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Diagnostics percutants, conclusions pratiques vaporeuses : le paradoxe Macron
©LUDOVIC MARIN / AFP

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Emmanuel Macron a donné une interview au journal britannique The Economist. Dans cet entretien, réalisé en octobre au sein de l'Elysée, le chef de l'Etat affirme que l'Otan est en état de "mort cérébrale". Le président de la République a aussi exprimé ses inquiétudes sur l'avenir de l'Europe.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico.fr : Dans une interview accordée à The Economist, Emmanuel Macron se montre très pessimiste au sujet de l'Union Européenne allant même jusqu'à déclarer que "si elle ne se pense pas comme puissance dans ce monde", elle disparaîtra "parce qu’elle fera l'objet d'un coup de boutoir". Que penser de ce diagnostic ? A l'heure du Brexit et de désaccords multiples entre les Etats membres, l'Europe n'est-elle pas effectivement dans une impasse qui pourrait, sauf changement d'attitude, mener à sa perte ?

Christophe Bouillaud : Bien sûr nul ne sait de quoi l’avenir sera fait, mais le diagnostic semble quelque peu alarmiste. En effet, rétrospectivement, on peut tout de même constater que l’Union européenne, elle-même héritière des Communautés européennes des années 1950, est toujours là en cette fin de 2019, alors même que beaucoup de commentateurs se sont avancés depuis deux décennies au moins à décrire les difficultés du moment comme une crise existentielle qui mettrait fin à l’expérience de l’intégration européenne. N’était-on pas au bord du gouffre en 2010-2012 au moment de la crise de la zone Euro ? « Si l’Euro échoue, alors l’Europe échoue », disait alors Madame Merkel sur un ton dramatique pour convaincre le Bundestag de faire preuve de solidarité européenne. Il faut se rappeler que, quand la Commission Juncker prend ses fonctions il y a cinq ans, en 2014, Juncker lui-même décrit l’Europe comme en proie à une « polycrise » - une crise multidimensionnelle - et décrit sa propre Commission comme celle de la « dernière chance ». Or, si l’on se place du strict point de vue des élections européennes de cette année 2019 avec le regain de participation qu’on a pu y observer ou biens du point de vue des sondages d’opinion disponibles, l’idée européenne ne se porte si mal que cela chez les Européens. De fait, les crises successives des dernières ont été, si ce n’est résolues, au moins contenues. 

Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Macron dans son entretien à The Economist, l’Union européenne, c’est d’abord un « grand marché » des biens, des services, du travail et du capital. Or, à ma connaissance, il n’existe aucune force économique organisée de quelque importance qui souhaiterait l’éclatement de ce « grand marché ». Pour illustrer ce fait, il faut rappeler que les difficultés liées au Brexit tiennent essentiellement au fait qu’au Royaume-Uni les intérêts économiques ne vont pas tous, loin de là, vers la solution de rupture choisie par les électeurs britanniques à une courte majorité, du coup il faut tout faire pour que tout change sans rien changer vraiment, ce qui s’avère bien sûr des plus compliqué à des parlementaires conscients de ces aspects d’interdépendance économique entre les îles britanniques et le reste du continent européen. 

Par contre, le Président Macron a sans doute raison de s’alarmer d’une impréparation des dirigeants européens à une nouvelle situation de crise. Il faut bien constater que chacune de ces crises précédentes s’est résolue, ou a été contenue, dans l’urgence, dans les longues nuits bruxelloises où la solution n’arrive qu’au petit matin,  et en devant inventer au fur et à mesure les instruments à utiliser et les solutions à mettre en œuvre. C’est cette gestion au bord du gouffre, particulièrement visible pendant la crise de la zone Euro, qui pourrait un jour mener au désastre. Il serait bon d’anticiper un minimum, et de ne pas se laisser dépasser par une situation de plus en plus prévisible par ailleurs. Le retrait de la garantie américaine de sécurité, via l’OTAN, semble d’ailleurs la clé de cet entretien avec The Economist, le moyen de faire comprendre aux partenaires européens que cette situation se profile nettement sauf à accepter de vassaliser complètement le marché européen aux intérêts économiques nord-américains, avec la disparition à terme des capitalistes européens… 

A son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron se voulait leader de l'Europe aux côtés de l'Allemagne, mais la réalité est tout autre : il apparaît aujourd'hui isolé sur la scène européenne, son choix de commissaire européen a été refusé par les parlementaires... Pourquoi ce décalage entre le diagnostic, plutôt pertinent, et la réalité et l'efficacité des actes ?

Comme je crois l’avoir déjà dit dans vos colonnes, les précédentes grandes réformes de l’Union européenne et des Communautés européennes, depuis les années 1950, ont toujours été précédées par une coordination préalable entre quelques dirigeants-clés, à partir d’une convergence d’intérêts bien compris et souvent d’une idéologie commune (par exemple, l’antitotalitarisme dans les années 1950). Or, suite aux crises des années précédant l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République en 2017, aucun réseau réformateur de ce type n’a émergé. Au contraire, comme Emmanuel Macron le note lui-même, les diverses manières de résoudre les difficultés rencontrées ont  accru les tensions Nord/Sud et Est/Ouest dans l’Union européenne. Aucun parti au niveau européen (PPE, PSE ou ALDE), aucune sociabilité paneuropéenne autre que partisane entre dirigeants, n’ont fait émerger un projet commun. Chaque dirigeant européen semble obnubilé par les demandes de son propre électorat, sans être capable de s’élever à ce niveau de généralité qu’avaient atteint les « pères de l’Europe ». 

Du coup, constatant sans doute cette absence, Emmanuel Macron a choisi de se lancer seul dans une proposition de refonte de l’Union. Le dernier dirigeant français qui a tenté ce genre de défi n’est autre que le général de Gaulle avec le Plan Fouchet de 1961-62, et encore ce fameux plan avait été établi par une commission intergouvernementale entre les 6 pays de l’Europe d’alors. Pour l’instant, force est de constater que personne d’autre parmi les dirigeants européens qu’Emmanuel Macron n’a très envie en Europe d’une discussion de fond sur les institutions européennes, et sur l’avenir de l’Europe. Personne ne s’est risqué à proposer ne serait-ce que la convocation d’un Comité Théodule pour en discuter… Les votes négatifs de 2005 en France et aux Pays-Bas sur le Traité constitutionnel européen restent dans les mémoires, et personne ne veut se risquer à rouvrir la boîte de Pandore d’une discussion ouverte et démocratique sur l’Europe, ses institutions et sa finalité.

S'il a par le passé (notamment avec le PS) pris des décisions de rupture, comment expliquer -et au vue de l'évolution de son constat sur l'Europe- qu'il reste plutôt inactif sur les questions européennes ? Peut-il changer de politique ? 

Pour le coup, Emmanuel Macron ne me parait pas inactif. Il essaye de peser dans les décisions communes, mais il ne représente qu’un pays sur 27, et ce pays n’a pas réussi à se construire un système d’alliés sûrs pour avancer sa cause au sein de l’ensemble. Du coup, à chaque fois, quand il obtient quelque chose – comme le fameux budget commun de la zone Euro -, c’est une toute petite chose qui ne change pas vraiment la donne. 

Dans le contexte institutionnel actuel, il ne peut guère aller plus loin. Nous ne sommes plus au temps du Général de Gaulle quand la France pouvait en se retirant des institutions communautaires provoquer à elle seule une crise telle qu’il fallait négocier avec elle un compromis. E. Macron n’a pas souhaité mettre les Britanniques dehors au 31 octobre pour en finir avec le Brexit, alors même qu’il en avait théoriquement le pouvoir. De fait, je le vois mal renverser vraiment la table au niveau européen, d’autant plus que l’électorat LREM en France ne comprendrait sans doute pas pourquoi leur champion se met tout un coup à faire du De Gaulle au risque de tout faire exploser et de mettre en danger l’Euro et du coup leur épargne. 

Que devrait-il faire dans la logique de son diagnostic ? Si l'avenir de l'Europe, comme il l'affirme, semble compromis à l'heure actuelle, quelles solutions ?

D’abord, ce qu’il vient juste de faire, et qui est peut-être une décision forte de sa part  trop passée sous silence en France, il a refusé lors du dernier sommet européen l’ouverture de négociation d’adhésion pour l’Albanie et la Macédoine du Nord. Cela a visiblement choqué ses partenaires. Par ce veto (puisqu’il s’agit d’une décision à prendre à l’unanimité des 27), il exige que ces derniers prennent au sérieux la redéfinition de l’Union européenne qu’il propose comme « communauté » et comme « puissance ». Ce refus est dans la droite ligne de la vieille théorie française de l’approfondissement de l’Union européenne qui doit passer avant son élargissement. Cela correspond peut-être à la prise de conscience plus récente de la part d’un grand Etat qu’à force d’admettre des petits Etats en terme de démographie dans l’Union, les institutions de celle-ci ont de plus en plus de mal à représenter les équilibres politiques et économiques réels en son sein, puisque les citoyens des petits pays ont en fait plus de poids relatif que ceux des grands pays. Une Europe-puissance ne peut pas fonctionner sur une telle illusion institutionnalisée.

Ce veto d’Emmanuel Macron met par contre bien sûr en danger le flanc sud-est de l’Union en cas de nouvelle crise migratoire dans les Balkans, puisqu’aucun Etat de la région n’aura trop envie d’aider l’Union européenne pour prix de sa future adhésion, et peut être vu comme contradictoire avec sa volonté affichée de faire de l’Union européenne une puissance, puisque cela ouvre des perspectives à la Fédération de Russie, à la Turquie ou même à la Chine dans cette région des Balkans, qui pourtant devrait être le pré carré de l’Union européenne. 

Enfin, en dehors de ce qu’Emmanuel Macron peut obtenir de ses partenaires dans le cadre du fonctionnement routinier de l’Union européenne, le plus important est sans doute pour lui et pour la diplomatie française d’avoir des plans d’urgence à proposer en cas de crise majeure, de pouvoir saisir les fenêtres d’opportunité qui pourraient s’ouvrir. Je pense en particulier à tout ce qui concerne les aspects budgétaires en cas de crise économique majeure. Une relance par l’action de la BCE sera sans doute impossible, puisque je vois mal les taux d’intérêt devenir carrément négatifs pour les simples particuliers,  il faudra alors agir massivement au niveau budgétaire, et il ne faudra pas s’en laisser compter par quelques pisse-froid. 

Sur le fond, il reste une contradiction majeure dans l’« euro-macronisme ». Une Europe puissance qui se défend seule contre les dangers du mondeavec un fort budget commun peut-elle faire l’économie d’un pouvoir fédéral ? C’est bien cela le problème : soit ce sont les grands Etats restants qui forment un directoire à deux, trois, quatre ou cinq (France, Allemagne, Italie, Espagne,  Pologne ?) et  qui font office de pouvoir fédéral de fait, ou même de droit à la manière du Plan Fouchet, soit les 27 Etats (dont les grands, dont la France) se décident enfin à doter la Commission de tous les pouvoirs fédéraux qui pourraient être les siens. On ne peut pas raisonnablement avoir une Europe puissance où, en pratique, c’est la France qui décide de tout ce qui concerne ces aspects. L’Europe ne peut pas être simplement la France en grand.

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