Julie Graziani : « Criminaliser les idées et les mots, c’est empêcher de réfléchir »<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Media
Julie Graziani : « Criminaliser les idées et les mots, c’est empêcher de réfléchir »
©Capture d'écran LCI

Totalitarisme de la gentillesse

Julie Graziani, journaliste et éditorialiste pour le magazine l'Incorrect, est au cœur d'une polémique depuis lundi dernier. Invitée de l'émission de David Puajadas sur LCI, elle avait été amenée à réagir sur les images d'une femme interpellant Emmanuel Macron lors de sa venue à Rouen. Commentant les propos de la femme, elle avait, entre autre, déclaré : "si on est au smic, faut peut-être pas divorcer".

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

Voir la bio »

Jean-Sébastien Ferjou : Vous avez été la star du bad buzz de la semaine. Vous vous êtes expliquée, même excusée de vos propos, sur la forme comme sur le fond, même s'il y a une idée derrière qui est défendable sur la part de responsabilité des individus dans leur destin économique. Qu’est-ce qu’un dérapage aujourd’hui dans le débat public ?

Julie Graziani : L’ironie du sort, c’est que ma dernière tribune pour l’Incorrect, était justement consacré à ces propos ressentis comme blasphématoires et aux mécanismes d’opprobre social y sont associés. Le mot dérapage est un peu piégé. Classiquement, déraper signifiait tenir un propos répréhensible pénalement : ce peut être une injure, de la diffamation, faire l’apologie du terrorisme ou encore l’incitation à la haine et à la violence. Il existe un fondement juridique et surtout une jurisprudence dont la tendance est plutôt d’étendre le champ de ces incriminations. C’est la jurisprudence Zemmour. Dans le texte de la loi, il faut une « exhortation ». D’après la jurisprudence une exhortation peut désormais aussi être « implicite » : on a étendu le périmètre de ce qui était pénalement répréhensible.

Ensuite, il y a ce qui n’est pas pénalement répréhensible mais qui est considéré comme trop choquant à entendre par les uns ou par les autres. Comme la loi ne détermine rien dans ce domaine, nous entrons dans la subjectivité la plus totale. Un dérapage, c’est alors ce qui est considéré par une majeure partie de l’opinion publique comme tel. C’est auto-référentiel. L’indignation s’auto-entretient, d’où l’enflure. Un premier cercle de personnes font état de leur choc, ce qui amène un cercle plus grand à réagir, pensant que le choc du premier justifie qu’ils soient choqués. Ensuite, c’est une réaction en chaîne.    

Légitimement, il y a des propos « interdits », ceux qui appellent à la violence voire au meurtre ou propagent des idéologies racistes. Mais il existe aussi une zone grise. Des propos qui ne tombent pas sous le coup de la loi mais qui sont socialement réprimés. Après avoir été prise au piège de quelques polémiques, que mesurez-vous des contours de cette zone ? 

C’est mouvant, on peut donc facilement se tromper dans ce qu’on n’a pas le droit de dire. Je considérais que les minorités se sentant historiquement attaquées étaient plus sensibles et donc que des propos pouvant être perçus comme vexatoires à leur égard appartenaient facilement à cette zone grise, pour des raisons historiques que l’on comprend très bien. Ce périmètre peut bouger. Le locuteur doit tenir compte du fait dans son propos que certaines parties de la population sont plus sensibles et qu’il faut éviter de lesblesser, il faut plus les ménager. Je n’avais pas réalisé à quel point la partie de la population dont mes propos étaient le sujet était sensible.

D’autre part, il faut aussi considérer le fait que chacun a raison de son point de vue. Ma bourde a été ressentie comme une injure par beaucoup, mais j’ai aussi reçu des centaines de témoignages de gens qui s’étaient extraits de leur difficultés grâce à leur ingéniosité et leur courage ; eux se sont sentis mis en valeur par mes propos. Les deux ressentis sont aux antipodes et pourtant ils sont aussi sincères l’un que l’autre.

Sur le fond, la critique de catégories « protégées » est-elle vraiment interdite ou plus exactement ne serait-elle pas réservée à certains ? Si vous aviez précisé que votre mère avait elle-même été dans une situation de difficulté comme vous l’avez fait ensuite, peut-être vous aurait-on laissé parler... Barack Obama avait eu le courage de dire que l’absence des pères était une des causes majeures de la pauvreté persistante chez les Afro-américains. Ce qui, sur le fond, n’est pas une idée très différente de la vôtre. Finalement, la limite à la prise de parole n’est-elle d’avoir l’air d’appartenir à une « catégorie dominante » ou sur un autre registre d’être de droite, qu’on le prenne par un angle libéral ou conservateur ? 

D’une manière générale, le « d’où tu parles » compte beaucoup trop dans les réactions médiatiques, journalistiques. Je parlais récemment de ce sujet avec une journaliste. Elle me disait que comme on part du principe que les gens n’avouent pas le fond de leur pensée, on sur-interprète les propos à la lumière de « d’où le locuteur parle» pour débusquer la pensée cachée. Alors qu’il n’y a pas forcément de pensée cachée. Le fait d’appartenir à la même communauté que celle que l’on critique n’est d’ailleurs même plus protecteur : regardez Zineb el Rhazoui.

C’est à dire que les trotskistes pensent que les gens de droite seraient eux aussi dans une dissimulation pour faire avancer leur cause ? (Rires)

En effet, c’est un peu ça : ils sont convaincus que l’extrême droite se "cacherait" derrière le masque du conservatisme. Si un conservateur tient un propos un peu dur, un peu choquant, on dira que le masque tombe, qu’il est d’extrême droite. Alors qu’un locuteur de gauche qui se permettrait un propos dur ou choquant ne va pas provoquer la même réaction : on se dira qu’il le dit juste comme ça, qu’il n’y a rien derrière. Manuel Valls par exemple a pu dire des choses très régaliennes.

Des membres de la France insoumise, ou même Booba par rapport à ses propos sur Zineb El Rhazoui sont eux aussi confrontés à des buzz sans qu’on fasse toujours attention à ce qu’ils disent sur le fond. 

Ils sont eux-mêmes d’un bord de l’échiquier politique où c’estdifficile d’être considéré comme honnête intellectuellement. C’est à dire qu’il y a une espère de ventre mou, le centre, où cela provoque moins de réactions. Par exemple Macron, qui avait pourtant dit « tu n’as qu’à traverser la rue pour trouver du travail » avait été mieux perçu.

Ses propos avaient tout de même provoqué une belle tempête politique. Certains Gilets Jaunes ont exprimé une vraie haine d’Emmanuel Macron et du président des riches qu’il serait.

C’est vrai. Mais il a été défendu par ses partisans et par la partie centrale de l’échiquier politique qui a dit que c’était un très mauvais procès à lui faire. Il n’a pas été « unanimement » lynché.  

Est-ce que les personnes qui prennent part aux débats télévisés font réellement l’opinion, ou participent-elles plutôt à un spectacle dont on retient les buzz mais pas le fond, anesthésiant le débat?

Non, les intervenants ont à cœur d’offrir un débat de qualité. 

Je ne parlais pas des intervenants mais du résultat produit par le dispositif, indépendamment même de la volonté des chaînes de télévision qui l’organisent...

Les bad buzz sont des épiphénomènes isolés, les débats sont surtout des émissions intéressantes avec de l’information argumentée et construite. Poser cette question, c’est donner trop d’importance au bad buzz.

Au-delà du buzz, je pensais surtout au degré d’attention de ceux qui écoutent et qui peut-être s’attachent plus à la petite musique, au spectacle, qu’aux propos tenus sur le fond. Les téléspectateurs ont souvent leurs propres biais de confirmation qui les poussent à sur-approuver ou sur-condamner des propos...

Ce n’est pas incompatible. Ce n’est pas un problème que ces débats soient aussi un bon spectacle oratoire. Il est sain qu’il y ait un plaisir dans l’échange des idées, qu’il y ait des étincelles qui fusent, qu’il y ait même une dose d’exagération et de mauvaise foi parce que c’est une joute. Le buzz est le moment où le débat bascule dans la bêtise : un locuteur dit quelque chose de bête, son interlocuteur fait semblant de mal le comprendre, le public réagit à son tour avec excès en décrétant des appels au meurtre pour une phrase idiote. La bêtise est contagieuse. 


Je suis d’accord avec vous. Mais si on raisonne sur des exemples concrets, prenons la guerre culturelle, idéologique dont on parle beaucoup : les intervenants dans ces débats sont des sortes de soldats de ces guerres. Mais qui gagne quoi ? Et qui a gagné quoi ces dernières années ? Les conservateurs notamment marquent-ils des points dans ce type de débat ou sont-ils utilisés comme épouvantails par les chaînes d’informations?

Je sens un désir sincère chez les programmateurs, les patrons d’émissions, d’équilibrer véritablement la parole parce que le débat est plus intéressant. Je ne me suis jamais sentie instrumentalisée. Quand tous les intervenants sont du même avis, le spectateur s’ennuie. Je n’ai pas l’impression que les gens de droite soient des marionnettes. D’ailleurs les réactions à mes propos de la part des gens qui me font intervenir régulièrement étaient des réactions de sang-froid, des réactions qui admettent que l’opinion puisse être choquante. Le problème est sur les réseaux sociaux, parce que les twittosréagissent sur une phrase sans avoir pris la peine de regarder les heures et les heures d’intervention des gens qu’ils jugent. Le vrai danger est que le bad buzz nous amène à nous auto-censurer, par peur de lâcher quelque chose qui générera ce badbuzz.

J’aimerais qu’on puisse assumer, en dépit du fait que nous sommes supposés être des professionnels de la communication, le fait que de grosses bêtises peuvent parfois être dites. Un raisonnement intelligent peut se construire en testant une idée idiote, une analogie pas adaptée, mais une fois qu’on a mélangé tout ça, on peut aboutir à un raisonnement brillant au bout du compte. Un peu comme des brouillons de pensée pour pouvoir avoir une pensée plus souple, plus fluide. Le déchet est indispensable à la qualité du débat intellectuel, paradoxalement. Parfois on déroule un raisonnement à l’oral en pensant tout haut, pour s’apercevoir en fait qu’il ne mène à rien.

J’en reviens à la question : qu’est-ce qui fait l’opinion ? Avez-vous l’impression que les débats télévisés, comparés à l’Université ou à l’Education nationale par exemple, changent vraiment l’opinion ? En matière de de culture économique notamment, on voit que quoi qu'on explique dans les médias, l’effet de l’enseignement français est assez ravageur sur le degré de compréhension économique des français. 

C’est vrai... Mais y-a-t-il réellement une guerre culturelle ? Je n’en suis pas forcément convaincue. Je pense qu’il y a plutôt une fragmentation des communautés, des représentations du monde, des croyances culturelles. L’éducation nationale est le bastion de la pensée de gauche. Mais dans d’autres lieux d’expressions de la parole, d’autres orateurs brillants peuvent s’exprimer. Au fond, ça s’équilibre, il me semble. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait un gros courant mainstream, je pense que c’est beaucoup plus fragmenté et labile que ça. 

Même si on oppose progressisme et populisme aujourd’hui qui est le nouveau clivage à la mode, on se rend compte qu’il y a, à l’intérieur de chaque camp, des lignes de faille. Ainsi, le refus d’être assigné à résidence typique du macronisme est dans l’épure de la pensée libérale de droite. Mais il autorise aussi beaucoup de dérives éthiques visant à satisfaire ses envies individuelles. A l’autre bord, un politiquement correct du populisme est en train de se mettre en place : les catégories défavorisées doivent être préservées de l’offense consistant à les mettre en face de leur responsabilité, car elles sont utilisées dans la guerre d’influence que le populisme livre au progressisme.

Effectivement, il n’y aucune chape de plomb, on peut tout dire, dans le champ de la légalité. En revanche, cela a un coût économique et social. 

C’est vrai.

J’étais gênée à l’idée de guerre culturelle car cela donnait l’idée que chacun d’entre nous arrivait avec un corpus bien défini de ce en quoi il croit et de ce qu’il a envie de défendre. Ce n’est pas forcément le cas. Par exemple, j’ai une opinion très fixe à propos de quelques sujets, mais j’aime faire évoluer ma pensée à propos de beaucoup d’autres sujets. Et mes opinions varient dans le temps : concernant les Gilets Jaunes par exemple, pour qui j’avais beaucoup plus d’empathie en décembre dernier. Cela a évolué et j’ai pu dire des choses beaucoup plus dures. Un éditorialiste peut aller picorer à droite ou à gauche une idée qui lui plait dans telle famille de pensée. 

Le coût économique et social des propos tenus se fait surtout sentir quand un locuteur aborde des sujets de moeurs. Ce sont les sujets qui suscitent le plus d’animosité car cela touche à l’intimité des personnes. Les personnes se sentent jugées, remises en cause dans leurs choix, dès qu’on émet une opinion négative. Ils sont à vifs, inflammables. La pensée de gauche tend à dire : « faites ce que vous voulez », il n’y a pas de mauvais choix de vie en soi et l’Etat viendra pallier les problèmes le cas échéant. Personne n’est jugé. La pensée de droite rappelle qu’il y a des choix de vie qui sont lourds de conséquence pour la suite. C’est plus difficile à entendre car des gens qui sont déjà dans la difficulté ont l’impression qu’on leur fait des reproches et qu’on les accable en plus. Donc, ils se braquent.

Au fil du temps, on vous a présenté comme une représentante, assumée ou non, de l’extrême droite. Mais qu’est-ce que l’extrême-droite ? 

J’ai détesté cette image que je trouvais tellement injuste.Pendant longtemps je me suis dit que c’était une catégorie fourre-tout, un qualificatif dépréciatif plutôt qu’une analyse politique. Je ne suis pas dupe du petit jeu de la gauche quiessaie d’accroître le périmètre de l’extrême droite pour enrober le conservateur dans cette catégorie pour le délégitimer. C’est la raison pour laquelle j’ai laissé dire et je ne me suis pas défendue, avec cet inconvénient qu’au fil du temps, en effet, beaucoup de gens –ceux qui ne me connaissent pas intimement – ont fini par croire que j’étais réellement d’extrême-droite.

Il y a toutefois une vraie caractéristique de l’extrême droite, la focalisation sur la question de l’étranger, avec une angoisse assez forte associée à ça. C’était le sujet central de désaccord que j’ai eu avec l’Incorrect depuis plusieurs mois car ils ne font apparaître l’immigration et l’islam que sous un prisme négatif. Un éditorialiste qui n’est pas d’extrême-droite va instruire à charge et à décharge. Qu’est-ce qu’il y a dans l’islam ? Une minorité préoccupante mais infime de gens qui n’aiment pas la France et une quasi-totalité de citoyens français totalement intégrés. On ne rend pas justice à nos concitoyens quand on se laisse aller à cet effet de loupe grossissante. De même, c’est un prisme d’extrême droite que de voir l’immigration uniquement comme un coût, une charge, et des problèmes alors qu’il y a tant de parcours d’immigration réussis et que le simple fait que tant d’étrangers veulent nous rejoindre montrent à quel point ils sont admiratifs de notre pays.

L’extrême droite n’est-elle pas aussi caractérisée par une allergie, une détestation même de la liberté ? Je ne parle pas de libéralisme économique, mais philosophiquement parlant. Il y a plus d’essentialisation, les gens sont assignés à une identité. De la même manière que les gens d’extrême-gauche vont assigner les gens à une condition sociale. 

C’est juste. En réalité, ils n’aiment pas le libéralisme. Ils croient au déterminisme des origines, ils voient la liberté comme un danger et détestent la logique des Lumières en considérant que la promotion de l’individu libre a détruit les sociabilités anciennes. Ce qui est en partie vrai mais pas une raison pour revenir à une société holiste où l’autorité du collectif prime sur les aspirations de l’individu. 

Il y a donc très vite une tendance au caporalisme dans l’extrême-droite : au début l’Incorrect, c’était censé être une espèce d’auberge espagnole de la droite avec un ton très libre et une grande variété d’opinions. Deux ans plus tard, on me dit « Tu n’es pas dans notre ligne éditoriale ». Mais moi, ça ne m’intéresse pas d’être dans une ligne.

Avez-vous l’impression que ce buzz a été plus violent car vous étiez une femme ? Il y a une violence spécifique dans la réplique apportée aux femmes, y compris de la part des femmes. 

En effet. Marlène Schiappa m’a reproché à juste titre d’avoir eu des mots très durs envers une femme pauvre, mais elle n’a rien dit quand on m’a menacé de viol.

Sans parler de votre cas, on voit la violence déployée à l’encontre des Zineb El Razaoui, Zohra Bitan ou Marlène Schiappa… 

Peut-être qu’on l’ouvre plus après tout, allez savoir. 

Vous êtes à deux doigts de me dire que vous le cherchez. (Rires)

Le registre des insultes est aussi plus large concernant les femmes : il y a toutes les insultes sexistes, les appels au viol etc... 

Qui accepte encore de se plier à ce qu’exige la démocratie ? Les gens qui prônent la bienveillance peuvent se montrer incroyablement malveillants - même chose pour la tolérance ou le droit à la différence. Le grand paradoxe, c’est que la démocratie, ce n’est pas le registre du vrai, c’est le registre de la majorité. Bien sûr que la vrai démocratie, la démocratie libérale, c’est la voix de la majorité dans le respect du droit des minorités. Mais qui croit encore à la démocratie, c’est à dire à l’autonomie de pensée des citoyens. On a parfois l’impression que les Français seraient des mineurs qu’il faudrait protéger des propos d’Eric Zemmour ou de X ou X, comme s’ils étaient incapables de les entendre sans pour autant être d’accord avec eux et sans descendre dans la rue, insulter des gens au Smic, des musulmans ou n’importe quelle autre personne qu’on aurait mis en cause d’un point de vue politique ou sociétal ? 

Je reste convaincue que beaucoup de personnes apprécient encore le débat démocratique, je le souhaite. 

Deux dérives sont très dangereuses : la première est la croyance naïve que les mots sont dangereux. Ils ne le sont pasforcément. Quand Zemmour dit qu’il faut prendre les armes dans le combat culturel, c’est une image. Ce n’est pas parce qu’il parle de combat culturel que des gens vont prendre les fourches pour aller attaquer leurs voisins. Cette idée relève de la pensée magique. 

Criminaliser les idées et les mots, c’est faire une confusion entre la parole, la pensée et l’acte, et c’est empêcher de réfléchir. Tout est mélangé. Donner une gifle devient aussi grave que de dire « il y a des paires de claques qui se perdent ».  Alors que ça n’a rien à voir. Oui, il y a eu des idées et des mots dangereux par le passé qui ont conduit à des horreurs, mais ce n’est pas systématiquement le cas.

La deuxième dérive dangereuse, c’est celle qui consiste à dire:parce qu’il, elle, a émis une opinion très choquante, qui m’a beaucoup blessée, et que je l’ai très mal pris, il ne faut plus qu’elle parle. Ce sont les conséquences de la gentillesse. Les gens ne sont plus habitués à être choqués, blessés, et ça, ça fait partie de la démocratie

Et de l’éducation. 

Et de l’éducation. On a l’impression que pour certains, la démocratie c’est la bienveillance, il faut être tout le temps sympa, gentil, guimauve. 

Or, la bienveillance n’est pas le respect, c’est une forme de mise sous tutelle. 

Oui. C’est une forme de condescendance. C’est antidémocratique car pour imposer la bienveillance, il faut aller contre les libertés. Il y a une forme de totalitarisme de la gentillesse qui est très angoissant et très dangereux.

Je parlais cette semaine avec quelqu’un pour qui j’ai du respect par ailleurs, un signataire de l’appel à manifester contre l’islamophobie ce dimanche, qui a l’honnêteté intellectuelle d’assumer sa signature et le contenu du texte. Il m’a dit: « quand je vois une femme voilée dans la rue, j’ai peur pour elle ». Je comprends la préoccupation que l’on peut avoir, les femmes voilées sont confrontées à des situations humiliantes, vexatoires, voire à de la violence, mais comment expliquer cette focalisation chez certains militants ou certains éditorialistes sur des cas qui ne sont pas confirmés par la réalité ? La communauté musulmane n’est pas celle qui est le plus exposée à la violence. De même, nous sommes historiquement une des sociétés les plus ouvertes à la différence ethnique culturelle ou d’opinion, mais on nous décrit une société qui devient au contraire de plus en plus oppressive et répressive. 

C’est l’envers de la fragmentation du pays en communautés soupçonneuses. Chaque communauté se choisit ses victimes préférentielles. Votre ami ne penserait sans doute pas en revanche à prendre la défense d’une personne qui s’affiche comme catholique ou Manifs pour tous et qui pour cela se fait licencier (j’ai des cas comme ça en tête même si évidemment c’est un prétexte qui a été trouvé). 

Il y a aussi le fait que la gauche a toujours besoin de se trouver des victimes. La gauche fonctionne sur le mécanisme du triangle de Karpman. En psychologie, le triangle de Karpmanest une relation toxique entre une victime (déresponsabilisée, prise en charge, qui peut se plaindre éternellement), un sauveur (héroïque, indispensable) et le bourreau. La personne de gauche est le sauveur, elle cherche des gens à sauver, elle constitue de manière un peu artificielle, à partir de gens qui peuvent être réellement en difficulté, des catégories d’éternels opprimés. Selon l’air du temps, de la mode, ces catégories changent. Avant c’était l’ouvrier. Quelque part la gauche n’aime pas quand la victime s’en sort sinon elle n’a plus personne à aider. Donc elle n’aime pas les discours responsabilisant qui sortent la victime de son statut de victime et qui vont l’amener à s’aider elle-même pour devenir autonome et échapper à l’emprise du sauveur. La gauche pointe donc du doigt le bourreau. 

Comment éviter, y compris dans les débats auxquels nous participons la compétition victimaire ? Vous mettez en avant vos victimes, Je vous en cite d’autres. Intellectuellement, quels sont les gardes fous pour ne pas céder à ça ?

Il faut dénoncer le mécanisme. Penser en dehors de la boîte. Ne pas se penser en tant que victime. Mais c’est difficile à faire, car avec un mot malheureux, on se retrouve du côté du bourreau, ce qui renforce le triangle de Karpman. Il faut arriver à dénoncer le triangle de Karpman et son caractère toxique, à remettre en responsabilité chacun des acteurs, sans risque le faux-pas qui va vous faire retomber dans le schéma que vous êtes en train de dénoncer. Les psychologues mènent une bonne quinzaine de séance en général pour atteindre cet objectif. Ils amènent les gens petit à petit à sortir de ça. Le format du débat télé s’y prête moins bien évidemment.

C’est le paradoxe, car il y a des gens qui ne croient ni au tragique de l’Histoire, ni au tragique de la condition humaine et qui dans le même temps en ont plutôt besoin pour continuer à avoir les victimes qui leur servent... Ceux qui ne croient pas au tragique de la condition humaine, comme Emmanuel Macron, considèrent qu’en gérant bien, tout devrait bien se passer, et que sur un terrain plus personnel, si on déconstruit tous les systèmes de discriminations (qui existent incontestablement), tout le monde sera très heureux. Alors que c’est une illusion.

Oui, je suis complètement d’accord, à ceci près qu’Emmanuel Macron a eu un discours bien plus responsabilisant que beaucoup avant lui. C’est tellement plus vendeur comme idée, de dire qu’on va y arriver, qu’on a un plan, il n’y aura plus de malheur, plus de discriminations ; on va prendre dans la poche des gens aisés pour « réduire les inégalités » alors qu’elles se recréeront toujours. C’est plus facile que de dire que la vie est injuste, qu’il y aura toujours de la discrimination, des difficultés financières, toujours des obstacles à surmonter et que « vas-y, il n’y a que toi qui peux t’en sortir au fond ». Ce n’est pas vendeur, ça ne fait pas plaisir à entendre. Evacuer le tragique, c’est pour faire rêver les gens. 

Oui enfin je ne suis pas certain qu’ils y croient tant que ça.

C’est ambivalent : au fond, les gens savent sans doute que c’est faux mais ils détestent aussi se l’entendre dire. 

L'intervention de Julie Gaziani sur le plateau de LCI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !