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L’Algérie d’Abdelaziz Bouteflika à l’heure du Printemps arabe
©FAROUK BATICHE / AFP

Bonnes feuilles

Farid Alilat publie "Bouteflika. L’histoire secrète" aux éditions du Rocher. La vie de Bouteflika est un roman à rebondissements. Ancien combattant, député, ministre, exilé, président, il aura tout connu du système politique algérien. Ce livre raconte les étapes d'une vie guidée par deux obsessions : conquérir le pouvoir et le garder à tout prix. Extrait 1/2.

Farid Alilat

Farid Alilat

Journaliste à Jeune Afrique, Farid Alilat est spécialiste de l'Algérie. En 2002, il a publié chez Editions 1 une enquête sur la révolte en Kabylie, Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts ! L'Algérie embrasée et participé en 2002 à l'ouvrage collectif 100 lettres pour les femmes afghanes, Calmann-Levy.

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Abdelaziz Bouteflika a de l’empathie, du respect et de l’admiration pour certains autocrates du Maghreb et du monde arabe. Du colonel Kadhafi, au pouvoir en Libye depuis le coup d’État qui a renversé la monarchie d’Idriss Ier en septembre 1969, Bouteflika dit qu’il aime particulièrement le caractère imprévisible et déroutant. Du Tunisien Zine Al Abidine Ben Ali qui a accédé à la présidence après avoir déposé Habib Bourguiba en octobre 1987, il loue le modèle politique. Ben Ali, qui gouverne avec son épouse Leïla et sa belle-famille, les Trabelsi, a instauré un régime de parti unique agrémenté par des micropartis d’opposition faisant office d’alibis démocratiques. Ce modèle repose également sur une police politique omniprésente dans toutes les strates de la société. Ben Ali, Moubarak et Bouteflika ont ceci en commun qu’ils gouvernent en famille et ont institué des régimes de présidence à vie. Au mois de janvier 2011, Ben Ali fait face à une révolution populaire qui vise à l’évincer du pouvoir pour y installer enfin un régime démocratique. Et si ce « printemps arabe » touchait Alger ? Et si les Algériens sortaient dans les rues pour réclamer moins de corruption et plus de pain, moins de népotisme et plus de logements, moins de passe-droits et plus de justice sociale ? Et si les Algériens sortaient dans la rue pour demander à Bouteflika de dégager ? 

Ce que ce dernier redoutait depuis le début des manifestations en Tunisie après l’immolation, le 17 décembre 2010, du marchand de légumes Mohamed Bouaziz, arrive hélas en Algérie. Mercredi 5 janvier 2011, de violentes émeutes éclatent à Alger avant de se propager les jours suivants dans plusieurs villes du pays, provoquant la mort de cinq personnes ainsi que d’importants dégâts. Avant même que le calme ne revienne, le chef de l’État convoque plusieurs hauts responsables pour une réunion d’urgence au palais d’El Mouradia. Le chef des services secrets, le ministre délégué auprès du ministre de la Défense, le Premier ministre et les présidents des deux chambres du Parlement sont plongés dans une ambiance lourde ; les mines sont graves. Bouteflika ne dissimule guère son inquiétude. Soupçonneux et suspicieux comme jamais, il interroge pour savoir si ces émeutes sont un complot monté de l’étranger pour le déstabiliser ou si des agents étrangers se sont infiltrés en Algérie pour provoquer ces troubles dans le but de semer le chaos et de le contraindre à fuir. Ces émeutes ne peuvent être qu’un complot de l’intérieur ou de l’extérieur. Il se sent particulièrement visé. Il consulte sur les mesures à prendre pour ramener le calme, rassurer les Algériens, et surtout pour éviter de nouveaux troubles. 

Les avis divergent. L’un propose de dissoudre le Parlement et d’organiser des élections législatives, un autre suggère de nommer un nouveau gouvernement tandis qu’un autre encore juge nécessaire de mener des réformes politiques et économiques. La réunion s’achève sans qu’aucune décision majeure soit prise, hormis celle de faire baisser le prix de certaines denrées. Bouteflika s’engage à réunir à nouveau ces responsables pour suivre la situation de près. C’est d’autant plus urgent qu’elle se dégrade d’heure en heure en Tunisie où le président Ben Ali est sur le point de tomber. 

Cette flambée de violences, la plus importante après les émeutes qui ont fait cent vingt-six victimes en Kabylie entre 2001 et 2003, est provoquée par une hausse brutale du prix des produits de première nécessité, notamment le sucre et l’huile, qui constituent des éléments essentiels dans l’alimentation d’une grande partie de la population algérienne. Mais pas seulement. Ces émeutes étaient prévisibles dans la mesure où le pays était en ébullition. Rien que pour l’année 2010, la gendarmerie a recensé pas moins de dix mille manifestations ou autres mouvements de protestation sur l’ensemble du territoire. La révolte couvait donc. Bien qu’elles n’aient pas la même ampleur, ces émeutes rappellent celles d’octobre 1988 qui ont précipité la fin du parti unique et l’avènement du pluralisme démocratique. Elles puisent leurs racines dans divers facteurs politiques, économiques et sociaux. Avant tout, elles sont le symbole de l’échec de ce président à mener les réformes qu’il n’aura eu de cesse de promettre depuis 1999. 

Pourtant, l’argent du pétrole a coulé à flots. En dix ans, l’Algérie a engrangé 300 milliards de dollars de revenus pétroliers et dispose désormais de 155 milliards de dollars de réserves de change. Ce qui relève presque du miracle quand on sait que la dette extérieure du pays, qui sera totalement remboursée par anticipation au cours du deuxième mandat de Bouteflika, était de 35 milliards de dollars à l’arrivée de celui-ci au pouvoir. Au cours de la dernière décennie, plus de 150 milliards de dollars ont été dépensés dans des investissements publics censés créer une économie appelée à se substituer peu à peu à la rente pétrolière. 

Certes, la paix et la sécurité sont revenues et le niveau de vie des Algériens s’est amélioré. Certes, des routes, des logements, des barrages, des écoles et des hôpitaux ont été construits. Mais ces avancées cachent mal une profonde crise économique et surtout un ras-le-bol généralisé. Le chômage est de 24 % chez les jeunes de moins de 25 ans qui représentent 75 % des 36 millions d’Algériens. La crise du logement est endémique, malgré la construction de 500 000 appartements. Une goutte d’eau face aux besoins de la population. À ce tableau noir s’ajoutent les scandales de corruption, à l’instar de celui de Sonatrach ou de l’autoroute Est-Ouest, qui éclaboussent ministres, hauts responsables de l’État et gradés. L’ampleur de la prédation et de la rapine, qui touchent l’entourage immédiat du président, alimente colère et indignation. L’effacement de Bouteflika de la scène politique, ses absences de plus en plus prolongées pour cause de maladie, de fatigue ou de vieillesse sont également des facteurs qui nourrissent ce ras-le-bol. 

La piètre qualité de vie des Algériens trouve son expression dans deux phénomènes tragiques. Le premier est la harga, « l’immigration clandestine » à bord d’embarcations de fortune pour tenter de rejoindre l’eldorado européen. « Mieux vaut être mangé par les poissons que rongé par les vers de terre ». Ce mot d’ordre répété par les haragas (« immigrants clandestins ») est l’illustration tragique du désespoir de la jeunesse algérienne.

Chaque semaine, des dizaines de rafiots s’élancent pour tenter de rejoindre les côtes espagnoles ou italiennes. Nombre de clandestins disparaissent en mer ou sont rattrapés par les garde-côtes algériens. La harga a pris de telles proportions que le gouvernement a décidé de la criminaliser. 

L’autre phénomène, encore plus dramatique, est l’immolation. S’inspirant de l’exemple du Tunisien Mohamed Bouazizi, des Algériens s’aspergent d’essence pour protester contre le chômage, la hogra (l’« injustice ») ou une distribution inique des logements. Au mois de janvier 2011, on dénombre une trentaine de tentatives d’immolation qui ont fait au moins cinq victimes. Samedi 14 janvier, Mohcine Bouterfif, un chômeur résidant dans un patelin de l’extrême est du pays, soumet ses doléances au maire. Celui-ci le rabroue : « Si tu as du courage, fais comme Bouaziz, immole-toi par le feu. » Mohcine le prend au mot et s’asperge d’essence. Il meurt neuf jours plus tard dans d’atroces souffrances. Mercredi 12 janvier, Mohamed Aouichia, 41 ans, s’immole dans l’enceinte de la sous-préfecture où il travaille comme agent de sécurité. Sa maison ayant été détruite après le séisme de 2003 en Kabylie, il attendait une réponse pour sa demande de logement depuis sept ans.

*** 

Le vent de la protestation souffle à nouveau au mois de février. La chute du président Ben Ali qui a fui la Tunisie le 14 janvier ainsi que la démission de Hosni Moubarak qui renonce au pouvoir le 11 février donnent des cauchemars à Bouteflika et à son équipe. Deux autocrates tombent, le feu peut arriver au palais d’El Mouradia, d’autant plus vite que ces révolutions qui drainent des millions de manifestants à Tunis et au Caire ne laissent pas insensibles les Algériens. Certains se mettent à rêver de faire subir le même sort à leur président. Grâce aux réseaux sociaux, notamment Facebook, qui échappent au contrôle des autorités, les Algériens ne perdent pas la moindre miette de ce qui se déroule en Tunisie, en Égypte et bientôt en Libye. À l’initiative de partis d’opposition, de membres de la société civile et de syndicats autonomes, des appels sont lancés pour manifester samedi 12 février à Alger où les démonstrations de rue sont interdites depuis juin 2001. Pour étouffer la contestation dans l’œuf, le gouvernement déploie trente mille policiers pour faire face à trois mille manifestants qui scandent « Bouteflika, dégage ! ». Arrestations, dispersions, interpellations musclées, la police est d’une redoutable efficacité. Son chef, le général Abdelghani Hamel, invente le concept de « gestion démocratique des foules ». Une manière soft de réprimer les manifestations sans effusion de sang. 

On perfectionne la répression jusqu’à inventer un autre concept : l’interpellation préventive. Elle consiste à repérer les meneurs et à les arrêter avant même le début des manifestations. Il faut beaucoup plus que des manifestations de rue pour obliger Bouteflika à suivre le même chemin que Ben Ali et Moubarak. Après douze ans à la tête de l’État, sa famille et lui contrôlent tous les leviers de l’armée et des services de renseignements. Leurs chefs respectifs leur sont fidèles. Le gouvernement, les deux principaux partis (FLN et RND), le Parlement, les médias publics, les oligarques et les organisations territoriales leur sont totalement acquis. Bouteflika est l’hyper-président indéboulonnable ? Quand il rencontre une seconde fois les plus hauts responsables de l’État début mars, il a encore peur de subir le même sort que les potentats de Tunis et du Caire. Le climat quasi insurrectionnel en Algérie ne le rassure guère et la révolution qui s’est propagée chez son ami et voisin Kadhafi l’inquiète encore davantage tant elle peut s’infiltrer en Algérie. 

Une fois de plus, ses interlocuteurs le pressent de réviser la Constitution pour revenir à la limitation des mandats présidentiels et assurer ainsi l’alternance au pouvoir. Ils suggèrent aussi de faire des réformes politiques pour donner plus de représentativité à l’opposition, instaurer une justice sociale, lutter réellement contre la corruption. Bouteflika écoute, et tranche sur un sujet. Il ne révisera pas la Constitution qu’il a modifiée en novembre 2008 pour s’offrir un troisième mandat. « La révision, ça sera pour celui qui me succédera. Je suis au bout du rouleau. Ce sera au jeune qui prendra ma relève de faire une nouvelle Constitution. » Certes, il reconnaît l’usure du pouvoir, la maladie et l’âge, mais n’admet pas la nécessité de vraies réformes. Il faudra une troisième rencontre, en mars, avec les mêmes responsables pour qu’il accepte du bout des lèvres de réviser la Constitution. 

Pour gagner du temps, il achète la paix sociale. Au printemps 2011, l’État débourse 30 milliards d’euros pour subventionner des produits de première nécessité et pour assurer les dépenses liées aux augmentations des salaires des fonctionnaires avec effet rétroactif. Le 15 avril, il prononce un discours à la nation pour annoncer d’un ton monocorde et d’une voix d’outre-tombe son intention de procéder à la révision de la loi fondamentale. L’opinion attendait des décisions, pas des intentions ni des professions de foi.

Extrait du livre de Farid Alilat, "Bouteflika. L’histoire secrète", publié aux éditions du Rocher

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