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Ces fronts sur lesquels l’Europe peut avancer malgré sa grande panne politique
©FREDERICK FLORIN / AFP

Tout n’est pas perdu

La nouvelle commission européenne, approuvée mercredi 27 novembre par le Parlement européen à Strasbourg, entre en fonction aujourd'hui. L'occasion d'évaluer les marges de manœuvres réelles de cette commission compte tenu des blocages politiques au sein de l'Union. 

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Bruno Alomar

Bruno Alomar

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

 
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Atlantico : Brexit, guerre commerciale, protection des données, politique économique, Europe de la défense, élargissement de l'Union : quels sont selon vous les dossiers les plus importants qui ne peuvent être gérés qu'à l'échelon européen et qui représentent les défis les plus importants pour Ursula von der Leyen et les nouveaux commissaires ?

Bruno Alomar : Tout d'abord, le propre de l'Union Européenne c'est de croire qu'elle peut aborder tous les sujets. Elle s’appuie pour cela sur des Traités qui fixent des objectifs tellement vastes qu’ils permettent toutes les interprétations. Depuis sa création, elle n'a eu de cesse d'augmenter ses prérogatives de telle sorte qu'elle passe a une tendance à s’immiscer dans les affaires des Etats membres, tendance que le principe de subsidiarité n’a pas suffisamment limitée. Prenons l'exemple de la Pologne : l'Union Européenne prétend au nom de certaines valeurs -la démocratie, l'Etat de droit – qui il est vrai sont au cœur de l’Europe mais sont aussi appréciée diversement selon les pays, avoir le droit d'interférer dans le système politique et constitutionnel du pays. A ce rythme, un jour, un commissaire européen nous dira que la Vème République n'est pas démocratique car le président français a trop de pouvoir... Ainsi, l'idée même l'idée même pour l'Union Européenne de se limiter et de circonscrire les dossiers dans lesquels elle serait amenée à intervenir est contraire à sa philosophie. C'est d'ailleurs ce qui nous pose autant de problèmes aujourd'hui.

Néanmoins, pour répondre à votre question, si l'UE était raisonnable elle devrait, à mon sens, travailler sur les sujets sur lesquels l'effet de masse est réel et patent. C'est-à-dire tout ce qui concerne le marché intérieur, le commerce, et dans une certaine mesure également les normes environnementales. La priorité de l'UE pour les années à venir ne doit pas être de faire semblant de faire une politique étrangère ou de défense sur lesquelles les Etats membres sont en désaccord constants mais plutôt de chercher à perfectionner ce qui est son grand acquis c'est-à-dire le marché intérieur. Un marché intérieur qui est encore incomplet.

Enfin, et surtout, son plus grand défi est de survivre parce qu'elle profondément malade. Le départ du Royaume-Uni est une blessure mal comprise, dont elle pourrait ne jamais se remettre. Elle est traversée par des schisme Est/Ouest sur les questions de migration, d'identité... et Nord/Sud sur les questions économiques. Elle a aujourd'hui un système institutionnel -parlement, conseil, Commission- qui est faible et plus divisé que jamais. Donc, sa priorité des priorités, c'est tout simplement de survivre, et de ne pas glisser vers ce que j’ai appelé l'insignifiance (La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne – Ed. Ecole de Guerre 2018)

Edouard Husson : D’une manière générale, la subsidiarité doit être refondée en Europe; c’est la principale leçon qu’il va falloir tirer du Brexit. Nous devons accepter le fait que nous nous sommes trompés. Il n’y aura jamais d’Europe de la défense digne de ce nom. L’avenir de la sécurité européenne passe par la refondation de l’OTAN autour i. d’un triumvirat USA/Grande-Bretagne/France, ii. d’un libre choix, en Europe centrale, entre l’engagement renforcé dans l’OTAN et un statut de simple associé, iii. une entente avec la Russie, pour un partenariat , dans une vision d’équilibre mondial. De même, il n’y aura pas de politique étrangère commune; nos visions sont trop différentes. Je suis très méfiant concernant le « Green Deal »: je redoute de voir advenir une économie dirigée d’un nouveau type, dont les règles nous paralyseront dans la compétition mondiale; les pays européens sont les plus en avance au monde en ce qui concerne l’écologie, il faudrait leur faire confiance pour trouver leur propre « ecology mix ». Le commerce, la protection des données sont bien évidemment des domaines dans lesquels l’Union Européenne a potentiellement une très grande utilité. C’est sur eux que la nouvelle Commission devrait faire porter son effort.   

Le couple franco-allemand semble aujourd'hui entrer dans une crise profonde. En cause : des désaccords visibles sur l'avenir de l'Europe. Est-ce que la Commission peut agir sur les dossiers que vous avez cité malgré cette crise ? A quel prix ? 

Bruno Alomar : Il n'y pas en réalité de couple franco-allemand. Les allemands ne parlent que d'un partenariat. Il n'y qu'en France que l'on parle de "couple". La réalité c'est que l'on se rend compte aujourd'hui de l'existence d'un certain nombre de dissensions qui existaient depuis longtemps, voire de malentendus qui remontent à la création de l’UE.

La relation franco-allemande s'est considérablement dégradée au cours de ces 15 dernières années. Pensons notamment à l'impact néfaste de la crise migratoire de 2015, créée de toute pièce par l’Allemagne contre l’avis de la France ; pensons à la sortie de l'Allemagne du nucléaire en 2011, pour laquelle la France n’avait même pas été informée ; pensons à l'opposition française à la volonté allemande de voir la Grèce quitter la zone euro en 2015... La France et l'Allemagne sont de moins en moins partenaires. 

D’ailleurs, leurs intérêts sont de plus en plus divergents : de 1975 à 2015 le premier partenaire commercial de l'Allemagne était la France or depuis 2016 c'est la Chine. On voit donc bien que les intérêts des deux pays ne sont plus les mêmes.

Ensuite, la Commission exacerbe des dissensions déjà existantes entre les deux Etats. L'actuelle Commission est une Commission au sein de la laquelle les Allemands n'ont jamais été aussi forts, et les Français aussi faibles. La question qui se pose est donc la suivante : Mme Von der Leyen va-t-elle continuer à prétendre diriger la Commission exclusivement avec des Allemands ? L'autre question étant : la France, qui n'a obtenu que très peu de postes clefs, va-t-elle s'en accommoder ? Ainsi, au vu de cette situation, et parce que la Commission est le lieu d'un affrontement qui tourne à l'avantage de l'Allemagne et qui prouve par là-même l'isolement tragique de la France au sein de l'UE, il est vain de penser qu'elle pourrait résoudre cette situation.

Edouard Husson : L’entente franco-allemande est nécessaire à l’avenir de l’Union Européenne, même si elle n’est pas suffisante. Elle est nécessaire dans la mesure où il s’agit des deux premières puissances économiques de l’Union, une fois la Grande-Bretagne hors de l’UE; dans la mesure aussi où, historiquement, les deux pays ont fait l’Union. Mais c’est bien là que se situe le premier problème: il y a un psychodrame franco-allemand, largement entretenu par les dirigeants français, qui a emmené la Communauté européenne de 1989 beaucoup plus loin que nécessaire: c’est largement la France qui a voulu que l’euro se fasse et accepté qu’il suive les règles allemandes (sans quoi la RFA ne l’aurait jamais accepté); c’est Paris qui pousse à une « puissance européenne », une position en fait très minoritaire dans l’Union. Il faudrait que notre inspecteur des Finances devenu président, Emmanuel Macron, accepte de descendre du piédestal du centralisme pour comprendre que la vision allemande de l’Union, telle qu’exprimée régulièrement par la classe politique allemande, est une vision de subsidiarité et de décentralisation. Ursula von der Leyen a certes un discours volontariste et très « macronien »; mais il est en porte-à-faux avec ce que dit la classe politique allemande et ce que souhaite l’opinion allemande.

D'autres conflits, comme celui qui oppose, à gros traits, l'Europe de l'est et l'Europe de l'ouest, semblent se confirmer. Quels compromis politiques et économiques peuvent être trouvés entre les pays de l'Union ? Comment ? 

Bruno Alomar : Il n'y a guère de moyens de soigner les conflits actuels qui opposent l'Europe de l'est à l'Europe de l'ouest. Le schisme entre l'Est et l'Ouest est extrêmement profond. L'Ouest porte une vision du "vouloir vivre multiculturel" dont les pays de l'Est ne veulent absolument pas. Or, ceci n'est pas un problème transitoire : c’est une réalité durable.

Sur le plan économique, cœur du réacteur de l’UE, les problèmes sont également nombreux. Dans le domaine économique monétaire il y a une fronde qui est maintenant ouverte au sein de la BCE entre le Nord de l'Europe (dont l'Allemagne) et les pays du sud, à laquelle on ne voit aucune résolution immédiate. Au niveau budgétaire, on voit bien d'après les déclarations du Président de la République que la France ne veut absolument pas mettre ses finances publiques en ordre et qu'il y a un questionnement profond sur le bien-fondé de la politique d'austérité allemande au sein de l'UE et même au-delà. 

Prenons un autre sujet : la politique énergétique qui est une thématique importante est aussi lieu de dissensions majeures. La question étant : va-t-on traiter le nucléaire comme une énergie verte ou pas ? La France y est bien entendu favorable et l'Allemagne tout à fait opposée.

Dès lors on voit bien que les désaccords sont multiples et s'étendent à tous les domaines. Les pays européens ne sont d'accord sur rien. Ils parviennent à définir des objectifs communs mais sans pouvoir s'entendre sur la manière d'y parvenir. Il est donc tout à fait probable que l'Union soit paralysée dans les années à venir. 

Edouard Husson : La principale pomme de discorde concerne l’immigration. L’Europe de l’Ouest s’obstine dans l’impasse de la société multiculturelle quand l’Europe centrale veut continuer à vivre selon le modèle de l’Etat-nation maîtrisant ses frontières et assimilant les étrangers. De fait, Madame Merkel a fini par tolérer la voix des pays du Groupe de Visegrad sur le sujet. Un autre su!jet est celui de l’élargissement, dans les Balkans en particulier. Là encore, l’Allemagne est plus en phase que la France avec ce que vous appelez l’Europe de l’Est. Beaucoup des divisions entre l’Est et l’Ouest au sein de l’UE sont largement entretenues par le progressisme d’Emmanuel Macron.

Les pays de l'Union semblent tous rencontrer des crises sociales qui ont débouché sur des crises politiques majeures, les gouvernements n'ayant que des majorités très courtes. Les échéances électorales des prochains mois peuvent-elles dénouer la crise politique et faire sortir l'Europe de son immobilisme ? 

Bruno Alomar : Cela dépendra des résultats en question et des élections à venir dont, pour certaines, on ne sait actuellement pas encore si elles auront lieu ou non. A titre d'exemple, prenons le cas Italien. Si la majorité actuelle en Italie, qui est un peu contre-nature, ne parvient pas à tenir le choc et que des élections ont lieu dans les mois à venir, il est fort probable que Mateo Salvini les remporte. Or, la politique du pays envers l'Europe ne serait bien sûr plus la même, de "pro-européenne" elle basculerait à "opposée" à l'UE. Prenons aussi l'exemple allemand, la succession de Mme Merkel est extrêmement compliquée et la grande coalition est en train d'exploser. Or personne ne sait ce qui advenir, l'Allemagne sera-t-elle encore plus ingouvernable dans six mois ? Ou verrons-nous naître des alliances contre-natures qui auraient un impact non négligeable sur l'UE ?

Ainsi, à mon sens il n'y a aucune raison de penser que les crises politiques nationales que vous évoquez puissent se régler dans les mois ou dans les quelques années à venir. Or, si l'Europe est paralysée c'est parce que les Etat qui la composent sont eux même de plus en plus ingouvernables, et cela risque de durer. 

Edouard Husson : Pas tous les pays: l’Europe centrale, justement (Hongrie, Tchéquie, Pologne) est fondamentalement en bonne santé économique. Ces pays ont fait repartir leur économie, sur des bases saines, après la Chute du Mur de Berlin et du rideau de fer. C’est à l’Ouest qu’il y a des crises: en Italie, où la classe politique essaie d’empêcher Matteo Salvini de revenir au pouvoir ; en Espagne, où le premier ministre a pris le risque d’une nouvelle déchirure nationale en faisant transférer les restes de Franco hors de la Vallée des Morts et où les tensions entre Madrid et la Catalogne n’en finissent pas de montrer que le premier problème de l’Union d’aujourd’hui, c’est la subsidiarité. En France, où le contraste est total entre l’aspiration du gouvernement à décider du destin de l’Europe et l’illégitimité de facto du gouvernement dans l’opinion. C’est bien entendu l’Allemagne, aussi, dont la chancelière progressiste est de plus en plus déphasée d’avec l’opinion publique de son pays. Je ne vois pas de déblocage par des élections prochaines. Il faudra vraisemblablement une crise politique au sein de la nouvelle commission européenne et  un affrontement avec les Etats-membres autour des enjeux de subsidiarité pour que la situation décante un peu.

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