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Addiction à la polémique : stop à la confusion entre paroles privées et actes publics
©MARTIN BUREAU / AFP

Soupapes de sécurité ?

Des médecins appartenant à un groupe Facebook fermé auraient tenu des propos méprisants vis-à-vis de leurs patients. Y-a-t-il vraiment de quoi mobiliser l’attention du ministre de la santé comme l’a fait Agnès Buzyn ?

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico.fr : Un groupe Facebook regroupant 11 000 médecins fait polémique depuis plusieurs jours. Les échanges, paraît-il, contiennent des propos injurieux et moqueurs à l ‘égard des malades. Interrogée sur ce groupe, la ministre de la Santé a dénoncé une "dérive". 

Aussi choquants qu'ils peuvent l'être, ces propos appartiennent à la sphère privée et ne  sont pas destinés à être rendus publics. D'où vient cette façon qu’ont  les politiques de s'immiscer dans la sphère privée et de la cadenasser ?

Bertrand Vergely : La politique s’occupe de plus en plus des affaires privées. Elle intervient de plus en plus à propos de ce que l’on a le droit de dire ou de ne pas dire. De plus en plus enfin, un certain nombre d’affaires qui, normalement, devraient se régler à l’amiable, se judiciarisent en donnant lieu à des procès. Cette inflation d’interventions politiques, morales et judiciaires  est le résultat de la rencontre de quatre éléments. 

Nous vivons dans un monde qui n’est plus régi par une morale commune que des institutions comme l’Église ou l’État ont pour charge de transmettre à travers la paroisse ou l’école. Résultat : la société ne pouvant vivre sans morale, le politique est obligé d’intervenir afin de ramener un peu d’ordre. Ce qui est un paradoxe. Par définition, l’État moderne ne s’occupe pas de morale,  celle-ci relevant du choix personnel ainsi que de la transmission privée. Si la société moderne entend être une communauté de droits, elle n’entend pas être une communauté morale, la valeur de la morale reposant sur le fait que celle-ci doit être un choix personnel et responsable. Or, que voit-on ? La société étant incapable de se régler elle-même, le politique est obligé de « faire la morale ». 

Par ailleurs, la société contemporaine est victime de ce qu’elle a elle-même semé.  Elle a voulu devenir une société de communication et de liberté d’expression sans jamais enseigner ce qu’est la liberté et quels devoirs elle implique à côté des droits qu’elle donne. Souvenons nous qu’à l’occasion des attentats du Bataclan à Paris en 2015, il a été rappelé haut et fort que la liberté d’expression est le fondement de la République, cette liberté comportant le droit au blasphème.  On voulait une liberté d’expression totale. On l’a. Sauf qu’un imprévu de taille auquel on n’avait pas pensé est apparu : quand la liberté d’expression devient totale, ce n’est pas la liberté qui triomphe, mais la violence, la vulgarité et la haine. D’où un deuxième paradoxe : on assiste au retour de la censure, seul moyen de calmer les esprits.

Troisième élément, l’abus du « pas de dérapage ».  Dans le même temps où la violence verbale se déchaîne, nous assistons non plus à la montée mais à l’installation d’une police de la pensée et du langage. Primitivement pensée comme un moyen de lutter contre l’antisémitisme et le racisme, le « pas de dérapage » est devenu aujourd’hui folie en passant de « pas de dérapage » à « zéro dérapage ». Résultat : on ne lutte plus contre l’antisémitisme et le racisme. On chasse l’antisémite et le raciste en allant au besoin le créer au cas où on n’arriverait pas à le débusquer. La politique devrait normalement être une affaire d’idées. Elle n’est plus une affaire d’idées, mais de petites phrases, les medias et les réseaux sociaux ayant l’art de transformer des phrases en « petites phrases » et des « petites phrases » en affaires d’État. 

Enfin, il y a la mutation de la société et de la politique en société et en politique de contrôle. Nous vivons aujourd’hui la mise en place d’un gigantesque dispositif de contrôle à l’échelle planétaire. Sans leur demander leur avis, les grands moteurs de recherche collectent tout ce qui se fait sur ordinateur. En Chine, la population est surveillée et notée grâce à des millions de caméras. Cette façon de surveiller qui se pratique techniquement à l’échelle mondiale, se pratique mentalement dans la vie quotidienne, tout le monde se mettant à surveiller tout le monde en filmant, en diffusant, en dénonçant.  Des médecins se défoulent à propos de leurs malades sur Face Book et la ministre de la santé en personne intervient en qualifiant ce défoulement de dérive. On a là un contré de la mutation qui est en train de se produire : violence de la liberté d’expression totale et surveillance politique croissante des pensées et des mots. 

Cette affaire ne dénote-t-elle pas d'une incapacité à faire la différence entre des propos tenus et la réalité, entre la parole et les actes ? 

En 1955, un linguiste américain Austin a publié un livre qui a eu un grand retentissement intellectuel Quand dire c’est faire. Dans ce livre, il a montré comment certains mots ont un véritable pouvoir d’action. En appelant ce pouvoir du nom de performatif.  Pour Serge Tchakotine, toute la propagande repose sur le pouvoir d’action du langage, pour Lacan toute la psyché humaine également, enfin pour  Levi Strauss, la société est entièrement régie par des relations de langage. Aujourd’hui, la relation entre langage et action est au cœur de toutes les stratégies publicitaires et commerciales. Elle est également au cœur des stratégies politiques et notamment du féminisme américain. Ainsi, aux Etats-Unis toute la théorie du genre repose sur la volonté d’éliminer du langage et de la pensée des formules comme « Sois viril » ou bien encore « Sois féminine »,  formules considérées comme des « injonctions performatives » intolérables à interdire d’urgence Dans ce contexte, ne nous étonnons pas qu’il y ait une confusion entre action et langage. Les mots étant ce qui fait agir les esprits, on ne cesse de s’en servir pour faire consommer, adhérer, aimer et détester. Des médecins se défoulent à propos de leurs malades. Immédiatement, ce qu’ont dit les médecins devient une occasion pour les réseaux d’acquérir du pouvoir en dénonçant et pour le politique d’apparaître comme un arbitre pacifiant la société. 

Si on contrôle tout et de plus en plus, comment la société va-t-elle pouvoir s’exprimer ?  Le politiquement correct qui la prend en mains n’est-il pas en train de la faire imploser ? 

Le défoulement ne va pas disparaître. Il va être organisé par le politique. Pour reprendre un mot à la mode, il va être « encadré ». Le processus totalitaire qui est en train de s’emparer de la planète entière à travers les géants de l’informatique, les réseaux sociaux et la surveillance généralisée de l’espace grâce à un réseau de caméras et de satellites est tel que l’on n’arrivera pas à le stopper. Dans ce système, n’ayons crainte, le défoulement débile et grossier existera toujours  et se portera très bien. Ne désespérons pas toutefois. Il y a une chose à laquelle ce système n’a pas songé. Il n’y a pas que la bêtise et la débilité pour se défouler. Il y a l’intelligence, la concentration, la tenue intérieure Procurant une joie profonde, cette intelligence, cette concentration, cette tenue, font mieux que défouler. Elles libèrent. Elles délivrent. Quand il aura affaire à cette liberté, le système totalitaire se retrouvera bien bête avec son système de surveillance désormais totalement inutile et l’humanité se trouvera débarrassée en un seul tenant ee la bêtise collective et de la folle surveillance du pouvoir politique. 

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