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Libéral, conservateur, insensible à la "raison des élites" : la recette Johnson pratiquée par la droite française… à son exact inverse
©GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Triomphe électoral

Le parti conservateur britannique vient de remporter les élections en mélangeant un positionnement libéral sur le plan économique et des approches conservatrices sur les questions régaliennes. La droite française peut-elle s'inspirer du succès de Boris Johnson ?

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico.fr : Le parti conservateur britannique arrive à gagner les élections en mélangeant un positionnement libéral économiquement et des approches conservatrices sur les questions régaliennes - par exemple sur l'immigration et le contrôle des frontières. La droite française peut-elle s'inspirer de ces réussites ? (Question rhétorique - voir plus bas)

Quelles sont les bases du programme idéologique des conservateurs britanniques depuis le Brexit ? Comment ce référendum a-t-il modifié le positionnement idéologique des élites du parti ? 

Edouard Husson : Pour comprendre ce qui vient de se passer, ces cinq dernières années, il faut imaginer l’UMP ou LR avec deux composantes, l’une libérale européiste et l’autre libérale identitaire. L’une et l’autre remontant aux années 1970 et incapables de l’emporter sur l’autre, ayant établi une sorte d’équilibre des forces. Cela a brièvement existé à l’UMP sous Nicolas Sarkozy mais ne lui a pas survécu. L’une des raisons majeures en est la perte de substance, dès les années 1980, du courant gaulliste. Alors qu’en Grande-Bretagne, il y a eu véritable coexistence, au sein du parti Tory, de la tendance eurosceptique et de la tendance europhile. C’est la raison pour laquelle la Grande-Bretagne n’est pas entrée dans l’euro: John Major, le successeur de Margaret Thatcher, Premier ministre entre 1991 et 1997, n’aurait jamais pris le risque de casser l’unité du parti sur un tel sujet. A partir du Traité de Lisbonne de 2007, l’aile eurosceptique du parti conservateur juge que l’équilibre est rompu: le gouvernement travailliste de Tony Blair est accusé, en ayant accepté Lisbonne, d’avoir signé un texte qui engage trop la Grande-Bretagne. Cette aile du parti réclame un référendum. Mais David Cameron, devenu Premier ministre en 2010, n’entend rien jusqu’à ce que la percée du United Kingdom Independence Party (UKIP) de Nigel Farage, en 2013-2014, lui fasse comprendre que l’avenir du parti conservateur est en danger et qu’il prenne l’engagement d’organiser un référendum lors de la campagne des élections parlementaires de 2015. Lors du référendum de juin 2016, les deux tendances du parti, eurosceptique et europhile coexistent et évitent de se faire la guerre. Mais la victoire du Brexit au référendum a détruit l’équilibre entre les deux camps, sans que les europhiles en prennent bien conscience. Theresa May, issue de la tendance europhile, offre un Brexit tronqué par le « backstop » irlandais, pour essayer de se concilier les deux ailes du parti - elle a négocié très poliment avec Bruxelles et s’est vu imposer l’idée que l’Irlande du Nord puisse rester indéfiniment dans l’union douanière . Ce faisant, elle braque les eurosceptiques qui ne peuvent accepter que l’Irlande du Nord reste dans l’UE après un nouveau traité entre Londres et Bruxelles. Aux européennes de mai 2019, les conservateurs tombent en-dessous de 10% et le nouveau parti de Nigel Farage, le Brexit Party, fait 35% des voix. 

Par un frappant instinct de survie , les militants élisent l’eurosceptique Boris Johnson pour succéder à Theresa May. Le nouveau Premier ministre comprend bien que, pour restaurer la confiance perdue entre le parti et ses électeurs, il est nécessaire de rouvrir la négociation sur le Brexit avec Bruxelles - à l’été 2019, les milieux économiques ont commencé à faire savoir que ce n’est plus le Brexit qu’ils redoutent mais l’incertitude. C’est alors que les europhiles du parti commettent la grosse erreur de ne pas prendre au sérieux l’impatience croissante de la population et des entreprises (dont les investissements sont suspendus en attendant d’avoir une certitude sur le cadre juridique à venir). Nous avons alors assisté à un bras de fer: les europhiles du parti ont tenté de faire chuter Johnson, en s’alliant avec les libéraux-démocrates et les travaillistes. Ce dernier n’a pas tremblé: il a expulsé du parti les « rebelles »; il a envoyé le parlement en vacances puis n’a pas bronché lorsque la Cour Suprême l’a désavoué; il a surtout réalisé ce qui apparaissait impossible en ramenant de Bruxelles un accord sans le backstop irlandais. Les « rebelles », expulsés du parti, se sont tous présentés sous l’étiquette « indépendant » ou « libdem » aux élections; Johnson a investi un nouveau candidat conservateur contre eux; et tous les « rebelles » ont été battus. Le parti Tory est donc devenu, par son immense succès électoral, un « Brexit Party » capable de gouverner, appuyé par les milieux économiques, qui ont fait pression sur Nigel Farage pour qu’il retire un certain nombre de ses candidats qui auraient pu faire battre des candidats conservateurs. 

La droite française peut-elle s'inspirer de la stratégie des conservateurs britanniques pour retrouver la voie des victoires électorales ? 

Evidemment. Il ne faut pas se focaliser sur le Brexit, en confondant la lettre et l’esprit de ce qu’a fait Johnson. On peut le regretter mais nous sommes dans l’euro, à la différence de la Grande-Bretagne. La question du « Frexit » ne se poserait que si l’on avait apporté la preuve 1. Que l’UE est irréformable. 2. Que la France a épuisé ses marges de manoeuvre au sein de l’UE. 3. Que l’euro rend toute politique économique impossible. Or on peut répondre par la négative sur ces trois points: 1. Rien ne nous empêche de lancer, avec intelligence, une révision de pans entiers de la politique européenne. Il faut pour cela être capable de construire des coalitions majoritaires; et, au besoin, être prêt à des bras de fer avec l’Allemagne; évidemment cela demanderait de la modestie et de l’imagination, c’est-à-dire le contraire de la méthode Macron en Europe. 2. Il faudrait bien entendu être déterminé et faire comprendre à nos partenaires, s’il y avait des blocages, que nous sommes prêts à suspendre notre participation à telle ou telle politique tant qu’il n’y a pas de réforme. Il ne s’agit pas de faire autant de bruit qu’un Donald Trump mais de s’inspirer de sa détermination de négociateur. 3. Quand on mesure les coûts réels de l’immigration, on s’aperçoit que nos europhiles et nos souverainistes se sont engagés dans un faux débat. Quels que soient les défauts structurels de l’euro - et ils sont nombreux - nous serions en-dessous des fameux 3% si nous avions réellement limité à nos besoins économiques l’immigration autorisée et combattu avec résolution l’immigration clandestine. 
C’est sous Nicolas Sarkozy que cela s’est joué: s’il avait réalisé son programme de maîtrise de l’immigration, le pays ne se retrouverait pas confronté, de manière croissante, au déficit de son secteur hospitalier ou de la Sécurité Sociale, à l’inefficacité de ses investissements dans l’Education nationale - car notre incapacité à intégrer les nouveaux arrivants, trop nombreux, accroit continûment les difficultés des professeurs sur le terrain et les écarts de performance dans PISA; nous n’aurions pas les coûts énormes qu’engendre l’insécurité; nous pourrions investir dans nos infrastructures au lieu de voir notre balance des paiements constamment grevée par des transferts financiers vers les pays d’origine de ceux que nous accueillons sans capacité d’analyser leur situation réelle etc...

Il faut y insister: il y a des marges de manoeuvre dans le cadre de l’actuelle Union Européenne, à condition de mener une politique de droite ! Sous l’effet de la politique d’immigration désordonnée d’Angela Merkel, l’Union Européenne a largement subi, au milieu de la décennie; mais la prise de conscience de bon sens selon laquelle un pays ne peut sérieusement assimiler des arrivants étrangers que si le flux entrant est limité, est en train de s’imposer chez nos voisins; et l’absence de LR sur le sujet, aussi bien que le refus de Marine Le Pen de travailler à une union des droites nous condamnent au contraire à ne pas changer de politique (Emmanuel Macron a beau s’épancher dans Valeurs Actuelles, ce ne sont que des mots.) Car il faut bien comprendre que le RN actuel n’est pas plus un « Brexit Party », orienté vers l’action que les LR ne s’inspirent des Tories. Marine Le Pen est fascinée par Mélenchon, un peu comme si Farage avait couru après Corbyn. 

La droite française n'a-t-elle pas trop de pudeurs pour s'inscrire dans une démarche populiste, par rapport à la droite britannique ? N'est-ce pas la campagne très orientée vers les classes populaires et des méthodes spectaculaires (Boris Johnson s'est notamment déguisé en livreur de lait, ou s'est amusé à conduire un bulldozer) qui expliquent au moins en partie la victoire d'une figure comme Boris Johnson ? 

S’inspirer de la victoire de Boris Johnson, c’est d’abord se demander comment réconcilier la droite des élites et la droite d’en bas. C’est imaginer ce « compromis » entre les « mondialisés » et les « enracinés » dont parle David Goodhart. J’y insiste: Nicolas Sarkozy a imaginé les contours d’un tel compromis, d’un pacte conservateur, dix ans avant Donald Trump ou Boris Johnson ! Mais il a échoué parce que sa majorité a cru cyniquement qu’on pouvait prendre les suffrages de la « droite périphérique » sans mettre en oeuvre ce qu’elle souhaitait. LR ne veut pas regarder en face cette réalité. Le nombre de membres de cabinet ministériel et d’élus de la majorité qui ont pu m’expliquer, entre 2009 et 2012, que sur l’immigration et la sécurité il fallait « garder le président de ses démons! ».  A soi seul, ce comportement d’il y a dix ans explique l’effondrement actuel de LR. Je n’exonère pas Sarkozy: il a manqué d’autorité sur ces sujets qui étaient les plus vitaux pour lui; il s’est enfermé dans une surenchère verbale (pensons au discours de Grenoble de l’été 2010) qui n’a pas pu camoufler le manque de résultats sur le terrain. Mais Sarkozy est parti et il n’est plus la question aujourd’hui. Ses épigones n’ont fait preuve d’aucune lucidité sur les questions régaliennes et ils ont en plus abandonné l’attention au réel de l’ancien président dans beaucoup d’autres domaines. 

La crise des Gilets Jaunes a révélé, de manière fracassante, tout ce qui préoccupe un électorat de la droite d’en bas qui a été oublié par LR (et que Marine Le Pen ne comprend pas, elle qu’on a finalement peu vu aux côtés des Gilets Jaunes alors qu’aujourd’hui elle donne son appui, ostensiblement, aux syndicats de gauche). Fiscalité excessive, inégalités sociales croissantes, abandon des villes moyennes au profit d’une très idéologique politique de la Ville, désindustrialisation, recentralisation administrative à l’occasion de la digitalisation de l’Etat - à rebours des besoins de l’économie moderne - besoin de subsidiarité, de démocratie locale.... Tous ces thèmes ont été exprimés par les Gilets Jaunes, qui sont nos Brexiteers ! Or la droite les a abandonnés sous la pression des médias et de l’establishment: rappelez-vous le pitoyable épisode de la dénégation par Wauquiez, malgré les photos, du fait qu’il avait porté un gilet jaune ! 

Un redressement à la Johnson n’est possible que si la droite retrouve le sens de la responsabilité des élites envers toute la société, à commencer par les plus pauvres, les plus fragiles, les moins diplômés. Il faut être libéral avec les plus aisés et protecteur envers les classes populaires. L’ADN du parti Tory, dont le refondateur moderne est Benjamin Disraëli (1804-1881) est l’inspirateur, c’est le refus qu’il y ait sur le sol de la patrie « deux nations », socialement parlant, celle des élites et celle des déclassés.  

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