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Egalité (mais juste pour moi) ! Les Français sont-ils les pires tartuffes qui soient en matière d’aspiration à la justice sociale ?
©Susann Prautsch / dpa / AFP

« Il nous faut une nouvelle nuit du 4 août ! »

Les débats autour de la réforme des retraites montrent les Français à la fois préoccupés par la justice sociale et par l'égalité, mais aussi par leurs intérêts catégoriels ou corporatistes. Un paradoxe qui traverse l'histoire de France et qui explique les mouvements sociaux actuels.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Dans les débats autour de la réforme des retraites, jusqu'à quel point les Français semblent-ils attachés à l'égalité et à la justice sociale ? 

Edouard Husson : Je crois qu’il faut commencer par le tableau global. Je suis étonné de voir que pratiquement personne, dans le débat, ne souligne que c’est la septième fois en vingt-cinq ans qu’un gouvernement s’attaque au problème des retraites: 1993, 1995, 2003, 2007, 2010, 2014 et 2019. Et contrairement à une idée reçue, il y a eu plus de réussites que d’échecs: le Premier ministre Balladur en 1993, sans opposition du Président Mitterrand, malgré la cohabitation, augmente la durée de cotisation dans le privé pour les retraites à taux plein; Jean-Pierre Raffarin a obtenu en 2003 la même chose pour les fonctionnaires. En 2007, François Fillon obtient ce qu’Alain Juppé avait raté en 1995: l’augmentation de la durée de cotisation pour les fonctionnaires; et en 2010 la même équipe Sarkozy/Fillon obtient de repousser l’âge de la retraite de 60 à 62 ans. En 2014, Jean-Marc Ayrault met en place une augmentation graduelle dans le temps de lâge de départ pour obtenir une retraite à taux plein. La question pour Edouard Philippe est donc de savoir s’il va vers un échec retentissant à la Juppé (1995) ou vers une réussite obtenue par la diplomatie comme la plupart de ses prédécesseurs. Il plane le spectre d’un échec pour plusieurs raisons: on est à peine sorti de la crise des Gilets Jaunes; la confiance entre le gouvernement et les Français est largement rompue; il y a le sentiment diffus que cette réforme est imposée de l’extérieur, par l’UE; enfin, il y a eu des maladresses propres comme la formule « pas de clause du grand-père » utilisée par Jean-Paul Delevoye: personne ne comprend très bien ce que c’est mais tout le monde est prêt à comprendre non seulement son grand-père mais celui des autres ! Le principe de la rétroactivité des décisions prises, qui est ce qu’a voulu dire Delevoye par une référence alambiquée à l’après-guerre de Sécession, est perçu de façon diffuse, comme injuste. Et encore, tout le monde n’a pas pris conscience de la perversité - bien progressiste - qui consiste à suggérer aux Français qu’ils sont comme les Américains sudistes qui ne voulaient pas abandonner leurs esclaves après la Guerre de Sécession. 

Joseph Macé-Scaron : Vous avez raison de différencier dans votre question l’égalité et la justice sociale. Le problème est qu’en France,  l’égalité a du mal à s’extraire de l’égalitarisme, son jumeau maléfique, qui  défend non pas la fraternité mais le nivellement. L’égalitarisme a pour constant souci de regarder non pas la solidarité sociale mais de s’assurer que l’autre, le voisin, le compatriote ne bénéficient pas d’avantages dont on ne dispose pas soi-même. Dans l’égalitarisme, le privilégié, c’est toujours l’autre. C’est ainsi que l’on arrive à ce paradoxe que les personnes disposant de réels et authentiques privilèges se posent en victime et proposent à la vindicte publique les cadres, les « riches » ou que sais-je encore. Dans notre devise républicaine, la fraternité est là pour « corriger » l’égalité de cette dérive vers l’égalitarisme. Malheureusement, elle est trop souvent oubliée.

D'où vient le corporatisme français, des corps intermédiaires ou des corporations ? 

Edouard Husson : En gros, donc, les Français ont largement accepté, depuis un quart de siècle les réformes des retraites qu’on leur proposait. Le problème est d’abord politique: dans le cadre de l’Union Européenne, les gouvernements aiment bien invoquer les contraintes liées à Maastricht; mais on ne devrait pas faire des réformes parce qu’elles nous sont imposées. Ensuite, il y a le sentiment répandu que l’Etat n’est pas toujours aussi avare des deniers publics: beaucoup de gâchis, pensons à la politique de la ville, aux euros engloutis dans une numérisation très mal pensée des services publics, aux privatisations des entreprises publiques, aux coûts non maîtrisés de l’immigration etc...Pour ma part, je ne suis pas sûr que le reproche fait aux Français d’être corporatistes soit historiquement fondé: nous sommes le pays de la Loi Le Chapelier, qui a dissout les corporations, sous la Révolution. Cela a signifié un siècle sans protection pour le monde ouvrier - en pleine révolution industrielle ! Nos syndicats sont plus faibles en effectifs et moins représentatifs qu’ailleurs. Je crois au contraire que notre pays souffre de son absence de corps intermédiaires. C’est le biais jacobin de notre histoire. Et de ce point de vue Emmanuel Macron est un Jacobin de chez Jacobin. 

Joseph Macé-Scaron : Des corporations. Il faudrait une nouvelle nuit du 4 août afin de supprimer ces privilèges accordés à des moments spécifiques de notre histoire et reportés en permanence comme si notre pays était englué dans le passé. Les corporations sont nées sous l’Ancien régime afin de protéger les métiers, le savoir-faire, développer l’intelligence de la main. Et puis, avec le temps, elles se sont rétractées, ont refusé les évolutions, ont assigné à résidence ceux qui appartenaient à ces corporations pour mieux les maintenir sous tutelle. Elles sont devenues un boulet et ont été balayées par la Révolution française.

Le corporatisme a été remis en selle par le régime de Vichy. Une partie du syndicalisme français s’est glissé après la Seconde guerre mondiale dans ces vieux habits et ont réhabilité le principe de privilèges liés à la corporation.

Ces privilèges essaient, aujourd’hui, de se présenter sous des masques plus nobles comme celui de la pénibilité au travail. Mais cette pénibilité doit être corrigée par les salaires et non pas par les retraites. Elle est du ressort de l’entreprise qui emploie et non de la solidarité nationale. Il y a un autre argument pour expliquer ces privilèges : ce corporatisme serait un contre-pouvoir, un corps intermédiaire face à l’Etat par nature répressif et confisqué par les élites. C’est une plaisanterie. Ce corporatisme est un pouvoir qui vient, en plus de l’Etat, écraser les citoyens et le secteur privé. Et il existe bel et bien actuellement une élite corporatiste.

En quoi est-ce que cela peut expliquer les blocages politiques et sociaux d'aujourd'hui ? Qu'est-ce qui fait que la situation française est particulière par rapport à d'autres pays, où le corporatisme existe également ? 

Edouard Husson : On nous parle depuis des années du « modèle allemand ». Ce sont surtout nos gouvernants, pour la plupart issus de l’ENA et héritiers, pour le meilleur et pour le pire, de la tradition française de centralisation. Mais savent-ils qu’en Allemagne il serait impensable que l’Etat se mêle de négociations sur les questions sociales? Le patronat allemand sait négocier avec les syndicats. En France, le fait que l’Etat soit toujours à proximité voire lance les sujets conduit à ce que le patronat et les syndicats n’assument pas leurs responsabilités. A quoi bon faire un effort de maturité quand on sait que la tutelle publique n’est pas loin pour mettre tout le monde d’accord? Cela fait quarante ans que l’on nous serine que nous ne serions pas assez libéraux. Mais nos « libéraux d’Etat » ne connaissent le plus souvent pas la réalité associative et corporatiste des pays libéraux - relisez Tocqueville dans La Démocratie en Amérique

Joseph Macé-Scaron :  Il y a dans les pays occidentaux une exception française. Notre « modèle social », ou plutôt asocial, se caractérise par le règne du corporatisme, face à une Etat qui est centralisateur, jacobin, omniprésent mais demeure incapable de défendre l’intérêt général. Malheur à vous si vous n’appartenez pas à une de ces corporations ! La France se caractérise par l’importance de ses dépenses sociales mais ces dernières au lieu d’être orientées vers la lutte pour la fraternité se préoccupent, d’abord, de maintenir des dispositions favorables au maintien de privilèges corporatistes. C’est un système complètement dévoyé.

L'époque contemporaine est marquée par une fragmentation du travail. Le corporatisme français est-il en voie de disparition ? 

Edouard Husson : De même que la Troisième Révolution Industrielle ramène l’entreprise sur le devant de la scène, elle devrait ramener, massivement, la capacité à l’auto-organisation, la multiplication des associations, la décentralisation etc...Le biais français c’est le choix, par exemple, d’une recentralisation, à la faveur de la numérisation de l’Etat. Nous engageons ces années-ci un combat décisif, que la droite devrait être capable de mener: celui d’une lutte pour la déconcentration et l’amaigrissement de l’Etat; d’un encouragement à la décentralisation, à la reconstitution d’un tissu social local. Il faut bien comprendre que l’opposition entre la France des métropoles et la France périphérique est largement le produit de nos choix politiques: ceux d’un Etat incapable de se concentrer sur les fonctions régaliennes, pour bien les exercer; et fasciné par tout ce que son insertion dans l’Union Européenne et la mondialisation permet comme concentration des ressources et du pouvoir à Paris et dans quelques grandes métropoles aux dépens du reste du territoire. Les manifestants de l’automne 2019 ne sont pas les mêmes que les Gilets Jaunes: mais ces derniers, plutôt des indépendants, ont donné du courage à un secteur public qui n’avait pas osé s’opposer à Emmanuel Macron dans la première année de son quinquennat. Et il y a un sentiment partagé entre la France du secteur public et celle du secteur privé (au-delà des réseaux du capitalisme de connivence au sommet de l’échelle sociale), c’est le fait que le gouvernement actuel ne joue pas cartes sur table. 

Joseph Macé-Scaron : L'époque contemporaine est surtout marquée par une double révolution. Une révolution technique dont nous n’avons pas fini d’appréhender toutes les conséquences et une révolution des mentalités sur la place du travail dans l’épanouissement personnel. Ces deux révolutions devraient nous amener à comprendre que nous avons définitivement changé de paradigme. Nous allons dans le futur passer d’un statut à un autre. Si nous ne voulons pas nous perdre dans une sorte de Jumanji, il est urgent d’aboutir à un régime universel. Il est temps d’en finir avec le régime spécieux des retraites. Pour cela, il faut, à la fois, du courage et de la cohérence.

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