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Fermeture de Fessenheim : vers une fragilisation à long terme des compétences de la filière nucléaire et notamment pour la construction des futurs EPR
©Reuters

Inquiétudes

Avec la fermeture de la centrale de Fessenheim, la filière du nucléaire pourrait être fragilisée.

Henri Prévot

Henri Prévot

Henri Prévot est ingénieur général des Mines. Spécialiste des questions de sécurité économique et de politique de l'énergie, il tient un site Internet consacré à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.

Il est l'auteur du livre "Avec le nucléaire" paru chez Seuil.

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Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Atlantico.fr : La fermeture de la centrale nucléaire de production d'électricité (CNPE) de Fessenheim est un épiphénomène du narratif anti-nucléaire qui va croissant dans la classe politique française. La filière fut fragilisée dans les années 2000 par l'absence de grands projet, débouchant directement sur les difficultés de la tranche EPR de Flamanville-3. Aujourd'hui on ferme une centrale entière alors même que l'éventuelle construction de six EPR est repoussée à 2022.

En combinant la fermeture de Fessenheim avec le report du lancement de la construction de six réacteurs EPR, doit-on craindre une menace sur les objectifs de 50% de nucléaire à l'horizon 2050 dans le mix électrique français ? Ne serai-ce alors pas une forme de remise en question implicite du contrat stratégique de filière [nucléaire] signé en 2019 ?

Loïch Le Floch-Prigent : La fermeture électorale de la Centrale de Fessenheim est effectivement un drame national , elle ne repose sur aucune analyse sérieuse de l’avenir ni de la satisfaction des besoins électriques du pays, ni de la filière nucléaire française qui est une des bases de notre prospérité. 

On avait, rappelons le, considéré que la fermeture de ce site interviendrait lorsque Flamanville 3 rentrerait en service, ce qui ne sera pas le cas avant deux ans, il y a donc un engagement de l’Etat non tenu à l’égard d’une entreprise cotée (EDF) et de la population française. La légèreté, j’ai coutume de dire l’amateurisme rivalise avec la mauvaise foi, puisque l’on déclare effectuer cette fermeture au nom du climat alors qu’elle a comme conséquence immédiate le déclenchement d’une Centrale à charbon en Allemagne pour assurer la satisfaction de la demande électrique régionale. Mais dans la mesure où on reporte le lancement des futurs réacteurs EPR et que l’on annonce en même temps qu’il faut arriver à 50% seulement de nucléaire avec comme seule raison « parce que 75% c’est trop » on peut dire que le contrat stratégique de filière de 2019 va rapidement devenir caduc comme si les lobbies anti-nucléaires avaient convaincu le gouvernement. On va le savoir vite d’ailleurs puisque le département nucléaire de General Electric racheté à Alstom portant sur les turbo alternateurs « Arabelle », merveille de la technologie française, est en vente et que tous les acteurs de la filière demandent que l’Etat se prononce pour soutenir un projet de reprise française. 

Henri Prévot : La question se pose en effet tellement la décision d’arrêter cette centrale nucléaire en bon état de marche paraît absurde. C’est contraire à la politique de lutte contre le gaspillage ; c’est contraire à l’objectif de réduire les émissions de CO2 puisque l’électricité qui ne sera pas produite là sera produite, en France ou dans les pays où nous exportons, par du gaz ou du charbon ; c’est contraire à la morale ouvrière pour qui le respect de l’outil de travail est un devoir primordial :comme l’a déclaré le président d’EDF, cet arrêt est très mal ressenti par le personnel ; c’est porter un très mauvais coup à l’économie locale ; c’est priver l’économie française de plusieurs milliards d’euros d’exportation d’électricité.

Il apparaît donc que diminuer la capacité nucléaire est aujourd’hui un impératif qui l’emporte sur tous les autres. Alors, pourquoi la part du nucléaire ne descendrait-elle pas bien en-dessous de 50 % ? D’ailleurs la ministre chargée de l’énergie a demandé à RTE (Réseau de transport d’électricité) d’étudier l’hypothèse d’une suppression totale du nucléaire. 

On s’étonne : comment l’Etat peut-il envisager que la production d’électricité puisse se faire sans nucléaire alors que dans le contrat de filière nucléaire signé il y a à peine plus d’un an, il s’engage à « soutenir la filière nucléaire grâce à une communication positive » et il a « affirmé la nécessité de préserver une capacité nationale de construction de nouveaux réacteurs nucléaires » ? 

Quoi qu’il en soit, le doute ainsi créé a d’ores et déjà un effet délétère.

Dans la même optique sera t-on encore capable de construire des réacteurs si l'on attend trop longtemps ? Partant du principe que les problèmes de la centrale de Flamanville sont directement dus à l’absence de grands travaux durant  prés de 10 ans dans la filière.

Loïch Le Floch-Prigent : Il est clair que le fait d’avoir retardé pendant 10 ans la construction de nouveaux réacteurs et d’avoir fermé une première fois l’expérimentation de la filière d’avenir à neutrons rapides -programme Superphénix- a été pour beaucoup dans les déboires de la construction de Flamanville, les compétences industrielles ont pour partie disparu. C’est grâce au programme chinois et à celui de la Grande Bretagne que nous réussissons à revenir dans la compétitivité, mais les résultats sont encore fragiles malgré l’enthousiasme des techniciens et ingénieurs persuadés que cette filière nucléaire décarbonée est indispensable à la France et à l’humanité. L’abandon récent en catimini du programme Astrid -toujours les neutrons rapides permettant d’utiliser les déchets et l’uranium naturel- a été un nouveau coup de canif dans le contrat national. Il faut se décider vite si l’on veut rester dans la course, ne pas vouloir quelque chose et son contraire, une énergie abondante et bon marché, décarbonée , c’est d’abord de l’électricité nucléaire.

Henri Prévot : Les difficultés rencontrées à Flamanville ont été bien analysées par le rapport de Jean-Martin Folz et par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques. Les causes sont multiples mais elles se ramènent à une défaillance de compétences et à une perte de la culture de qualité, la culture du zéro défaut qui demande une attention constante à tous les échelons. Faute de pratique pendant près de vingt ans, avec le départ en retraite de professionnels pointus, les compétences et la culture ne se sont pas toujours correctement conservées ou transmises. C’est là un réel souci des entreprises comme le fait ressortir une enquête faite par le Boston Consulting Group auprès des entreprises de ce secteur qui procure 220 000 emplois directs et indirects. Mais pour embaucher, pour former et certifier le personnel au niveau de compétence requis par le nucléaire, encore faut-il avoir des perspectives solides. La filière en a besoin dès 2021.

Quelles conséquences auraient une perte de compétence à l'export ? Serions-nous encore en mesure d'être seulement présent sur le marché de la construction de centrales ?

Loïch Le Floch-Prigent : A l’exportation nous sommes aujourd’hui dépassés par les russes et les coréens, bientôt par les chinois , mais nous restons avec EDF les références pour l’exploitation, et si l’on rajoute les turboalternateurs Arabelle, les meilleurs sur un grand nombre de composants essentiels , il nous appartient déjà  de nous  maintenir puis  de retrouver notre position dans la construction de nouveaux projets, en Inde, en Turquie, au Brésil…et pour cela il serait nécessaire de montrer la confiance des français eux-mêmes dans leurs entreprises. Ce sont des nationaux qui mettent en doute nos possibilités, il faut retrouver un peu de patriotisme industriel au plus tôt. 

Henri Prévot : Rappelons d’abord que deux EPR fonctionnent fort bien depuis plus d’un an en Chine. Cela démontre que la conception de ce réacteur est bonne et efficace et que les Chinois sont très capables. Il faut dire qu’ils ne cessent de construire des réacteurs nucléaires. Ce seront des concurrents redoutables, à moins que l’on ne décide de coopérer avec eux, ce qui serait beaucoup plus intelligent.Notre industrie devra continuer de montrer sa compétence. Cela ne suffira sans doute pas. Sans doute faudra-t-il proposer aussi des réacteurs moins puissants, conformément aux orientations du contrat de filière.

Outre la production d'électricité, une fragilisation de la filière ne menacerait-t-elle pas des secteurs connexes mais stratégiques pour la France comme la propulsion navale (portes-avions, sous-marins... ?

Loïch Le Floch-Prigent : Cette défiance permanente à l’égard de notre filière nucléaire émanant de secteurs entiers de notre éventail politique menace bien sur aussi notre politique de défense en particulier la construction navale alors que nous sommes reconnus dans le monde entier pour notre excellence dans les sous-marins comme l’illustre le contrat historique obtenu en Australie. Ce contrat porte sur des sous-marins à propulsion thermique, mais il nous faut garder notre indépendance aussi pour les versions nucléaires et nous avons là encore à effectuer une reconquête car notre politique industrielle a manqué de vigilance, il est temps encore, il suffit de le décider 

Henri Prévot : Les objectifs stratégiques que vous mentionnez là sont tellement importants que notre pays se donnera la possibilité de maintenir ses compétences mais il est sûr que, sans un écosystème industriel favorable, ce serait beaucoup plus compliqué.

Quelle rationalité doit-on chercher dans la fragilisation de notre filière  nucléaire alors même que l’utilisation du nucléaire est préconisée dans les scénarii du GIEC pour son caractère abondant, non polluant et décarboné, bon marché et pilotable ? Les énergies renouvelables peuvent-elles vraiment se substituer au nucléaire malgré leur caractère intermittent et non pilotables ?

Loïch Le Floch-Prigent : La fragilisation de notre filière nucléaire est issue uniquement d’un calcul politique médiocre consistant à rechercher les votes anti-nucléaires. L’écologie politique nationale a pris comme premier combat celui du nucléaire en oubliant celui de l’environnement, de la nature, de la vie qui est central dans la naissance et le développement de l’écologie originelle . Les rapports du GIEC montrent effectivement que la régression des énergies fossiles au niveau planétaire (85%°de l’énergie mondiale) ne peut se réaliser qu’avec l’aide de l’hydraulique et du nucléaire, énergies abondantes et pilotables contrairement à l’utilisation du vent et du soleil, énergies intermittentes ,difficilement et chèrement stockables. La quasi-totalité du monde scientifique, technique et industriel s’accorde désormais sur le passage obligatoire de l’humanité par la case énergie nucléaire tandis que la gestion des déchets est envisagée à travers la filière à neutrons rapides poursuivie en Russie, en Chine et aux USA. Les fermes éoliennes ont montré dans tous les pays leur faiblesse malgré des progrès techniques, et leur nocivité pour l’environnement en particulier pour la biodiversité, dénoncée avec insistance par de plus en plus d’acteurs. Il est temps que les français se réveillent , le vent n’est pas gratuit, il est intermittent, l’énergie installée ne veut pas dire énergie produite, le démantèlement est couteux et le recyclage des pales impossible… Cela peut être une solution locale, limitée, mais à l’échelle du monde cela restera marginal, regardons l’enthousiasme de nos voisins allemands transformé désormais en cauchemar. Le solaire n’en est encore qu’à ses débuts, il reste beaucoup de progrès à faire pour atteindre les rendements de n’importe quelle plante ! L’énergie renouvelable la plus prometteuse reste l’hydraulique que l’écologie politique française n’aime pas, on l’a remarqué, car elle permet une énergie pilotable, abondante et bon marché, il suffit de regarder les chiffres et les réalisations norvégiennes. C’est une des raisons, encore qui rendaient nécessaire de ne pas vendre les turbines hydrauliques d’Alstom à General Electric, et c’est pourquoi il faut conserver nos barrages et nos centrales en gestion nationale contrairement à ce qui se prépare. 

Retrouvons le souci d’indépendance nationale énergétique qui a été le ressort essentiel de notre prospérité, retrouvons notre capacité d’analyser les réalités de la science, de la technique et de l’industrie, le nucléaire est indispensable pour notre pays, Fessenheim était une de nos centrales les plus sures , sa fermeture est un abandon de souveraineté préjudiciable à notre avenir, nous regretterons demain notre passivité devant les diktats incompétents et électoralistes, fermer Fessenheim est un désastre.  

Henri Prévot : La question se pose en effet au niveau mondial. Un pays comme la France peut imaginer de faire reposer son approvisionnement en électricité sur le vent et le soleil. Sur le papier et à l’aide d’un tableur excel, il suffit de plusieurs dizaines de milliers d’éoliennes et de plusieurs milliers de kilomètres carrés de panneaux photovoltaïque. Il faudrait aussi de très grosses capacités de stockage. En effet, sous nos latitudes, le soleil produit quatre à cinq fois plus en été qu’en hiver. Pour produire en hiver de l’électricité à partir d’électricité produite en été, il faut un processus qui passe par la production d’hydrogène et de méthane, dont le rendement est de 25 %. Pour remplacer une absence de vent ne serait-ce qu’une journée, il faudrait une capacité de stockage égale à dix ou vingt fois la capacité de nos Steps (un mode de stockage hydraulique). Pour montrer que l’éolien et le photovoltaïque ne sont pas plus chers que le nucléaire, il suffit d’imaginer que les coûts de production et de stockage seront divisés par deux ou par quatre ou par dix. De plus, il faut oublier que la stabilité des réseaux électriques a besoin aujourd’hui de l’inertie des machines tournantes de productionet que personne ne peut dire assurément commentremplacercette inertie à l’échelle de tout le réseau européen.

Mais une politique de lutte contre les émissions ne peut pas se borner à une vision nationale.

Supposons que la population française accepte de voir le paysage de nos régions écrasé par le pullulement des éoliennes et de vastes étendues occupées par du photovoltaïque, avec des hypothèses de coût réalistesdiminuer le nucléaire obligerait à dépenser beaucoup plus qu’en l’augmentant. La différence de dépenses, tenant compte aussi des dépenses faites pour éviter de consommer de l’électricité, est de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an – voir par exemple sur https://www.hprevot.fr

Plutôt que de dépenser ces milliards d’euros sans effet sur les émissions de CO2 ne serait-il pas préférable d’en consacrer une partie à cofinancer du photovoltaïque et de la sylviculture en Afrique et à mettre au point des techniques de production nucléaire utilisables dans ces pays? 

En réalité, un pays qui maîtrise la technologie nucléaire a la responsabilité devant le monde d’en tirer pleinement parti. Après le sacrifice de la centrale de Fessenheim, la population, ses élus et ceux qui les informent finiront par s’en rendre compte.

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