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Quand l'échange avec autri stimule notre cerveau : les atouts de l'intelligence collective décryptés
©ACME / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Michel Oughourlian publie "Optimisez votre cerveau" (éditions Plon). La vie est un tourbillon. Notre cerveau a la capacité de s’adapter. En fait, nous en avons trois, en interaction permanente. Le professeur Oughourlian nous aide à comprendre le fonctionnement et donne des clés précieuses pour désamorcer les rivalités qui gâchent la vie. Extrait 1/2.

Jean-Michel Oughourlian

Jean-Michel Oughourlian

Neuropsychiatre (il a dirigé le service de psychiatrie de l'Hôpital américain de Neuilly) et psychologue (discipline qu'il a enseignée à la Sorbonne), disciple de René Girard avec qui il a coécrit le best-seller Des choses cachées depuis la fondation du monde, Jean-Michel Oughourlian a mis en place la psychologie mimétique et exerce, depuis cinquante ans, à travers son prisme. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Le Troisième Cerveau et Cet autre qui m'obsède.

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Bruxelles, 1927. Les vingt-neuf plus grands physiciens du monde (dix-sept d'entre eux recevront le prix Nobel) sont réunis pour le cinquième congrès de Solvay, du nom de l'industriel belge Ernest Solvay, mécène de ces conférences scientifiques dédiées à la physique et à la chimie. 

Cette édition-là est consacrée à la physique quantique, une théorie encore jeune qui met toute la petite communauté des savants en ébullition. Louis de Broglie, Marie Curie, Hendrik Lorentz, Erwin Schrödinger, Max Planck, Albert Einstein, Niels Bohr, Werner Heisenberg, Paul Langevin, Paul Dirac, Arthur Holly Compton, Wolfgang Pauli, tous ces génies dont nous avons étudié à l'école les théories et les définitions, sont présents. Ces grands esprits sont venus dans l'idée de se livrer une bataille décisive quant au devenir de la révolution quantique. 

Albert Einstein est la tête de file des partisans d'une physique quantique déterministe où le comportement des particules n'est pas laissé au hasard. Niels Bohr est rejoint par ceux qui postulent un principe d'incertitude ou d'indétermination, lequel, au contraire, laisse une place au hasard en affirmant l'impossibilité de connaître avec précision à la fois la position et la vitesse d'une particule à un temps donné. Ces deux thèses ont depuis fait l'objet d'un nombre incalculable d'ouvrages, elles restent en beaucoup de points peu accessibles aux non-physiciens, je ne m'étendrai pas ici plus longuement sur leurs subtilités; c'est un autre point de la rencontre de Bruxelles qui nous intéresse. 

Paul Ehrenfest (à qui l'on doit le théorème du même nom) nous en a légué, dans une lettre, un témoignage saisissant: «C'était pour moi, écrit-il, un délice d'assister aux conversations entre Bohr et Einstein. Comme une partie d'échecs, Einstein sortant sans cesse de nouveaux exemples, une sorte de perpetuum mobile de la deuxième espèce pour briser la relation d'incertitude, Bohr cherchant constamment à tirer d'un obscur nuage de fumées philosophiques les instruments pour démolir exemple après exemple. Einstein comme un diable dans sa boîte, jaillissant à nouveau chaque matin, inentamé. C'était savoureux.» L'une des joutes de ces deux géants est restée dans les annales, Einstein lançant à Bohr: «Dieu ne joue pas aux dés», et Bohr lui répliquant, du tac au tac : «Qui êtes-vous, Albert Einstein, pour dire à Dieu ce qu'il doit faire?» 

Rivaux dans leurs théories, les physiciens présents étaient venus débattre d'un sujet complexe et ils en retiraient un plaisir certain jusqu'à arriver à une réflexion philosophique quant au principe même de la physique quantique. Les discussions étaient ardues, parfois dures, mais il n'y eut pas de claquages de portes: tous les cerveaux présents étaient bien trop concentrés sur les discussions, en résonance les uns avec les autres. Leurs neurones miroirs n'étaient pas au repos! 

Solvay n'a pas réconcilié Einstein et Bohr, chacun campant plus ou moins sur ses positions. Mais je suis persuadé que sans ce congrès, sans l'intelligence collective qui a été mise en œuvre par les savants réunis,

Dans les questions et les réponse snouvelles et inattendues qui ont surgi durant ces journées, autrement dit, si chacun avait continué de réfléchir (brillamment) dans son coin, la physique quantique aurait peut-être été oubliée. Le fait d'échanger a enrichi chacun. 

Fort de ces échanges, de l'émulation qu'il avait vécue, de ces intelligences multiples dont il s'était imprégné, Bohr, qui était danois, retourna à Copenhague et fonda l'école qui porte son nom, en réalité un courant de pensée, attirant dans sa ville les plus grands esprits de son temps. Le débat entre Einstein et Bohr s'est, lui, poursuivi avec ardeur jusqu'à leur mort, dans les années 1950, mettant en ébullition constructive un bon nombre de grands savants de leur temps.

L'intelligence collective fonctionne à la manière d'un match de football. Les joueurs se passent la balle, chacun se dépasse parce qu'ils sont tous ensemble, se surprend parfois lui-même et surprend les autres. La partie est brillante parce qu'ils ont tous joué ensemble, parce qu'ils ont mis leurs capacités en commun: elle est le produit de leur jeu collectif, en équipe. Le coach, le chef, ne s'en mêle pas, sinon pour apostropher de loin l'un ou l'autre des joueurs. À ce niveau, le génie de la partie ne lui appartient pas – bien qu'il l'ait préparée en amont avec l'équipe. 

Par contre, si un joueur décide de garder le ballon, le jeu s'arrête. Il a beau être un excellent joueur, il y a beaucoup moins de chances qu'une fulgurance jaillisse de son jeu en solitaire. Il a perdu l'émulation que lui apportaient les autres joueurs réunis autour de ce même ballon. 

L'équipe commence à deux. Quand je suis avec l'une de mes étudiantes qui m'interroge pour me pousser à clarifier ma pensée, je dis des choses que je n'aurais pas pensées si j'étais tout seul derrière mon bureau. Mon cerveau a été sollicité par le sien, par nos échanges. Brusquement, une idée peut surgir, je ne sais d'où ni comment, inattendue d'elle et de moi, née du bouillonnement collectif, de l'interdividualité. 

Toute la psychologie mimétique est une psychologie relationnelle. Je suis profondément convaincu qu'un individu ne peut pas «être» s'il est tout seul au sommet de sa montagne, totalement coupé des autres. Bien que cela n'ait jamais été vraiment démontré, je suis persuadé que lorsque deux ou plusieurs cerveaux échangent, la somme de tous ces cerveaux, c'est‑à-dire leur intelligence collective, est supérieure à l'addition de l'intelligence de chacun d'entre eux. Prenons deux individus, Paul et Pierre, qui réfléchissent ensemble à un même problème. À travers le jeu de l'empathie créé par leurs neurones miroirs, il se crée immédiatement entre eux une entité ou une configuration neuronale nouvelle, un cerveau Paul + Pierre qu'ils ont en commun. Le cerveau Paul + Pierre est alimenté par les deux cerveaux mimétiques de Paul et de Pierre qui sont en relation, en connexion, en miroir, en Wi-Fi, en Bluetooth. 

La cohésion, l'harmonie qui règne dans leur rapport interdividuel pendant qu'ils sont ensemble multiplient l'énergie de ce nouveau cerveau mimétique Paul + Pierre. Chez Paul comme chez Pierre, le cerveau cognitif et le cerveau émotionnel se mobilisent, le premier apportant toutes ses capacités cognitives et imaginatives, et le second une énergie positive, affective et émotionnelle qui teinte cette coopération de manière positive. En somme, deux ou plusieurs cerveaux mimétiques qui sont en empathie et en paix, collaborant, démultiplient leur puissance et celle des deux autres cerveaux de chaque individu formant le groupe. 

Comme nous l'avons vu dans les pages qui précèdent, il n'existe pas de moi en soi, évoluant en rupture avec son environnement humain. Seul existe le moi du désir: chaque fois qu'un désir se manifeste, l'ancien moi se dissout, s'évanouit, et il se crée un nouveau moi qui est le moi de l'autre désir ou du désir de l'autre. Le moi du désir. Les moi de Pierre et de Paul, créés par le désir collectif de l'un et de l'autre, vont ainsi susciter l'apparition de deux nouveaux moi, celui de Pierre et celui de Paul, avec des attributs renouvelés: une nouvelle attention, une nouvelle conscience, une nouvelle mémoire, une nouvelle intelligence. Ce ne sont évidemment pas deux moi radicalement nouveaux, mais ils seront eux-mêmes surpris par leurs nouveaux attributs dont le moi antérieur n'était pas doté. 

Dans une réunion où l'intelligence collective se manifeste, ne sommes-nous pas souvent surpris par des idées, voire par nos propres idées que nous ne pouvions pas prévoir avant cette réunion? Ce sont ces nouveaux moi, générés par l'altérité des désirs unis dans un même effort, qui vont produire les «miraculeuses» découvertes de l'intelligence collective.

Extrait du livre de Jean-Michel Oughourlian, "Optimisez votre cerveau", publié chez Plon. 

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