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La clé de la réussite pour une stratégie efficace face à la radicalisation : la nécessité de lutter contre la source du recrutement djihadiste
©GUILLAUME SOUVANT / AFP

Bonnes feuilles

Eric Delbecque et Christian Chocquet publient "Quelle stratégie contre le djihadisme ?" (VA éditions). Sommes-nous vraiment en guerre contre le terrorisme ? Faute de stratégie complètement adaptée, cette "guerre d’un nouveau genre" ne peut être gagnée. Extrait 2/2.

Eric Delbecque

Eric Delbecque

Eric Delbecque a occupé des fonctions au sein du secteur public et privé dans le domaine de la sécurité nationale. Il travaille sur l'analyse du phénomène terroriste et l'adaptation des réponses opérationnelles des entreprises et des organisations en général. Il est l'auteur de nombreux livres.

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Christian  Chocquet

Christian Chocquet

Christian Chocquet a consacré sa carrière aux questions de sécurité en tant que général de gendarmerie puis en tant que préfet. Il est docteur en science politique et auteur de plusieurs ouvrages. 

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Vaincre le terrorisme n’est envisageable qu’à travers un combat long et douloureux. Dans la tête comme dans les actes, cette lutte ne peut se penser que dans la durée. Concrètement, toute mesure doit pouvoir se projeter sur dix ou vingt ans. Pour cela, il faut revenir à l’origine du mal : la source du recrutement djihadiste. Il y a plus de 20 000 personnes inscrites au fichier pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Pourquoi tant de jeunes individus se tournent-il vers la barbarie, pourquoi cultivent-ils la haine et la violence ? Comment estce possible alors que tant d’entre eux sont nés sur le sol français ? Nous avons sans nul doute manqué quelque chose. 

Ce quelque chose, c’est le maintien d’un modèle républicain capable de faire rêver nos enfants. Le délitement du fameux « roman national » est une des principales causes de la radicalisation. Bien au-delà des difficultés d’emploi ou des phénomènes de communautarisme, la cohésion nationale est mise à mal par le procès constant adressé au récit national et à la fierté de notre histoire, par la reproduction sociale de plus en plus présente, par des inégalités qui se creusent dans un contexte de déconnexion toujours plus importante entre le peuple et les élites. Comme l’indique à juste titre le sociologue Laurent Bonelli, c’est « l’absence d’un grand récit politique » (différent du salafisme djihadiste) qui pose un problème. La lutte contre le terrorisme passe donc par la diffusion d’un modèle républicain renouvelé et décomplexé. Ce modèle doit transcender les erreurs passées pour espérer reconstruire une solidarité élémentaire entre tous les Français. Pour cela, chaque citoyen a un rôle de premier plan dans la défense de notre modèle démocratique et dans la défense de notre mode de vie.

Lutter contre le terrorisme, c’est choisir l’efficacité de long terme aux dépens de l’idéologie. La proposition si critiquée d’étendre la déchéance de nationalité aux binationaux nés Français relevait bien sûr de la seconde : comment pourrait-on décourager des jeunes Français de rejoindre les rangs de Daech par la menace de la perte d’une nationalité française qu’ils abhorrent ? La succession des plans d’action sont des exemples de tentatives d’actions de long terme. Ils sont cependant souvent imprécis et pas suffisamment contraignants en termes d’objectifs, à l’image du plan de lutte antiterroriste (PLAT) du 29 avril 2014 et du plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme (PART) du 9 mai 2016. Ce dernier a eu deux successeurs : le plan d’action contre le terrorisme du 13 juillet 2018 (PACT, qui amène la création d’un parquet national antiterroriste en 2019) et le plan national de prévention de la radicalisation (PNPR) du 23 février 2018. C’est bien en termes de contre-radicalisation que les plans gouvernementaux peinent à se concrétiser : à trop dénigrer l’adversaire, à ignorer sa psychologie et le considérer comme fou, on oublie de construire une politique d’affirmation de la supériorité de nos valeurs. 

En termes de lutte contre la radicalisation, beaucoup reste à faire. Pourquoi ? Simplement parce que les mesures françaises en la matière sont fondées sur des termes ambigus, pas suffisamment définis voire conceptuellement impensables. Dans l’établissement d’une stratégie, les mots sont d’une importance cruciale. La notion même de « radicalisation » est profondément ambiguë. De quoi parle-t-on ? Apparue presque soudainement – sous la pression des événements – dans le vocabulaire politique, dans la production académique puis dans le langage courant dans les années 2010, ce concept ne nomme pas la menace dont il est question, à savoir l’islam politique porté par l’idéologie salafiste. La définition vague produite par le gouvernement à partir du Plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes d’avril 2014 s’est faite dans l’urgence afin d’entraver les départs vers la Syrie.  

Il existe bien d’autres formes de radicalisation, faut-il toutes les mettre dans le même panier ? Ce choix sémantique est révélateur d’un écueil tant politique qu’universitaire de première importance : la radicalisation des djihadistes est conceptualisée (pour peu qu’elle le soit vraiment) à partir des « variables lourdes » de la sociologie (conditions sociales, difficultés économiques, mal-être ou même déséquilibres psychologiques) en minimisant, voire en niant, le rôle de la religion. Il n’y pas d’erreur plus grave que de tendre à atténuer le rôle de l’idéologie salafiste dans la radicalisation islamiste : comme on l’a vu, le salafisme (qu’il soit quiétiste ou djihadiste) est par essence incompatible avec la démocratie et les valeurs de la République ; il porte intrinsèquement une radicalité politique loin d’être inoffensive ou excusable. Ce type de pensée a certainement participé à l’incapacité de notre pays d’être à la hauteur en termes de lutte contre la radicalisation. Cette dernière doit être appréhendée comme un phénomène nouveau, multifactoriel et notamment religieux.  

Beaucoup de travaux, précieux par la richesse de l’analyse des causes possibles, tendent dangereusement à minimiser le rôle de l’islam fondamentaliste dans la spécificité du salafisme djihadiste ; en particulier les thèses des auteurs qui insistent sur les défaillances psychiques des radicalisés (elles doivent être reçues avec la plus grande prudence, tant considérer l’ennemi comme un fou nuit à nos capacités de riposte). Il faut accepter de ne pas parvenir à produire de « profil type » du radicalisé (le passage à l’acte ne suit aucune loi immuable) et se concentrer sur les causes profondes et les mesures de prévention. La première étape consiste à se détacher du débat médiatique autour du rôle de l’islam dans la radicalisation. Du point de vue du responsable politique, il serait réducteur de « choisir » l’une des thèses d’Olivier Roy (l’islam n’est qu’un vecteur de radicalité parmi d’autre, qui tend à prendre de l’ampleur), de François Burgat (l’islam radical est une lutte anticolonialiste) ou de Gilles Kepel (l’islam se radicalise en épousant l’idéologie salafiste). La vérité est probablement plus complexe, mais l’élaboration de notre stratégie doit impérativement mesurer le rôle de l’islam radical et du salafisme dans la menace terroriste, car de fait, la prévention de la radicalisation cible des individus influencés par les cercles salafistes.  

Par ailleurs, la différenciation entre radicalisation « violente » et « quiétiste » semble fragile. Si la radicalisation désigne un processus qui précède un passage à l’acte, alors que peut-il y avoir de « violent » qui distingue une radicalisation d’une autre ? La violence signale le passage à l’acte terroriste. La lutte contre la radicalisation relève du cheminement qui intervient en amont de ce passage à l’acte (souvent même avant même qu’il ne soit envisagé) : c’est dans ce cadre que doivent intervenir des acteurs très multiples comme les collectivités territoriales, les entreprises et la société civile, et non pas seulement l’appareil sécuritaire. Si elles veulent participer à la prévention du terrorisme, toutes ces parties prenantes doivent aborder la radicalisation islamiste au sens large, bien avant qu’elle ne soit violente, en détectant les « signaux faibles ».  

Ces éléments nous permettent d’aborder le point central, le changement de paradigme le plus important pour espérer endiguer davantage la menace : il faut rompre avec le mirage de la « déradicalisation ». Ce concept, porté par un mille-feuille d’entités peu rationnelles, a été vendu comme la solution à tous nos maux alors qu’il s’agit d’une erreur fondamentale de compréhension du phénomène djihadiste. L’idée de ramener à la raison des individus égarés n’a pas de sens : on ne peut pas si facilement renverser les croyances de personnes qui construisent une vision apparemment très rationnelle de la prise du risque, de l’idéal politique et de la mort en héros (ce qui relève d’une volonté, d’un horizon, et non d’une folie psychiatrique). Laver les cerveaux est impensable et impossible en démocratie, or il a été décidé de mettre en place des processus de déradicalisation sans même savoir de quoi il s’agissait. La matérialisation concrète d’une telle notion ne peut pas s’inventer sur le tas. Au final, la déradicalisation a surtout prospérée pour des raisons économiques peu louables : devenue un véritable business, elle a attiré quantité d’associations à la recherche de subventions plus généreuses. Le voile de la déradicalisation n’est rien d’autre qu’un ultime « effet de cliquet » qui relève encore une fois du « rassurisme ». Il est pourtant impossible d’extirper une idéologie aussi puissante d’un esprit en respectant le droit, encore plus en refusant l’importance de la religion dans l’idéologie des individus « en cours de radicalisation ». Sur ce point encore plus que sur d’autres, le temps court politico-médiatique a donc largement desservi l’efficacité des contre-mesures.  

L’expérience du premier et dernier centre français de déradicalisation, à Pontourny, sur le territoire de la commune de Beaumont-en-Véron (Indreet-Loire) à partir de septembre 2016, est significative. Cette « expérimentation », qui devait préfigurer l’ouverture de 13 centres similaires, « ne s’est pas révélée concluante », selon les mots de Gérard Collomb lorsqu’il annonça la fermeture du centre le 27 juillet 2017. C’est un euphémisme : le centre de 25 places n’aura accueilli à son maximum que 9 individus, puis plus personne à partir de février 2017, après la condamnation du dernier pensionnaire. Si la déradicalisation est impensable, que faire ? La prévention primaire semble être la solution la plus porteuse de sens, ceci à trois niveaux principaux : les écoles, les prisons, et Internet ; ce qui placerait par ailleurs les collectivités territoriales au cœur d’un vaste dispositif.  

En premier lieu, la réponse doit s’effectuer en amont. C’est la mission de l’école que de favoriser la construction de citoyens qui adhèrent pleinement aux valeurs de la République. Dans ce cadre, la prévention primaire vise à favoriser la résilience des élèves et la construction de leur personne autour de l’identité française, tout en insistant sur le dialogue avec les familles. L’accent doit être mis sur les idéaux qui construisent non seulement les adolescents, mais plus encore les enfants : oui, la prévention de la délinquance et de la radicalisation passe avant tout par une réforme des programmes d’histoire de nos filles et fils, par une réhabilitation du roman national et de la mémoire collective. 

La prison est un sujet à part entière au sein de la problématique de la radicalisation. Elle est un lieu stratégique de la diffusion de l’idéologie salafiste – bien que ce ne soit pas « l’institution prison » qui soit le problème, mais les rencontres qui s’y font. Sur cette question, un point particulier doit structurer la réflexion : le lien entre l’islam radical et la délinquance. Largement occulté, il est essentiel de le prendre davantage en compte pour lutter préventivement contre les réseaux qui se forment, qui mêlent délinquance, trafic de drogue et cercles salafistes.

Enfin, le poids d’Internet n’est plus à démontrer ; la lutte informationnelle sur les réseaux sociaux reste largement à engager. Pour autant, elle ne doit pas masquer le poids des réseaux physiques, notamment sportifs et associatifs. La Toile renforce et accélère un processus se déployant dans le monde physique.   

La prévention primaire consiste donc à identifier les facteurs de risque afin de les combattre avant qu’ils ne se matérialisent, au sein de tout environnement qui pourrait potentiellement conduire à la radicalisation d’un individu (éducation, emploi, loisirs, etc.). Des acteurs sont particulièrement importants dans ce processus : les collectivités locales. De plus en plus sollicitées depuis 2014, il semble capital de miser encore plus sur leur proximité de terrain avec les citoyens – notamment les mairies. Elles semblent être le seul moyen de contrer ces individus autonomes, qui sombrent dans le terrorisme sans être connus des services – seulement liés aux cercles salafistes par quelques liens matériels très ancrés localement. C’est la fameuse « troisième génération » du djihadisme de Gilles Kepel. Dans ce cadre, les territoires ont un rôle important à jouer. Certaines régions, pour une multitude de raisons, s’en sortent mieux que les autres : c’est à l’État d’aider les retardataires à construite leur stratégie locale de lutte contre la radicalisation. Cette coproduction permettrait une meilleure transmission des signalements auprès des autorités compétentes (les services déconcentrés notamment). Le rôle du ministère de l’Intérieur est de donner une impulsion, en s’appuyant sur le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), sous réserve qu’il se rénove. Le préfet prend la suite : il est le relais local de la prévention et s’appuie à son tour sur les maires. Ces derniers sont au plus près des citoyens, c’est donc eux qu’il faut former et informer en priorité sur ces questions, dans leur domaine de responsabilité : il n’est pas question de leur communiquer l’identité des fichés S, cela n’aurait pas de sens, mais plutôt de capitaliser sur les structures et méthodes acquises dans le cadre de la lutte contre la délinquance – qui, rappelons-le, gagnerait à être étroitement liée à la prévention de la radicalisation. 

En tout état de cause, l’assèchement du recrutement djihadiste demeure un débat sur les valeurs. En les réaffirmant à l’occasion des attentats bien sûr, mais aussi et surtout en les diffusant dans le temps long sur le sol français. Car le danger du salafisme djihadiste provient majoritairement de l’intérieur du pays, de nos banlieues, à travers l’action potentiellement terroriste de citoyens français. C’est sur notre territoire qu’il convient d’endiguer le recrutement.

Extrait du livre d'Eric Delbecque et Christian Chocquet, "Quelle stratégie contre le djihadisme ? : Repenser la lutte contre la violence radicale", publié chez VA éditions. 

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