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Vraie-fausse suppression de l’ENA : le coup d’épée dans l’eau
©PATRICK HERTZOG / AFP

Nouvelle réforme

Frédéric Thiriez a remis ce mardi les résultats de sa mission sur la réforme de l'ENA et de la haute fonction publique. Ce projet propose de supprimer cette institution au profit d'une Ecole d'administration publique. La transformation de l'ENA devrait se dérouler d'ici à 2022.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico.fr : Que pensez-vous du rapport Thiriez ? Concrètement que propose-t-il ? N'est-on pas face à un plan purement symbolique ? 

Luc Rouban : Tout d’abord, c’est un rapport très complexe, difficile à lire, assez flou et qui est certainement très prudent puisqu'il envisage différentes options à chaque étape. On sent que, visiblement, la mission Thiriez s’est heurtée à des réticences voire des oppositions assez fermes, surtout de la part des grands corps. C’est un rapport qui n'est pas toujours très convaincant. Deux orientations s’en dégagent :

(1) d’abord l'idée de reformuler complètement la sélection de la haute fonction publique avec plusieurs formules d'organisation très complexes qui intègrent à la fois les écoles techniques d'ingénieurs - notamment issues de Polytechnique, l'école des Mines ou l’école des Ponts - et d'autre part des écoles administratives qui seraient maintenues sauf l’ENA qui serait transformée en école d'administration publique.

On a donc le sentiment d'une vision globale et (2) en même temps d'une recherche d’un compromis, ce qui fait qu’au lieu de fusionner des écoles administratives très proches, on crée un système à plusieurs étages avec la possibilité de passer par un tronc commun après avoir passé le concours, mais avant de réintégrer les anciennes écoles. On sent bien qu'il y a une hésitation et qu’ils n’ont pas réussi à trancher sur un certain nombre de points, notamment sur la suppression du classement de sortie sans même donner une solution convaincante pour le remplacer. Ils disent qu’il faudra qu'il y ait une espèce de marché de l'offre et de la demande entre les employeurs publics et les élèves, le tout avec des jurys pour contrôler le processus afin d’éviter des phénomènes de pression ou de népotisme. Il y aussi une demi-mesure concernant les grands corps - alors que le président de la République avait annoncé leur fin – où on garde le Conseil d'Etat et la Cour des Comptes par exemple.

L’Inspection Générale des Finances sera fusionnée avec d'autres inspections qui auront un rôle social beaucoup moins important comme l'Inspection générale des affaires sociales et on transformera les inspecteurs des Finances en un ensemble d'emplois fonctionnels… Il y a beaucoup de demi-mesure en fin de compte et on a un peu l'impression que tout cela n’est pas une solution de rupture avec le passé, mais une solution de compromis avec de nombreuses zones d’ombre.

Edouard Husson : On ne peut pas penser beaucoup de bien du rapport Thiriez. L’épaisseur du texte et la longue liste des personnes consultées ne doivent pas impressionner. Le résultat n’est pas à la hauteur du défi. Après tout, on aurait pu utiliser l’opportunisme présidentiel - donner une cible facile aux « Gilets Jaunes » - pour couronner les efforts de réforme de l’Ecole, entrepris depuis une bonne dizaine d’années. Il se serait agi de donner à l’actuel directeur, Patrick Gérard, les moyens de parachever ce qu’il entreprend, pragmatiquement, pour diversifier les recrutements (filière ouverte aux docteurs en science, par exemple) et renforcer le rayonnement international de l’ENA. De ce point de vue on pourrait penser que l’ouverture de classes préparatoires ad hoc, à vocation sociale, proposée par le rapport, est une bonne chose. Sauf que nous avons affaire à un effet d’annonce classique: on propose vingt classes sans expliquer comment on pourra les financer. Je vous fait le pari que le gouvernement va retenir la proposition et qu’on aura de la chance si on en finance finalement trois ou quatre. D’une manière générale, le dilettantisme du rapporteur répond à l’opportunisme de celui qui a passé la commande. Comment peut-on proposer une réforme, en 2020, sans avoir essayé de la chiffrer? Comment peut-on sérieusement se gargariser de « management public » sans proposer un budget, une gouvernance ad hoc? Combien va coûter le tronc commun? S’agit-il d’un simple gadget - on le fera dans chaque école concernée et on dira, regardez, tout le monde est à la même enseigne - ou bien de la création d’un véritable cycle partagé de la formation à la haute fonction publique, quelque chose de complexe à monter, et qu’il faudrait budgéter sérieusement?  

Le gouvernement supprimerait-il l'ENA pour les bonnes raisons ? En d'autres termes, n'est-on pas face à des mesures gadgets, à une réforme démagogique ? Ne cède-t-on pas là à des lubies progressistes ? Pourquoi supprimer le test de culture générale lors de l'examen d'entrée par exemple ?

Luc Rouban : Derrière cette réforme qui se veut moderniste, managériale et pour un Etat moderne du 21ème siècle, on a quand même un projet qui consiste finalement à enterrer la haute fonction publique française. On sent que c’est une réforme qui, associée à la loi du 6 août 2019, mise sur le déclin ou la relégation de la haute fonction publique au second rang.

C’est assez inspiré du néolibéralisme même si ce n’est pas du niveau des réformes néolibérales dures comme celles qu'on a pu observer dans d'autres pays tels que le Canada ou la Nouvelle-Zélande évidemment. Néanmoins, on a tout de même le sentiment que c'est un ensemble de mesures assez complexes et qui a pour but de récupérer et de former des techniciens de la gestion, sans plus. Le grand problème qui se pose concerne les hauts fonctionnaires présents pour servir l'état français est la suivante :  Qu'est-ce qu'on fait de l'état ?

La question centrale porte sur la rationalité de ces réformes instrumentales or, on est en train de se demander quel est le projet Macronien pour l'état. Est-ce un outil de gestion ou un Etat nation capable de construire la solidarité entre citoyens et de construire une certaine communauté de valeurs ? C’est une réforme qui a quand même pour objectif de mettre au point un effort de diversification dans le recrutement, d'ouverture, et qui va certainement améliorer la diversification sociale certes, mais le but de la diversification sociale n'est pas la diversification pour elle-même, mais d’attirer des personnes qui seront vraiment convaincues de défendre un certain idéal au service de l'Etat. Il est indéniable que c'est un progrès par rapport au système de l’ENA actuel qui, effectivement, est en fin de chaîne de sélection sociale. On sort un peu de cette logique certes, mais il manque ce discours, ce récit de l’Etat et on reste toujours dans cette logique de management privé, de privatisation de l’Etat et des normes contrairement à la culture de l’Etat de 1945. Et à mon avis, les hauts fonctionnaires et les membres des corps y sont extrêmement sensibles…

Edouard Husson : Le Président a dit « On va supprimer l’ENA ». C’est complètement « démago », venant d’un inspecteur des Finances, qui plus est, et qui ferait mieux de travailler sur lui-même: Emmanuel Macron fait partie de ces quelques pour-cents d’énarques qui ont rendu le plus mauvais service à leur école en répondant à tous les clichés que l’on peut développer dans l’opinion publique concernant l’institution strasbourgeoise. Hypercentralisateur, donneur de leçons et abonné aux tunnels oratoires. L’immense majorité des (anciens) élèves de l’école est modeste, travaille sur le terrain et sert l’Etat avec abnégation. Il n’empêche, le Président a dit...; donc, que fait-on? On invente un nom, « Ecole d’Administration Publique »; et puis on pense, c’est embêtant: il y a quand même une « marque ENA », internationalement connue. Eh bien on va garder une marque «ENA internationale », qui correspondra à une filière etc...C’est absurde, cela ne peut pas marcher. Soit l’ENA est une marque, et on la garde; soit on change de nom mais on trouve quelque chose qui tienne la route. De même, on dit, on va supprimer les grands corps. Mais c’est jeter le bébé avec l’eau du bain ! Le problème n’est pas les grands corps en eux-mêmes: il est dans les abus qu’une minorité en fait. Annoncez que le pantouflage ou l’entrée en politique sont irréversibles, qu’elles font perdre l’appartenance au corps d’origine, et débouchent, par exemple, sur une obligation, en revenant éventuellement vers le service de l’Etat, d’accepter la mission qu’on voudra bien vous confier: là vous ferez bouger les lignes. Mais supprimer les grands corps tel que le propose le rapport ne conduira qu’à un seul résultat: le retour de la cooptation au piston, celle précisément à laquelle la création de l’ENA avait mis fin. En fait, si le rapport était appliqué, il ne ferait que renforcer l’entre-soi: on supprime la culture générale à l’entrée (à quoi servent donc les classes préparatoires à vocation sociale dans ce cas?) mais on met à l’oral une épreuve qui se déroule en partie en anglais, ce qui est pour le coup la pire des discriminations imaginables: l’enfant de la France périphérique ne pourra pas lutter avec le fils de famille qui aura fait un bachelor à Oxford ou un master à Columbia.

Finalement le gouvernement ne se trompe-t-il pas complétement : plus que l'ENA et les énarques le réel problème n'est-il pas celui des objectifs politiques et des politiques qui se comportent comme des énarques 

Luc Rouban : Il y a, effectivement, toute une mythologie qui s'est créée autour de l’ENA car en son sein, il existe « plusieurs ENA » et plusieurs types d’énarques. On a par exemple les énarques du concours internes qui y rentrent à quarante ans et des jeunes qui l’intègrent après de grandes écoles (HEC, SciencesPo etc.) pour ensuite partir dans de grandes entreprises à l’internationale.  La vraie question, c'est le rapport entre la classe politique et la haute fonction publique. Lorsque l’on lit entre les lignes certains paragraphes de ce rapport, on voit bien que l’idée est d’aller vers un renforcement du pouvoir politique sur la fonction publique.  Quand on transforme un certain nombre de corps comme l’inspection des Finances en emplois fonctionnels, il faut savoir que ces emplois sont très probablement déterminés par des choix qui ne seront pas uniquement professionnels mais influencés par la politique, des valeurs, etc. C’est ce que l’on a observé par ailleurs dans tous les pays qui ont pratiqué des réformes libérales, que ce soit le Royaume-Uni ou dans différents pays d'Europe de l'Est. On privatise la relation d’emploi, mais dans cette privatisation, le patron est le gouvernement, lequel renforce le contrôle politique sur la fonction publique.

Edouard Husson : Vous remarquerez que le nom proposé pour remplacer « ENA » supprime la référence à la nation, alors que s’exprime partout dans le monde occidental un besoin de cohésion nationale. On supprime l’épreuve de culture générale alors qu’il faudrait au contraire renforcer le bien commun des références partagées, le sentiment d’appartenance à une histoire commune. On met en avant la pratique de l’anglais alors que la crise politique que nous traversons vient de l’inadéquation entre le franglais de nos dirigeants et la réalité quotidienne de la plupart de nos compatriotes. En fait, paradoxe auquel les trente dernières années nous ont habitué, on a, au nom de la modernisation, une «franchouillardise » absolue qui se met en place: on met toutes les écoles de la fonction publique dans une grande marmite où on veut fabriquer une soupe à la Sciences Po version années 2000 (le rapport ne propose aucun bilan critique de mesures imaginées pour l’IEP de Paris par Richard  Descoings voici vingt ans). Et l’on va s’y prendre tellement bien que l’on va laisser l’esprit de caste se reformer de manière insidieuse: au lieu de la relative transparence de l’accès aux grands corps d’aujourd’hui, on aura des procédures opaques de cooptation et de promotion en fonction d’un entre-soi indéchiffrable pour le commun des mortels. Et l’on empirera ce qu’on prétend combattre: la « pensée unique » ou ses succédanés, produits de l’absence d’interaction avec les grandes universités françaises et internationales. 

Le rapport est absolument dramatique car il suggère d’enfermer la haute fonction publique française dans un plus petit commun dénominateur, au lieu d’encourager chaque école à cultiver sa spécificité. Alors qu’il faudrait ancrer un peu plus chacune des écoles concernées dans une université, dans l’esprit de la recherche, donner l'habitude de bousculer les dogmatismes par le développement de la curiosité d’esprit - ce qui va de soi aux USA ou en Grande-Bretagne où Dominic Cummings, conseiller de Boris Johnson, met en concurrence les profils classiques du higher civil servant avec des recrutements directs de parcours atypiques - on propose la formule anachronique d’une formation au « nouveau management public » façon années 1990. Alors que le monde a basculé dans la révolution de l’information et le nouvel entrepreneuriat, on nous parle de « ressources humaines » de façon très vintage. Alors qu’il s’agirait d’établir une vraie internationalisation - par exemple en envoyant un semestre les élèves fonctionnaires français dans une des grands « masters en affaires publiques » du monde (pensez à la Kennedy School, la LSE, la Bocconi ou la Lee Kuan Yew School of Public Policy de Singapour) - on crée un immense silo, qu’on n’aurait même pas osé imaginer en 1945: toutes les écoles de la fonction publique française à la même enseigne.  Mais si l’on voulait que l’ENA gagne un jour la Champions League des écoles d’affaire publiques du monde, il vaudrait mieux éviter de proposer une fusion des ligues françaises, de la première à la troisième division ! 

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