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Attentat de Hanau : ce terrible poison que contribuent à répandre les ambiguïtés européennes sur l’immigration
©PATRICK HERTZOG / AFP

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Le tueur allemand, l'auteur présumé des attaques à Hanau, a laissé derrière lui un manifeste conspirationniste et profondément raciste dans lequel éclate son obsession d’un "nettoyage ethnique". Au-delà de son cas particulier, les demi-vérités sur la réalité des chiffres de l’immigration ne cessent d’alimenter les pires fantasmes.

Jacques Barou

Jacques Barou

Jacques Barou est Docteur en anthropologie et chargé de recherche CNRS. Il enseigne à l’université de Grenoble les politiques d’immigration et d’intégration en Europe. Son dernier ouvrage est La Planète des migrants : Circulations migratoires et constitution de diasporas à l’aube du XXIe siècle (éditions PUG).

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Jean-Paul Gourévitch

Jean-Paul Gourévitch

Jean-Paul Gourévitch est écrivain, essayiste et universitaire français. Il a enseigné l'image politique à l'Université de Paris XII, a contribué à l'élaboration de l'histoire de la littérature de la jeunesse et de ses illustrateurs par ses ouvrages et ses expositions, et a publié plusieurs ouvrages consacrés à l'Afrique et aux aspects sociaux et économiques de l'immigration en France. Il a notamment publié La France en Afrique 1520-2020 (L'Harmattan), La tentation Zemmour et le Grand Remplacement (Ovadia 2021), Le coût annuel de l'immigration (Contribuables Associés 2022).

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Atlantico.fr : Une double fusillade a fait neuf morts, mercredi à Francfort. L'auteur des faits, retrouvé mort à son domicile, aurait agi "par haine des étrangers et des non-blancs". Alors que ce type d'attaques se multiplient, la question du traitement de l'immigration revient au coeur du débat. En refusant d'en parler n'alimente-t-on pas un certain extrémisme ? Les problématiques liées à l'immigration suscitent aujourd'hui une telle polémique qu'elles empêchent une lecture rationnelle et dépassionnée de ses enjeux. Au premier rang des difficultés liées au débat, l'interdiction d'élaborer des statistiques ethniques pourtant déjà pratiquées dans de nombreuses démocraties occidentales.

En France, l'immigration divise et est un sujet créateur de tensions. A la suite de la crise migratoire de ces dernières années, et alors qu'une part de la population estime que les valeurs de la République sont menacées, la théorie du "grand remplacement" semble remporter de plus en plus de succès. Quel part de l'opinion y adhère ? Quels sont les catégories de la population qui sont le plus préoccupées par l'immigration ? 

Jacques Barou : Devant l'usage que font depuis déjà longtemps certains politiciens extrémistes des thèmes liés à l'immigration, la tactique des partis de gouvernement, droite et gauche confondus a consisté à minimiser l'importance des flux et des ratés de l'intégration qui se lisent à travers l'augmentation du nombre de marginaux parmi les migrants et leurs descendants ainsi que la croissance du nombre de gens prônant des valeurs opposées à celles de la République. Les chiffres indiquent tout de même une augmentation constante et régulière des flux d'entrées avec une accélération ces dernières années. Pour autant ils sont restés gérables et l'on n'a pas assisté à de véritables débordements. La discrétion des pouvoirs publics sur cette croissance des flux et des difficultés d'intégration alimente-t-elle une peur fantasmatique d'une invasion qui noierait les populations occidentales sous la masse des "non-blancs", peur susceptible d'entraîner chez certains particulièrement sensibles à ce risque, un passage à l'acte hyper-violent dans l'optique de tuer un maximum de ces envahisseurs dans un souci de prévention et de survie. Les discours publics lénifiants sur l'immigration provoquent le doute et alimentent la théorie du complot. Le grand remplacement, concept imaginé par l'écrivain Jean Raspail serait un complot mené par des forces occultes cachées derrière les décideurs. Quel intérêt auraient ces forces occultes à provoquer une telle transformation démographique ? Il n'y a pas de réponse précise à cette question.

On peut imaginer que cela servirait les intérêts du grand capital qui remplacerait ainsi les travailleurs occidentaux bien organisés par une masse de gens susceptibles d'être taillables et corvéables à mercie. Il semble que l'auteur de la tuerie du 20 février était à la fois adepte d'une idéologie de la supériorité raciale des occidentaux et un adepte de la théorie du complot voulant aussi régler leur compte à ces agents de l'ombre cachés derrière les institutions politiques qui manipulent les masses africaines et musulmanes au détriment des "blancs". Si l'on peut avoir une idée de ce que représentent les adeptes du racisme à travers les adhérents aux groupuscules d'extrême droite, il est plus difficile de mesurer le nombre d'adeptes de la théorie du complot. Pour ce faire, on peut tout de même tenir compte du fait que sur internet, il y a plus de gens qui consultent les sites complotistes que de gens qui consultent des sites scientifiques. Cela ne veut pas forcément dire que tous ceux qui consultent de tels sites adhèrent à leur discours mais c'est tout de même révélateur du pouvoir de séduction qu'exercent de tels sites. Pour adhérer à une telle thèse, il faut tout de même manquer d'esprit critique. Or la baisse du niveau scolaire, le désintérêt pour l'activité intellectuelle plaident plutôt en faveur de la diminution de l'esprit critique. 

Face aux enjeux sociaux et économiques de l'immigration, les statistiques sur une base ethnique pourraient faciliter l’établissement d’une véritable photographie de la situation française et notamment de projections démographiques fiables. La levée de l'interdiction ne permettrait-elle justement pas justement de combattre des lectures fantasmées de l’immigration  et, ce faisant,  d’abaisser les tensions ?

Jean-Paul Gourévitch : Les statistiques françaises sur l’immigration souffrent de deux handicaps médiatiques: la difficulté de faire connaître au grand public la réalité de la situation française et l’interdiction de la publication officielle des statistiques ethniques. 

Nous disposons  des chiffres officiels publiés en 2018 par  l’Office Français d’Immigration et d’Intégration : 11% d’immigrés  plus 12 à 14% de descendants directs d’immigrés. Bref : un quart de la population résidant en France est d’origine étrangère, sans compter les migrants en situation irrégulière non recensés par l’OFII. Une population en constante augmentation avec un total actuel  d’environ 445 000 entrées  (250 000 entrées légales+ 120 000 demandeurs d’asile+ 20 000 migrants non passés par la case demandeurs d’asile+ 40 000 mineurs non accompagnés + 15000 étrangers malades) dont il faut retrancher environ 190 000 sorties. Le solde migratoire annuel de l’immigration est donc positif d’un peu plus de 250 000 unités.

Sur le second point l’interdiction de la publication des statistiques ethniques qui existent dans une centaine d’autres pays est surtout formelle. L’INSEE a publié en février 2017 dans sa revue Insee Première une étude  qui décomptait 3,3 millions de descendants directs issus de deux parents étrangers et 4 millions issus d’un couple mixte. C’était une première avancée. Depuis nous en savons un peu plus grâce aux mesures de l’INED sur l’indicateur conjoncturel  de fécondité. En 2017 il était sur le plan national de 1,88 enfants par femme, mais se situait pour les femmes d’origine étrangère à 2,73 par femme immigrée, 2,02 par femme descendante d’immigrés, et 1, 77 par femme descendante d’un couple mixte. Le solde naturel de l’immigration est aussi largement positif. 

Lever l’interdiction des statistiques ethniques donnerait une meilleur photographie de la situation française mais je doute que cette mesure apaise les tensions. Le problème n’est pas statistique mais politique et passionnel. Plusieurs responsables politiques considèrent que l’entrée dans une société de plus en plus métissée va permettre de renverser la table et de remplacer la figure cardinalede l’ouvrier, symbole de la gauche, par celle de l’immigré ou du descendant d’immigréqui sera un jour majoritaire. D’où une théâtralisation sans débat avec l’injure ou l’ostracisme qui remplacent les documents, les faits ou les chiffres. C’est sans doute efficace  pour le spectacle ou l’audience mais pernicieux pour la démocratie.

Jacques Barou : Les statistiques ethniques provoquent des débats en France mais sont aussi critiquées pour leur manque de fiabilité dans les pays où elles existent dans la mesure où elles sont fondées sur la déclaration individuelle, rien n'empêchant un blanc ou un métis de se dire noir ou l'inverse. Il existe en France un moyen plus fiable de connaître les origines des gens sur plusieurs générations en introduisant dans les recensements des questions sur le pays de naissance des parents et des grands-parents. Cela montre l'importance du nombre de Français d'origine étrangère, européenne, asiatique, africaine ou autre et du même coup le pouvoir d'assimilation de la République. Une exploitation plus fine de ces données devrait permettre de mieux identifier les difficultés liées à l'origine et révéler la manière dont elles s'éloignent ou persistent au fil des générations. Les débats qui font reposer toutes les difficultés d'intégration sur la responsabilité de l'homme blanc dominateur invétéré ne participent pas à la clarification du débat. 

N’est-il pas  paradoxal qu'une partie de la gauche, notamment, s'oppose avec véhémence aux statistiques ethniques à l'heure même où une portion non négligeable de ses représentants ramène régulièrement la question raciale dans le débat (décolonisation des esprits et des institutions, indigénisme, "patriarcat blanc", etc...) ?  Cet empoisonnement du débat public n'alimente-t-il pas les thèses les plus conspirationnistes en bloquant l’accès à l'information ?

Jean-Paul Gourévitch : Je vous laisse la responsabilité du terme « empoisonnement ». Mais on ne peut en permanence évoquer des questions raciales qui relèvent de l’histoire ou de l’actualité et refuser de les mentionner  quand on parle de démographie. J’ai toujours dans mes travaux et mes ouvrages plaidé pour la transparence. J’ai par exemple avancé lors du débat sur la loi Macron de 2018 sur l’immigration et l’asile plusieurs propositions reprises par certains parlementaires mais qui n’ont pas été vraiment débattues : la création d’un Observatoire Indépendant des migrations, sur le mode de celui installé en 2004 dans le Cadre du Haut Conseil à l’Intégration mais qui n’a jamais fonctionné,  la séparation  entre le solde migratoire de l’immigration et celui de l’expatriation, le suivi des étudiants étrangers en France à la fin de leurs études, celui des Mineurs Non Accompagnés récemment arrivés, l’encadrement de la procédure d’étrangers malades, la synthèse des enquêtes menées sur l’emploi des demandeurs d’asile trois ans après l’obtention de leur statut. Il y a  une volonté d’une partie des décideurs et pas seulement d’une partie de la gauche, de récuser ces questions, certes clivantes, mais décisives pour l’avenir du pays et qui permettraient de lutter contre les phantasmes et les thèses complotistes. Le chemin vers la transparence des questions liées aux migrations est pour le chercheur un chemin de croix.  

Jacques Barou : Les inquiétudes parfaitement légitimes et justifiées quant à la dégradation de l'environnement due au réchauffement du climat provoquent depuis quelques années un climat anxiogène qui est propre à susciter toutes les peurs alors que la sérénité et la responsabilité seraient les meilleurs atouts pour mettre en oeuvre des actions susceptibles de limiter les effets de ce phénomène. La progression démographique de l'Afrique est importante mais le peu de fiabilité que l'on peut attribuer aux recensements des pays africains devrait faire douter des projections sur le moyen terme et écarter la perspective d'un transfert massif de la population africaine en Europe. Nous avons quelques moyens de savoir quels sont les effets des guerres et de la dégradation de l'environnement sur les migrations afin d'identifier les facteurs précis qui causent ces phénomènes. Il devrait alors être possible d'agir sur certains d'entre eux dans les pays de départ et de repenser les politiques d'accueil et d'intégration. La diffusion des informations scientifiques les plus fiables sans assortiments de propos lénifiants serait la meilleur antidote à la diffusion de la théorie du complot.

Pourra-t-on faire l'économie de ces statistiques alors même que la très dynamique démographie africaine devrait provoquer des vagues d'immigration massive dans des pays européens où le pacte social et économique issu des années 1960 est déjà particulièrement fragilisé ? 

Jean-Paul Gourévitch : Méfions-nous des projections démographiques à long terme. La dynamique de la démographie africaine est indiscutable : 4,7 enfants par femme avec un pic de 7, 6 au Niger  contre une moyenne mondiale de 2,5. Nombre de pays africains ne pourront ni nourrir ni fournir du travail à tous leurs enfants, ne leur laissant le choix qu’entre la précarité, la révolte ou l’exil. Pour autant peut-on parler  de vagues d’immigration massive inéluctables? Pour répondre à cette question,  il faut prendre en compte trois variables.  

La première relève de  la transition démographique. Les femmes font aujourd’hui moins d’enfants que leurs mères et encore moins que leurs grand-mères. Elle existe au Maghreb et chez les femmes d’origine maghrébine résidant en France. Mais on la trouve très peu en Afrique subsaharienne et chez les Africaines de France.  Seront-elles vraiment touchées et quand ? 

La seconde est environnementale. Qui peut prévoir l’impact sur les migrations de ce qu’on appelle aujourd’hui le réchauffement climatique? Mais comme l’Union Européenne est incapable d’anticiper, elle va devoir courir après lesévénements sans pouvoir les maîtriser. 
La troisième  est  moins connue : c’est le développement de l’immigration virtuelle. Dans des secrétariats, des plates formes  de marketing et de gestion, vivent et travaillent  des gens du Sud payés par des organismes du Nord. Sera-t-elle assez  forte pour pousser les Africains à rester auprès de leur famille ? Ou le désir de migration incitera-t-il ceux qui ont acquis un bagage intellectuel, financier et relationnel, à rejoindre les pays du Nord ? 

Aussi, je reste prudent sur l’évolution qualitative et quantitative de la population migrante et sur son impact sur notre vieux  pacte économique et sociétal qui est - vous avez raison - très fragilisé. 

Pour retrouver l'entretien d'Edouard Husson, publié sur Atlantico, sur les conséquences politiques pour l'Allemagne de ces attentats à Hanau, cliquez ICI

Pour retrouver l'entretien de Claude Moniquet, publié sur Atlantico, sur le complotisme, moteur du terrorisme identitaire, cliquez ICI

Jean-Paul Gourévitch a publié Le Grand Remplacement réalité ou intox ? (éditions Pierre-Guillaume de Roux 2019) 

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