme, une addiction contemporaine : il y a ceux qui filment...et ceux qui regardent
©Valery HACHE / AFP

M'as-tu vu

8% des Français auraient vu la vidéo polémique – et à caractère sexuel – de Benjamin Griveaux. Outre cette vidéo, les plateformes en ligne comme Instagram semblent accentuer le voyeurisme ambiant avec la dictature du selfie, les vacances partagées aux yeux de tous, ou encore la jalousie des uns envers les autres !

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Vivons-nous dans une société voyeuriste ? Si oui, comment en sommes-nous arrivés là ? Qui en est responsable ?

Yves Michaud : Il faut partir de loin. L’homme a vécu pendant des siècles dans un monde sans images ou très très pauvre en images : pas de miroirs – a fortiori pas de photos. Au mieux les eaux des fontaines et des ruisseaux paisibles pour se voir fugitivement. D’où Narcisse. Ou bien encore le dessin des ombres et silhouettes sur les murs. D’où une des légendes de naissance de la peinture : Callirrhoé, la fille  du potier Butadès trace avec du charbon de bois l'ombre de son amant sur le mur.

C’est la photographie qui ouvre les temps du voyeurisme.

Or les hommes ont une « pulsion scopique » - une pulsion scopique fortement sexualisée. D’où la présence de la pornographie sous des formes plus ou moins rudimentaires dans toutes, absolument toutes les sociétés – il faut dire que les organes sexuels sont faciles à dessiner de manière schématique. J’indique au passage qu’un des articles importants et précurseur dans l’histoire du féminisme a été celui de Laura Mulvey analysant en 1974 le plaisir des femmes à aller au cinéma – où elles peuvent enfin « mater « (Visual Pleasure and Narrative cinema).

Tout ça pour dire que les hommes sont des voyeurs – avec cette différence qu’ils ont désormais des moyens immense, démesurés, de « mater » – et de mater des choses sexuelles ! La pornographie est le secteur le plus important et le plus rémunérateur de l’internet.

Là-dessus se greffent évidemment d’autres plaisirs : celui d’être vu, d’être connu et reconnu (faire envie), celui aussi de s’exhiber (Griveaux satisfaisait donc sa destinataire et lui-même). C’est nous qui faisons le succès de Hot vidéo et pas Hot vidéo ni Instagram qui nous pervertissent….Nous sommes les premiers responsables aussi bien par notre voyeurisme que par nos inventions techniques.

Ce voyeurisme est-il en train de construire des individus dénués de toute empathie ? Peut-il, à long terme, faire que des troubles psychologiques se développent de plus en plus dans la population ?

Yves Michaud : Il est certain que lorsque la relation au monde, aux autres, aux expériences passe par les images et les simulacres, l’expérience s’élargit mais perd en présence et en densité. D’autant plus que le déluge des images les rend encore plus légères et même invisibles : on passe d’images en images, on zappe et en fait on ne les regarde plus. L’image qui était une manière de capter et de fixer la présence (l’image de l’être aimé qu’on portait sur son coeur, dans son portefeuille) devient une manière d’enlever à cette présence toute densité. D’où la légèreté avec laquelle on prend, envoie et partage les images : pas grave, ce ne sont que des images. Il faut qu’arrive la catastrophe (un suicide à la suite d’une porn revenge) pour qu’on se rende compte que ce n’est pas léger du tout...avant de passer à autre chose et de recommencer. Ce qui me fait bien rire comme philosophe, c’est comment certains de nos philosophes (Derrida par exemple) ont dévalué la présence et fait le lit d’un monde totalement frivole. Une chanson des Buggles en 1979 disait Video killed the radio stars (la vidéo a tué les étoiles de la radio) : c’était dire clairement cette victoire du simulacre sur la présence (ici celle de la voix à la radio). S’il y a aujourd’hui une manifestation de la présence, c’est celle de la voix – et la radio survit grâce à ça, sans malheureusement tuer la vidéo.

Le réseau social Facebook userait d'algorithmes afin de choisir les contenus en ligne de ses utilisateurs. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent ces méthodes ? Les magnats de la Silicon Valley sont-ils en train de nous transformer en voyeurs sciemment ?

Franck DeCloquement : Vous parlez sans doute des Dark Post ? Les méthodes pour faire apparaitre des contenus choisis par les grandes plateformes, aux regards de leurs audiences cibles sont nombreuses. Dans une société de « l’attention », ou celle-ci représente l’une des denrées rares les plus prisées par les professionnelles des technologies cognitives, les Dark Post étaient en réalité l’une ces fonctionnalités offertes aux annonceurs encore aujourd’hui assez méconnue du grand public. Elle a pourtant été très utilisée par les professionnels des réseaux sociaux et les grandes entreprises, qui cherchent naturellement à se démarquer de leurs concurrents en matière de publicité. Les Dark Posts, permettant aux marques de tester les publicités en diversifiant leurs formats et leurs messages. Mais aussi de masquer ces mêmes publications publicitaires de leur fil d’actualités, afin d’opter pour des publicités comportementales « socio-démo » efficaces, en diffusant une information précise ou « personnalisée » auprès des bonnes personnes. Autrement dit, les individus les plus susceptibles d’être intéressées par ce que vous allez relayer. La chasse au fameux « temps de cerveau disponible ».

Grâce au Dark Post, il était ainsi possible à travers Facebook de réaliser de l’A/B testing, une technique bien connue dans le domaine du web marketing. En pratique, cela signifie que vous pouvez créer plusieurs publications sur un même thème, mais auxquelles vous apporterez des variations sensibles (visuelles ou textuelles changeantes) en fonction de ses destinataires. L’objectif final recherché étant de comparer les performances des différents posts et d’observer ce qui fonctionne le mieux ou non, tout en évitant que votre timeline ne soit envahie de publications doublons… Vous préservez ainsi votre ligne éditoriale et votre communauté d’intérêt.

Derrière ce terme énigmatique se cache en définitive le concept de « publication non publiée ». Autrement-dit, une publication qui n’apparaît, sous la forme de publicité, que pour les personnes que vous avez ciblées. Avec le Dark Post le mot d’ordre était : « tester » ! Mais Facebook a tôt fait de changer la donne dans sa politique de diffusion des publicités. Si, jusqu’à présent, les annonceurs pouvaient ainsi diffuser des publicités en Dark Post, cela n’était plus possible dès la fin 2018. Et ces changements sont la conséquence directe des violentes polémiques ayant éclaté autour des campagnes Facebook financées par la Russie pendant les présidentielles américaines de 2016, et ayant vu l’accession surprise de Donald Trump au pouvoir. Le réseau social a ainsi déployé depuis une mention spéciale « Viewing ads » qui permet désormais de voir précisément quels sont les messages publicitaires diffusés par une page. Cette nouvelle méthode de diffusion, outre une certaine transparence recouvrée, permet aux marques d’étudier précisément les messages de leurs concurrents sur Facebook. Si jusqu’à présent il était impossible pour une marque – ou une agence publicitaire – d’effectuer ce type de benchmark sur les messages publicitaires, cela sera à présent possible en quelques clics. Ce qui a fait dire à certains spécialistes que dans cette nouvelle ère de transparence publicitaire, que la plupart des clients aimeront et détesteront cette dernière évolution. Ils aimeront être en mesure de suivre de manière fiable l'activité des concurrents, mais ils la détesteront également, étant donné leur propre vulnérabilité à la recherche des concurrents. Aujourd’hui, les annonceurs et les marques doivent assumer la communication vers tout leur public.

Concernant le voyeurisme de la multitude et les emballements collectifs que vous évoquez autour de l’affaire Griveaux, loin de les créer, les réseaux sociaux ne font que les relayer, les exploiter et les amplifier à des fins commerciales évidentes. La colère et les émotions négatives font vendre : « business model oblige » !  Toutes les conditions technologiques sont là pour en exploiter le filon rétributeurs. Les patrons des GAFAM le savent de longue date pour avoir assidument suivi les cours du célèbre spécialiste Daniel Kahneman. Et les firmes géantes du numérique telles que Facebook ou Google, se sont très tôt formées auprès des meilleurs spécialistes en sciences du comportement, afin d’apprendre à toujours mieux capter et diriger nos attentions à des fins de contrôles mercantiles. L’objectif inavoué de tout ceci ? Générer le plus longtemps possible chez les utilisateurs captifs de leurs plateformes, de l’addiction ou des comportements de fréquentations compulsives. Sur le web, les plateformes qui proposent des abonnements ont d’ailleurs bien retenu ces enseignements précieux, et ne se privent pas d’en exploiter les résultantes apprises au contact des plus grands gourous de l’économie comportementale.

On le sait désormais avec certitude, depuis la publication en avril 2017 dans le « New York Review of Books », d’un sujet traitant des sciences du comportement : l’expert Daniel Kahneman a par exemple donné une master class sur le sujet en 2007 et 2008, à un parterre de VIP très avertis, composé notamment de Sean Parker (Facebook), LarryPage (Google), Elon Musk (Space X, Tesla), Jeff Bezos (Amazon), Sergey Brin (Google), Nathan Myhrvold (Microsoft), Evan Williams (Twitter) et Jimmy Wales (Wikipedia). Ainsi, tous les dirigeants des GAFAs ont bien été formés depuis plus d’une décennie au management 3.0, et aux avancées d’essence neuroscientifique par des sommités du domaine. Avisés, et grands professionnels, ils sont entre-temps devenus de fervents utilisateurs, au bénéfice de leur réussite commerciale planétaire : on se souviendra à ce propos de ces milliers d’utilisateurs du réseau social Facebook, « manipulés sciemment » pour les besoins d’une expérience de psychologie cognitive à grande échelle, entre le 11 et le 18 janvier 2012. Une expérience très discrète, menée grandeur nature, et portant sur la « contagion émotionnelle » sur les réseaux, ou Facebook avait naturellement associé à cette recherche des scientifiques de renom, issus en droite ligne des universités IRB de Cornell, et de Californie à San Francisco.

Sans le savoir, près de 689 003 «cobayes » anglophones pris au hasard sur la célèbre plateforme en ligne, ont ainsi vu leur fil d'actualité substantiellement altéré bien malgré eux, pour « mesurer si les émotions exprimées » par leurs contacts influençaient leur humeur du jour par effet retour. À cette occasion, a été testé si la réduction du nombre de messages positifs que les utilisateurs pouvaient voir, rendait ces mêmes individus moins susceptibles de publier eux-mêmes des contenus à caractère positif… Il en a été de même pour les messages négatifs. Les messages postés par ces personnes placées sous étroite surveillance étaient ensuite décryptés pour savoir si elles avaient été influencées par « l'humeur ambiante » ainsi produite. L'étude depuis publiée dans les colonnes de la revue scientifique américaine de l'Académie nationale des sciences (PNAS), a constaté que les utilisateurs ciblés commençaient à utiliser davantage de mots négatifs ou positifs, selon l'ampleur des contenus auxquels ils avaient été exposés. Et pour ce faire, l'algorithme avec lequel Facebook « balaie » l’ensemble des messages dans les fils d’actualité de ses membres, en utilisant un programme pour analyser si un extrait textuel donné contenait des mots positifs ou négatifs, avait été mobilisé et mis à contribution pour les besoins de cette expérience. Le résultat obtenu a été assez net et probant pour les expérimentateurs : les états émotionnels ainsi générés se sont avéré particulièrement « contagieux ». Démontrant sans ambages que les réseaux sociaux sont tout à fait en capacité de produire et de propager des états émotionnels positifs ou négatifs, de proche en proche, dans une population d’individus donnés. Et cela, par le simple truchement d’une contagion émotionnelle de masse. Constat particulièrement vertigineux dans ses implications immédiates.

Psychologue et économiste américano-israélien, Daniel Kahneman est professeur à l'université de Princeton, et lauréat du « prix Nobel d'économie » en 2002 pour ses travaux fondateurs sur la théorie des perspectives, base de la finance comportementale. Dans son livre « Système 1 / système 2 »,  la thèse centrale de Kahneman est la dichotomie entre deux modes de pensée : le système 1 (rapide, instinctif et émotionnel) et le système 2 (plus lent, plus réfléchi et plus logique). Le livre définit les biais cognitifs associés à chacun de ces modes de pensée, en commençant par les recherches de Kahneman sur l'aversion à la perte. Du cadrage des choix en passant par la substitution, le livre met à profit plusieurs décennies de recherche universitaire pour montrer une trop grande confiance dans le jugement humain. En outre, cette découverte lui permet de mettre en évidence que lors d'une conversation banale, le système 2 est peu actif. Il montre également ainsi que chaque individu est doté d'un certain niveau de concentration et « d’attention », et que les activités jugées prioritaires peuvent vite éclipser les autres tâches, si le seuil maximal de concentration est atteint. D’où  cette nécessité commerciale absolue de mieux capter l’attention pour les géants de la Tech américaine, au profit d’un business model bien rodé ! D’où cette « science de la disponibilité » que souhaitent maitriser en la développant d’arrache-pieds les grandes plateformes sociales, bien conscientes des biais qu'induit « l'heuristique de disponibilité » qui conduit à mal estimer les risques.

Parce que ce sont les événements les plus saillants qui viennent le plus aisément à l'esprit (pour des raisons autres que leur fréquence, comme leur charge émotionnelle), « l'attention » des individus peut être aussi détournée par des problématiques mineures relativement aux problématiques d'une ampleur bien plus grande. Rappelons ici cette vérité fondamentale : les données massives dont nous disposons sur les consultations de sites qui nous intéressent tous, dévoilent aussi en réalité une forme de nature profonde de notre humanité, qui est également le secret le plus mal gardé depuis l’origine du monde : les premières vidéos qui sont le plus regardées partout dans le monde sont de nature pornographique ! Le sexe nous intéresse donc prioritairement, comme les ébats d’autrui, et les activités onanistes d’un VIP de la politique… Et beaucoup d’efforts sont en définitive fait pour masquer cette vérité « anthropologique » de l’espèce : et l’on accuse à l’envi la technologie et notre environnement social de dévoyer notre nature… Et si nous sommes comme cela, ce ne serait pas de notre faute… Or, il s’agit ici d’une vieille thèse bien connue dans l’histoire de la philosophie. Cette tendance humaine naturelle au mimétisme « girardien », voyeuriste ou violent, n’en déplaise à Rousseau, doit-nous servir de fil conducteur dans notre compréhension de ces mécanismes complexes. La nature humaine n’est pas bonne en soi : les recherches en économie comportementale et en neurosciences nous le démontrent chaque jour un peu plus. René Girard avait raison contre tous, et nous n’en apprécions toujours pas le danger aujourd’hui : l’homme est un animal avant tout mimétique. Et bien que moins soumis au garde de fou de ses instincts régulateurs contre sa propre violence comme beaucoup d’autres espèces animales, il paye cependant cette relative autonomie comportementale sur ses automatismes mentaux par une propension accrue au mimétisme violent prompt aux emballements collectifs. C’est un lourd tribut dont il serait grand temps de réaliser la portée anthropologique à l’heure de la digitalisation du monde.

Comment pouvons-nous faire, en termes de techniques, pour ne pas devenir des voyeuristes et finalement subir les choix discutables et opaques des géants de la Tech ? 

Yves Michaud : Je pense que c’est foutu. Le mieux qu’on puisse faire, c’est essayer d’éduquer les enfants à l’écologie des images – essayer de leur faire découvrir l’attention, comment voir détails, la manière dont les images sont fabriquées et diffusées. Mais c’est comme vider le tonneau des Danaïdes : dans le même temps où on enseigne l’attention, celle-ci est débordée par les déluges d’images et les excitations de la pornographie… Il faut juste espérer que les malheurs de Sophie (Griveaux) servent de leçons de prudence à quelques-uns pendant quelques heures. La lucidité commande cependant d’être pessimiste : ce qui est arrivé à Griveaux est tout à fait courant sur Whatsapp, Snapchat et Telegram – et aussi répandu parmi les individus lambda que parmi les politiciens à haute responsabilité (sic).

Franck DeCloquement : Pour résumer en creux nos propos liminaires précédents, les médias sociaux et les grandes plateformes du web sont cyniques par nature. Et la relation très ambiguë qu’entretiennent les multinationales géantes de la Silicon Valley avec la diffusion d’informations ambiguës, fausses, voire même pornographiques, cela s’explique aussi en grande partie par la poursuite implacable de leurs intérêts commerciaux bien compris. Lorsque le business-modèle d'une plate-forme consiste à maximiser le temps d'engagement de ses audiences (certains parleraient ici de « temps de cerveaux disponible »), afin de s’octroyer des revenus publicitaires astronomiques, des contenus controversés, choquants, complotistes ou parfaitement complaisants sont naturellement poussés jusqu’au au sommet de la «chaine alimentaire » de nos attentions collectives pourrait-on dire. Ces plateformes géantes exploitent naturellement cette dynamique économique vertueuse avec malice, du strict point de vue de leurs intérêts stratégiques et commerciaux, et attisent nos tendances grégaires, envieuses et dangereusement mimétiques qui les nourrissent. L’affaire est entendue.

Sur un marché – peu ou prou – dérégulé de l’information en régime attentionnel, nous sommes collectivement entrés dans une époque de porosité extrême entre vie publique et vie privée. Et comme toutes les conditions de convergence technologiques sont réunies dans l’espace public à la facilitation des dérapages, nous contribuons tous très activement à ce voyeurisme généralisé sur les réseaux sociaux, puisque tout le monde a tendance à exhiber des éléments de sa vie privée (opinions, bonne fortune, voyages exotiques, contenus de nos assiettes, rupture sentimentale, nouveaux amours, exhibition de sa grossesse ou de ses enfants, etc.), pour attirer l’attention d’autrui, et se promouvoir aux yeux de la multitude. Car « les autres », sont aussi la meilleure façon de gagner du capital d’attention, du capital sympathie pour conjurer l’indifférence et la peur du vide. De faire converger les désirs de la foule vers soi vaccine contre l’humaine inquiétude n’être rien pour autrui. La popularité, la célébrité, la quête de l’influence : tel sont les nouveaux veaux d’or de l’époque qui sont aussi l’une des grandes attractions de nos cerveaux humains, comme le rappelait – fort à propos – le professeur Gérald Bronner sur les ondes de France inter.

On accuse trop souvent la technologie et notre environnement social de dévoyer notre nature humaine véritable, qui serait naturellement bonne ? Or, pour ceux qui observent attentivement nos sociétés à la loupe du comportemental et du cognitif, ces outils sont bien au contraire de formidables mécanismes de dévoilement et d’accélération de nos biais mimétiques… Pour quelle raison ? Très simplement : l’appât du gain. Car capter les attentions collectives fait vendre et génère de la valeur sur de très grandes échelles. Dès lors, les solutions techniques mobilisant « l’exponentiel » et la « contagion » comme outils d’action, ne nous sauverons pas de notre nature humaine envieuse et violente. Il existe cependant des émotions dont on sait qu’elles sont plus virales que d’autres. La viralité sur les réseaux n’est pas aussi contaminante que la viralité biologique d’un virus entre organismes vivants. La métaphore biologique à ces limites. C’est ce que démontrent en creux les études du français David Chavalarias (Directeur de Recherche CNRS au Centre d’Analyse et de Mathématique Sociales de l’EHESS), dont les recherches se situent à la croisée des chemins entre les sciences cognitives et la science des systèmes complexes, qu’il mobilise pour l’étude les dynamiques sociales et cognitives, tant du point de vue de la modélisation que de la fouille de données issues du Web. Le phénomène des fausses informations (fake news) cache par exemple un phénomène de très grande ampleur : un saut technologique dans les stratégies d’influence d’opinion, issu de l’appropriation par certains groupes coordonnés, des possibilités et des outils offerts par les technologies numériques au sens large. Et Twitter n’est pas, et de loin, l’épicentre de ce phénomène. Les acteurs privés ou étatiques se sont par ailleurs spécialisées ces dernières années dans les pratiques « d’astroturfing » numérique, qui consistent à simuler de manière très réaliste l’existence d’un large ensemble d’internautes sur les réseaux sociaux ou les plateformes du web 2.0. L’objectif est que les comportements en ligne de ces internautes factices donnent l’illusion de l’adhésion spontanée d’une foule à une cause, influençant par là même de vrais citoyens…

Facebook a d’ailleurs été pris les deux mains dans le sac comme nous le rappelions plus haut, en voulant en tester la réalité et l’occurrence, en modifiant substantiellement la Timeline de 689 003 utilisateurs anglophones. Car ces convergences et cette contagion émotionnelle existent bel et bien dans les faits… Et les exploiter à des fins commerciales est une manne financière divine pour nos jeunes apprentis sorciers de la Tech américaine californienne ! La sexualité, la peur, la mauvaise nouvelle, l’effet de dévoilement font vendre, attisent l’envie et dope naturellement les audiences sur la toile. Car les fausses nouvelles, mais aussi « la mauvaise nouvelle, c’est que les bonnes nouvelles ne nous intéressent pas » selon le bon mot du sociologue Gérald Bronner. En somme, « l’art de la publicité a même un coup d’avance sur l’art de la guerre : il n’est même plus nécessaire de connaître les caractéristiques de la population cible. Ainsi, et comme nous le rappelions précédemment, parce qu’elle connaît l’intimité de tous ses utilisateurs dans les moindres détails, la firme Facebook offre comme service la possibilité d’envoyer votre annonce à toutes les personnes « similaires » à celles ayant visité votre site Internet, ou à celles correspondant à un quelconque listing d’e-mail (par exemple celui de vos adhérents ou celui des militants d’un parti concurrent). On peut mesurer l’utilité pour les partis politiques de ce type d’outils aux montants investis lors de la campagne pour la présidentielle américaine de 2016 : 1,4 milliard de dollars dans la publicité en ligne », toujours selon David Chavalarias.

Comme René Girard et ses continuateurs l’ont de longue date dévoilé à travers leurs recherches sur la théorie du désir mimétique, quoi que l’on en dise, nous aimons que les regards se  portent vers nous. Une exposition qui, quand elle est importante, nous expose aussi en cas de retournement à la vindicte populaire des gens envieux et déséquilibrés, ou potentiellement dangereux. La captation du regard des autres fait aussi de nous une cible et un point de focalisation extrême. Un peu comme ce point lumineux au centre d’une feuille de papier qui s’enflamme, convergence des rayons du soleil qu’une lentille optique focalise… Beaucoup s’y brulent les ailes, tel Icare s’approchant trop prêt de l’astre solaire. Benjamin Griveaux en est la dernière victime émissaire en date, dans notre écosystème économique attentionnel de plus en plus exacerbé. Et la multitude s’en pourlèche naturellement les babines, malgré les postures de sollicitudes apparentes de ses concurrents politiques pour le nouveau banni des médias. Sauver les apparences, toujours et encore le même jeu mimétique, car l’indignation est aussi un très bon produit cognitif sur le marché de l’information dérégulée…

Ne l’oublions jamais : le sacrificiel est aussi l’un de nos modes de fonctionnement millénaire naturel : cette « chose cachée depuis la fondation du monde » comme aimait à l’écrire Girard dans son livre emblématique. Nos neurones miroirs n’y étant pas pour rien. Et notre modernité, loin de l’éradiquer, ne fait qu’en exploiter les emballements réguliers. Le business y trouve toujours son compte in fine, et la multitude ses boucs émissaires expiatoires du moment... Les réseaux sociaux sont devenus un outil majeur de communication et de convergence pour les partis politiques lors des campagnes électorales. Pour la présidentielle 2017, l’équipe de chercheurs de l’Institut des systèmes complexes du CNRS et du Centre d’analyse et de mathématiques sociales (CNRS/EHESS), pilotée par Davide Chavalarias, a d’ailleurs développé un outil – le Politoscope – permettant d’analyser en temps réel les communautés politiques, mais aussi la circulation de l’information sur Twitter. Grâce à cet outil, les chercheurs ont ainsi suivi les interactions entre 2,4 millions de comptes Twitter pendant la période électorale (juin 2016 – mai 2017), celles-ci ayant généré 60 millions de tweets politiques.  À partir des  fake news signalées par le projet Decodex du journal le Monde, ils ont constaté qu’elles n’ont représenté que 0,1 % des contenus circulant sur Twitter, et que deux communautés politiques ont relayé 73 % d’entre elles. Selon leurs analyses, 50,75 % des fausses informations ont été tweetées au sein de la « communauté Fillon » et 22,21 % au sein de la « communauté Le Pen ». Ces deux communautés ont donc émis la grande majorité des fausses informations ayant circulé sur Twitter. Notons par ailleurs que seulement 18,9 % des fake news ont été relayées par des « tweetos » appartenant à un ensemble de 2 millions de comptes non rattachés à une communauté politique, mais publiant, (plus ou moins fréquemment), des tweets politiques. Alors que ces mêmes personnes ont produit 43 % des 60 millions de tweets récoltés.

Cette étude ne fait pas de distinction entre les comptes officiellement affiliés à une communauté, les militants ou les éventuels « trolls » qui chercheraient à influencer les communautés en interagissant avec elles, mais elle permet cependant d’analyser le phénomène des « fake news » avec précision, afin d’en comprendre les mécanismes et les enjeux sous-jacents.

Dans l’affaire Griveaux, il semble en effet que ce sont pour l’essentiel des personnalités détentrices de comptes à forte notoriété et disposant de nombreux followers qui ont initialisé le phénomène de viralité. La suite appartient déjà à l’histoire contemporaine…

Propos recueillis par Edouard Roux

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