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Comment le prolétariat s'est réfugié dans le vote contestataire et vers le Rassemblement national
©ALAIN JOCARD

Bonnes feuilles

Emmanuel Todd publie "Les Luttes de classes en France au XXIe siècle" aux éditions du Seuil. Emmanuel Macron et les Gilets jaunes ont ouvert une page nouvelle de l'histoire de France, qui mêle retour des luttes sociales et apathie politique, sursaut révolutionnaire et résignation devant les dégâts de l'euro. Emmanuel Todd examine l'évolution rapide de notre société. Extrait 2/2.

Emmanuel Todd

Emmanuel Todd

Emmanuel Todd est un historien, anthropologue, démographe, sociologue et essayiste. Ingénieur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED), il développe l'idée que les systèmes familiaux jouent un rôle déterminant dans l'histoire et la constitution des idéologies religieuses et politiques.

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La défaite du monde ouvrier a été en Angleterre et aux États‑Unis d’une radicalité qui défie l’imagination. Elle y a été si totale, à vrai dire, qu’aujourd’hui ces sociétés sont en crise démographique, subissent des hausses de mortalité et passent vraisemblablement à la phase historique suivante : une partie des élites a admis que le néolibéralisme avait été trop loin et que vivre sans peuple ou avec un peuple composé uniquement de domestiques n’est pas, au XXIe siècle, un projet tenable à long terme. Le Brexit et Trump marquent sans doute la fin du rêve grandiose de délocalisation des peuples américain et britannique.

Le « pat » social français

En France, le phénomène a pris une forme particulière. La situation du monde ouvrier n’y ressemblait pas à ce qu’on pouvait observer ailleurs, notre société ayant été, au XXe siècle, essentiellement petite‑ bourgeoise : héritage de 1789, d’une croissance démographique arrêtée et d’une révolution industrielle de rythme lent. Le grand parti de la démocratisation en France ne fut pas social‑démocrate ou travailliste, mais radical‑socialiste. Dès la IIIe République, par la grâce de l’incroyance religieuse, on l’a dit, le parti communiste a pu finalement faire partie de l’alliance des gauches françaises et de son système de désistement de second tour. Avec le Front populaire, une synthèse social‑républicaine a commencé d’être mise en place, celle‑là même qui s’est épanouie immédiatement après la guerre. Reste que le Front populaire fut lui‑même sabordé par la défection radicale‑socialiste et, il faut l’admettre, quelques belles erreurs de gestion économique. Mais nous devons garder à l’esprit que la classe ouvrière française a toujours été marginale sur le plan sociopolitique, même si elle fut bien ancrée dans la radicalité par l’égalitarisme des structures familiales du Bassin parisien et de la façade méditerranéenne. 

C’est pourquoi notre prolétariat, confronté à l’offensive des classes supérieures, a réagi d’une manière tout à fait singulière. Il ne pensait pas encore appartenir aux « classes moyennes » et n’était donc pas a priori idéologiquement vulnérable comme son homologue américain. Il n’était pas, comme son homologue anglais, désarmé par une longue tradition de déférence sociale. Étape après étape, il s’est replié sur un vote contestataire séparé, pour le Front national. Nous avons vu que ceux des ouvriers qui subsistent et ne sont pas d’origine maghrébine votent désormais pratiquement à 50 % pour le parti de Marine Le Pen. Le prolétariat s’est comme enfermé dans une attitude de refus et, pour ainsi dire, de sortie de la société. 

Le niveau de stabilité du Front national est remarquable. Dès 1988 il était à 15 %. Et il est aujourd’hui un peu au‑dessus de 20 %. En 2017, dans bon nombre de communes du Nord‑Est et même à l’échelle de départements entiers comme l’Aisne et le Pas‑de‑Calais, Marine Le Pen a fait mieux que Macron au second tour. Dans ces territoires, le FN est comme enkysté par son assise populaire‑ouvrière. En termes de motivation, le vote ouvrier du FN est double. Il est un vote de classe puisque tourné contre une classe dirigeante considérée comme illégitime. Il est un vote xénophobe puisque clairement déterminé à l’origine par des sentiments anti‑arabes. 

Ce vote d’une stabilité quasi ethnique est sans issue – ce qui devrait rassurer les macronistes venus de la gauche – et ne peut déboucher sur une solution politique. Les chances du FN d’arriver au pouvoir sont nulles et elles ne risquent pas d’augmenter puisque, justement, sa base électorale principale, le monde ouvrier, est en contraction rapide, ainsi que nous l’avons vu au chapitre 1. Le FN, devenu Rassemblement national, n’a d’ailleurs même plus de programme concernant l’Europe et l’euro. Comme n’importe quel socialiste ou mélenchoniste, Marine Le Pen veut désormais « une autre Europe », obtenue par l’alliance improbable avec les partis frères des autres pays de l’Union. Le FN nous garantit en revanche une France ethniquement divisée, un monde populaire divisé. En un sens politique pratique, voter FN ne sert à rien et ses électeurs, dont nous ne devons en aucun cas sous‑estimer l’intelligence politique, le savent.

Le vote FN est un vote d’adhésion mais sur un mode quasi religieux. De la même manière qu’en allant à la messe, on vote pour Dieu sans en attendre un changement sur terre très rapide, les électeurs du Front national ont conscience que leur vote ne va leur apporter aucun bénéfice. Mais ils éprouvent certainement, en l’exprimant, un bien‑être d’ordre psychologique. Dans les communautés du Nord et de l’Est en déconfiture, il y a une véritable satisfaction à dire, au fond, à l’aristocratie stato‑financière et à la petite bourgeoisie CPIS : nous n’en sommes plus, vos combines et vos vies continueront sans nous. Si l’on oublie un instant la xénophobie du RN, cette opposition de type quiétiste au pseudo‑capitalisme pseudo‑néolibéral français peut apparaître, en un sens, admirable. 

Mais on ne saurait faire abstraction de cette autre dimension du vote frontiste. La motivation initiale reste la xénophobie et un sentiment anti‑arabe, qui, au‑delà des immigrés au sens strict, s’est étendu à leur descendance française. Cette dimension est indiscutable. Au départ, dans la seconde moitié des années 1980, le coefficient de corrélation entre le vote FN et la présence de populations maghrébines sur le territoire national était de + 0,84, ce qui, sans atteindre le niveau du coefficient de corrélation associant le vote Macron au vote Le Pen, est très élevé. On peut l’interpréter, classiquement, à l’instar de ce qui s’observe aux États‑Unis entre Blancs et Noirs, comme l’expression du besoin de désigner un inférieur pour apaiser sa propre souffrance. 

Beaucoup considéreront que l’existence du Front national a empêché la mise en place d’une opposition efficace, l’émergence d’une gauche sociale capable de s’opposer à l’offensive des classes supérieures. L’exemple du monde anglo‑américain, où n’existe rien de comparable au FN et où la débâcle ouvrière a été encore plus massive, conduit à en douter. D’ailleurs, force est de constater qu’en France les classes supérieures n’ont pas vraiment atteint leur objectif : l’État social n’a toujours pas été complètement détruit, la Sécurité sociale tient le coup. On peut encore en France tomber malade sans aggraver son propre état en se demandant si l’on va pouvoir financer le traitement de la maladie qu’on vient de vous diagnostiquer. Pour combien de temps, je ne sais, mais l’offensive contre la démocratie sociale n’a pas été chez nous un franc succès.

Une sorte de négociation étrange continue d’associer ceux du haut, du milieu et du bas de la société, qu’autorise un sentiment commun d’irresponsabilité nationale. L’accroissement de la dette publique doit être interprété comme un reste pervers de l’équilibre des classes d’après‑guerre, l’expression d’une sorte d’armistice. La dette permet de perpétuer le financement de l’État social. Le monde populaire, certes laminé sur le marché du travail, peut néanmoins toujours se faire soigner si nécessaire. La petite bourgeoisie CPIS, elle – et c’est décisif –, peut continuer de faire éduquer ses enfants – secondaire et supérieur compris – pour l’essentiel aux frais de l’État. Mais les 1 % d’en haut aussi y trouvent leur compte : ils peuvent placer en bons du Trésor, ou équivalents, l’argent que la hausse du taux de profit et les baisses d’impôts ont mis à leur disposition. Nous retrouvons ici la grande tradition de la rente à la française. Cet armistice des classes, par la dette publique, très original il faut l’admettre, ne peut être qu’une fuite en avant, intenable sur le long terme puisqu’il empêche l’investissement utile et le redéveloppement des forces productives et appauvrit inexorablement la nation. Un jour du Jugement dernier approche, avec une hausse de la mortalité à l’américaine et une augmentation du coût des études supérieures. L’évolution de la mortalité infantile, analysée au chapitre 1, ainsi que le développement d’un supérieur privé, entrevu au chapitre 2, nous montrent que nous en sommes très proches, que nous y sommes peut‑être déjà. La destruction du système hospitalier nous permettra peut‑être de rattraper ici les Américains.

Le mépris : une nouvelle théorie du ruissellement

On vient de voir, à la fin du chapitre précédent, que l’on peut mesurer un coefficient de corrélation ahurissant de – 0,93 entre le vote Macron et le vote Le Pen, et que le premier est déterminé par le second puisque le vote Le Pen, est antérieur et d’une belle stabilité temporelle. Je serais donc tenté de dire qu’est apparu, au sein de la petite bourgeoisie CPIS, un vote essentiellement déterminé par du ressentiment envers l’électeur FN, tout comme le vote de l’électeur FN est déterminé par du ressentiment envers les Arabes. Le petit bourgeois CPIS macroniste est une sorte de petit Blanc au deuxième degré, qui déverse sur une catégorie supposée inférieure son désarroi et ses frustrations, cette catégorie‑là ayant elle‑même choisi son bouc émissaire encore plus bas. 

Le mépris est au cœur du macronisme. Le verbe de Macron, depuis l’époque même où il était ministre de l’Économie, s’est caractérisé par des insultes à répétition envers les pauvres et les humbles, envers les gens ordinaires, envers les vieux – surtout s’il s’agit de vieux intellectuels comme moi. On l’a entendu qualifier des salariées d’usine d’« illettrées », comparer le « Gaulois réfractaire au changement » au « peuple luthérien » danois, les « gens qui ne sont rien » aux « gens qui réussissent », exhorter un jeune à travailler pour, comme lui, le président, pouvoir un jour « se payer un costard », expliquer à un autre que, pour trouver un emploi, lui n’aurait qu’à « traverser la rue » et, d’une manière générale, fustiger les « fainéants ». Je l’ai dit : notre Jupiter national est surtout un gamin mal élevé. Si le vote FN permet aux ouvriers de se sentir supérieurs aux immigrés dans un contexte économique catastrophique, on peut se demander si le vote Macron n’est pas, lui aussi, une affirmation de supériorité, un moyen pour la petite bourgeoisie CPIS d’échapper, symboliquement, au déclassement qui résulte de la situation économique et la mine. 

Nous voilà donc face à deux mépris en cascade : le mépris des électeurs du FN pour les populations d’origine maghrébine et le mépris des petits bourgeois macronistes pour les électeurs du FN. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Examinons le cas de l’aristocratie stato‑ financière. Sa situation n’est pas tellement brillante, au fond. Ses riches peuvent continuer de s’enrichir, certes. Mais, même si certains revenus explosent, l’affaiblissement du système technologique, industriel et productif français nous garantit pour aujourd’hui ou pour demain une chute de prestige et de puissance de ces 1 % ou même 0,1 % d’en haut. Sur le plan politique, l’affaire est entendue : ils ont perdu le contrôle de leur part d’Europe et de leur propre pays et obéissent à des forces extérieures. On l’a dit plus haut : l’Allemagne a pris les commandes, les classes supérieures françaises ont été dépossédées de leur pouvoir et transformées en une sorte de bourgeoisie coloniale. Aucune distinction ne doit plus être faite ici entre dirigeants du public et dirigeants du privé. Les inspecteurs des Finances et tant d’autres de leurs équivalents de la « botte » de l’ENA doivent, avant l’âge de quarante ans, on l’a vu, passer par le privé, qu’ils contrôlent au fond, pour s’y enrichir et le saborder par leur incompétence technique et commerciale. La dégringolade de Jean‑Marie Messier à la suite du rachat d’Universal n’est que le plus connu de ces ratés. Plus stupéfiant encore, le rêve néolibéral de nos hauts fonctionnaires tourne court ou plutôt se retourne contre lui‑même. Chacun de leurs efforts pour favoriser le secteur privé au détriment du public n’aboutit en fin de compte qu’à accroître la puissance de l’État dans la société. 

Ils peuvent tout vendre, tout brader, tout voler à la nation : le rétrécissement du capitalisme industriel français nous garantit l’affaiblissement du secteur privé. Paradoxalement, les politiques « néolibérales » suivies en France, en détruisant le capitalisme industriel, en restreignant, par l’euro, l’initiative privée, ne peuvent que mener à un renforcement de l’État en tant qu’agent autonome. Et d’ailleurs, on l’a vu, fortune faite, les inspecteurs des Finances retournent souvent en fin de carrière se remettre au chaud dans l’appareil d’État. Courant de fiasco en fiasco, notre aristocratie stato‑financière court à sa perte. Son pouvoir effectif interne à la société française s’accroît, toutefois, parce que, autour de l’État, les ruines s’accumulent. 

Une classe ouvrière humiliée, une petite bourgeoisie CPIS humiliée. Nous devons envisager une aristocratie stato‑financière humiliée elle aussi, qui a perdu son pouvoir et ne va sans doute pas tarder à perdre son argent. Si notre modèle a ici quelque validité, nous devons donc postuler l’émergence d’un troisième mépris de compensation, de la part de ce qui reste d’aristocratie stato‑financière, contre la petite bourgeoisie CPIS et, en vérité, contre toute la société. 

Nous avons déjà cité au chapitre 9, la thèse de Franck Dedieu. Son idée générale : le patronat français (je rappelle ici son cordon ombilical étatique) a adopté depuis la Grande Récession une attitude beaucoup plus antipatriotique que ses homologues allemand, suédois et même anglais. Depuis la crise de 2007, alors qu’outre‑Manche, outre‑Rhin et outre‑Baltique on tendait à revenir sur le mouvement de délocalisations, en France, il s’est accéléré. Entre 2006 et 2016, «[l]a chute des effectifs en France peut atteindre 60 % à l’image d’Alcatel (– 63 %), Lafarge (– 45 %) ou encore Faurecia (– 41 %), sous l’effet de plans de licenciement mais aussi de non‑remplacement des départs et surtout des diverses cessions d’actifs. […] Des sociétés comme Seb, Danone ou Valeo emploient au moins deux fois plus de personnes en Asie, en Amérique latine, en Afrique et dans les pays de l’Est qu’en France ». Cette radicalisation est tout à fait hors norme au niveau européen. Dans son interprétation, Dedieu évoque un universalisme spécifique à la France, une volonté de dépassement de la nation qui, couplée avec le néolibéralisme, prendrait un caractère autodestructeur. C’est sans doute vrai en partie. Les Français, qui ont tout de même inventé le système métrique, ont une capacité à penser le monde de façon abstraite. Leur idée de la globalisation ne fait pas exception : elle est sans doute finalement moins libérale, moins individualiste, mais aussi plus universaliste et antinationale que la conception anglo‑américaine. 

Mais on peut aussi analyser le comportement de notre aristocratie stato‑financière, lorsqu’elle est aux commandes d’entreprises « privées », comme l’expression d’une radicalisation de l’hostilité au monde des inférieurs. Je serais tenté, pour ma part, d’interpréter l’antipatriotisme de nos « élites politico‑économiques » françaises comme l’expression d’une vengeance. Il ne s’agirait pas d’une expression retardée du genre de luttes des classes initié dans le monde anglo‑américain au début des années 1980, mais de tout autre chose. En échec partout, humiliée partout, notre classe supérieure s’est trouvé le peuple français comme bouc émissaire en le traitant de fainéant allergique aux réformes. On m’accordera que cette hypothèse colle parfaitement avec le comportement verbal du président Macron. Les petits bourgeois CPIS ont pour l’instant, me semble‑t‑il, été épargnés par ses insultes mais je doute que le mépris de son entourage n’atteigne pas les professeurs certifiés qui ont voté pour lui. 

Selon le schéma marxiste, les classes inférieures, dynamiques, en croissance numérique, tournent leur regard vers le haut, les unes après les autres, pour affronter, supplanter ou terroriser les classes qui leur sont supérieures. La bourgeoisie veut se débarrasser de la noblesse, puis la petite bourgeoisie conteste la prédominance de la haute bourgeoisie, avant que les classes populaires entrent à leur tour dans la danse. On pourrait dire que la IIIe République représente l’accès au pouvoir de la petite bourgeoisie, et le lendemain de la Seconde Guerre mondiale l’intégration du monde ouvrier à la victoire générale des forces démocratiques. Dans cette lutte des classes, qui a pour cadre une société dont le niveau de vie progresse, tout le monde regarde au‑dessus de soi, sauf ceux qui sont au sommet : eux ont peur et regardent vers le bas. 

Nous voyons aujourd’hui tout autre chose : à l’intérieur d’un système contraint qui a perdu son autonomie nationale et qui s’appauvrit, nous observons, entre 1986 et 2017, une lutte des classes descendante où tout le monde regarde vers le bas, y compris la classe ouvrière. Chaque classe développe une attitude agressive vis‑à‑vis de la classe qui lui est immédiatement inférieure ou de toutes les classes qui lui sont inférieures.

Extrait du livre d’Emmanuel Todd, "Les Luttes de classes en France au XXIe siècle", publié aux éditions du Seuil

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