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La fascinante mutation du mouvement des Gilets jaunes face à la violence et suite à la gradation des revendications sociales
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

Bonnes feuilles

Amine El Khatmi publie "Combats pour la France" aux éditions Fayard. L’auteur nous parle de cette France qui souffre, s’abîme et menace de faire sécession, pendant qu’une partie de la gauche se vautre dans le déni. Amine El Khatmi évoque aussi le génie de notre devise républicaine. Extrait 2/2.

Amine El Khatmi

Amine El Khatmi

Amine El Khatmi est militant politique depuis l’âge de 15 ans. Élu municipal socialiste d’Avignon entre 2014 et 2020, il a présidé de 2016 à 2023 le Printemps Républicain. Il est l’auteur de plusieurs essais : Non, je ne me tairai plus publié en 2017 aux éditions Lattès, Combats pour la France en 2019 chez Fayard, Printemps Républicain publié aux éditions de l’Observatoire en 2021 et Cynisme, dérives et trahisons chez Harper Collins en 2024.

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Ce qui a surgi en novembre 2018 (pour approfondir le sujet, Une colère française, Denis Maillard, éditions de l’observatoire, 2019) est l’aboutissement d’un processus politique qu’analysent depuis longtemps nombre d’intellectuels et de chercheurs. Je pense aux écrits de Laurent Bouvet bien évidemment, co‑fondateur du printemps républicain et auteur du Sens du peuple, mais aussi aux travaux de Christophe Guilly et Jean‑Claude Michéa et plus récemment à L’Archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée de Jérôme Fourquet. Tous ont analysé en pro‑ fondeur ce phénomène de rupture entre d’une part les élites intégrées culturellement et/ou économiquement à la mondialisation et d’autre part le reste de la population. 

Le mouvement initial des ronds‑points, des retraités, des mères célibataires et des travailleurs modestes, je le dis sans fard, je l’ai trouvé beau et émouvant. Beau de voir surgir ces femmes et ces hommes avec ces chasubles jaunes pour dire à la face de la France : « nous existons, nous voulons vivre, être entendus et respectés. » Tout en dignité. La fierté retrouvée.

Comment ne pas être ému par les témoignages de tous ces Français qui, malgré leur travail, malgré leur retraite, sont obligés de compter au centime près pour essayer de joindre les deux bouts et qui, le 15 du mois, quand ce n’est pas le 10, doivent se résoudre à sauter un repas sur deux ou à faire appel à la générosité publique pour nourrir leur famille ? Ces témoignages m’ont touché au plus profond de  moi‑ même. 

Je crois que ce qui m’a également touché, c’est de voir ce mouvement s’inscrire dans une histoire typiquement française. Il a fallu une anecdotique taxe sur le carburant pour réveiller ce qui est profondément enfoui au fond de l’âme de notre peuple d’effrontés et de « Gaulois réfractaires » : la révolte pour le bien commun, le retour de notre imaginaire d’égalité et de liberté, celui de 1789. 

Ces Français se sont levés pour un combat qui puise sa source dans le génie de notre devise républicaine : ils ont revendiqué la liberté – celle de vivre dignement de son travail ; réclamé l’Égalité – devant l’impôt, une égalité des chances et une égalité de traitement devant les services publics et les territoires ; enfin, ils ont renoué le fil de la Fraternité – la vertu première des ronds‑points aura été de recréer du lien social là où il avait disparu et de permettre pour beaucoup l’éveil à la politique et à la chose publique, à la res publica. Les premières réactions d’une partie de la classe poli‑ tique et de nombreux éditorialistes qui ont consisté à présenter les Gilets jaunes comme une armée de beaufs et de pouilleux, racistes et homophobes, imperméables au « monde qui change » et à l’urgence climatique, furent en dessous de tout. « Prenez les transports en commun ou faites du covoiturage »,  disaient‑ils avec leurs airs satisfaits à des gens qui n’ont plus de transports collectifs après 20 heures. 

Quand des ministres et parlementaires de la majorité expliquaient le plus sérieusement du monde à des Gilets jaunes qu’il fallait acheter une voiture électrique à 20 000 € alors qu’ils ne gagnent que 1 200 € et qu’ils n’arrivent pas à boucler les fins de mois, on se pinçait pour y croire. 

J’ai encore en tête la terrible émission « la grande explication » présentée par David Pujadas sur LCI qui a notamment opposé les ministres Emmanuelle Wargon, Marc Fesneau et Amélie de Montchalin à une dizaine de Gilets jaunes. La déconnexion de la classe politique vis‑à‑vis des réalités sociales d’une grande partie des Français n’est jamais apparue aussi forte, le gouffre aussi béant. 

Ce mouvement des ronds‑points doit, à mon sens, être dissocié des « actes » du samedi, où l’on a assisté, toutes les fins de semaine, à l’inacceptable. Si en tant que citoyen engagé dans la vie de la cité, les Gilets jaunes ont contribué à nourrir mes réflexions politiques, en tant que républicain, les dérives aux‑ quelles nous avons assisté m’ont scandalisé. 

Derrière une colère qui, je le répète, est légitime, nous avons assisté à un déchaînement de violences verbales et physiques inouï et, pire, à l’acceptation de ce niveau de violence par une partie de la population de notre pays. 

Durant toute cette séquence, un événement m’a particulièrement marqué, événement qui dit, je crois, quelque chose de l’état de notre société : c’est l’affaire dite du « boxeur » Christophe Dettinger. Lors de l’acte VIII de la mobilisation, le 5 janvier 2019 devant le musée d’Orsay à Paris, la manifestation non déclarée qui voulait atteindre les abords de l’assemblée nationale est stoppée par les forces de l’ordre. Certains manifestants tentent de forcer le passage sur la passerelle Léopold‑Sédar‑Senghor. Insultes et provocations fusent. Une confrontation éclate entre un petit groupe de CRS et des manifestants quand, surgissant de nulle part, un colosse va littéralement bastonner deux CRS. Le premier sera tabassé au sol, le deuxième boxé dans une confrontation qui restera dans les annales. 

Les images sont choquantes et l’on reste coi de voir en plein Paris des policiers se faire lyncher sur un pont. Mais, dans la foulée de l’acte en lui‑même, gravissime, ce qui va choquer un peu plus encore l’opinion publique, c’est la vague de soutien populaire qui s’exprime en faveur du boxeur dans toute une partie de la société. Dettinger se retrouve célébré en héros sur Internet, des slogans à sa gloire sont scandés dans les manifestations, pendant que l’on voit fleurir des fresques urbaines et des tags le représentant. Une cagnotte de soutien lancée sur le site Leetchi atteint 150 000 € en moins de deux jours et rassemble près de 9 000 contributeurs. Comme si le « gitan de Massy » incarnait à lui seul la revanche espérée par tous les blessés, mutilés, éborgnés et autres victimes de violences et de dérapages policiers depuis le début du mouvement. Car, disons les choses clairement, le comportement de certains policiers à l’égard des manifestants ne fut digne ni de l’uniforme qu’ils portent, ni du corps qu’ils servent. L’ampleur des mutilations qui sont remontées depuis le 17 novembre 2018 doit nous interroger et notre intransigeance sur ce sujet doit être totale. En ce sens, le travail de l’Inspection générale de la police nationale (IGpn), la « police des polices », est indispensable pour faire éclater la vérité et permettre que les sanctions tombent lorsque des fautes sont avérées. Mais, en même temps, nous ne devons pas tolérer le récit que certains ont voulu installer selon lequel la police, dans son ensemble, a attaqué des manifestants pacifiques et se serait comportée telle une milice d’État. Ce récit ne correspond en rien à la réalité, celle d’une profession qui est la plus contrôlée de toute la fonction publique et ne sert que les intérêts de ceux qui ont mis progressivement la main sur le mouvement des Gilets jaunes pour le faire dégénérer. 

Car, de semaine en semaine, le mouvement a muté. Le peuple des ronds‑points est progressivement rentré chez lui pour laisser place à des manifestants plus radicaux, plus violents, encadrés et infiltrés de plus en plus ouvertement par l’extrême gauche, et notamment par des bataillons de militants de la France insoumise qui, croyant le grand soir venu, ont joué avec le feu, allant jusqu’à se placer à plusieurs reprises hors du champ républicain. 

Pourtant, Jean‑Luc Mélenchon avait fait part d’une certaine clairvoyance lors de la campagne de 2017 en théorisant le dégagisme. Lors d’un meeting en mars 2017, il prononçait ces mots forts : « nos sociétés ont été détruites et martyrisées par le néolibéralisme, si bien qu’elles sont en partie en miettes et que, dans cet effondrement de tout, un doute gigantesque s’est répandu, un mépris inouï contre tout : les juges, les policiers, les journalistes, les responsables politiques. Le pays tout entier semble couver un énorme dégagisme qui va s’accomplir. Et notre devoir, notre rôle, est de lui donner une issue positive. Constructive, pacifique, démocratique. » 

Force est de constater que Jean‑Luc Mélenchon et les siens ont trahi la posture républicaine qui fut la leur pendant la dernière campagne présidentielle, allant jusqu’à encourager la part la plus sombre des Gilets jaunes : refus de se démarquer des violences des manifestants, mise en cause systématique de la police républicaine, participation aux rassemblements non autorisés, soutien à la cagnotte de Christophe Dettinger, etc. 

Faute de gagner la victoire par les urnes, la crise des Gilets jaunes sera pour les insoumis le moyen de s’opposer à Emmanuel macron et, pourquoi pas, de le renverser. En vain ! 

Cette pente glissante fut également prise par des médias se réclamant de la gauche, notamment Mediapart ou Le Media, le site d’actualité proche de la France insoumise, qui n’ont pas hésité à mettre en avant des personnages défendant des thèses ouvertement complotistes, à relayer l’idée que la France était devenue une dictature et à faire un focus outrancier et excessif sur les violences policières, jetant inutilement de l’huile sur le feu dans un moment de grande tension. Poussant toujours plus loin l’indécence, la patronne du Media, l’inénarrable Aude Lancelin, ira même expliquer dans la foulée de l’agression antisémite d’Alain Finkielkraut en marge d’une manifestation des Gilets jaunes, durant laquelle il sera traité de « sioniste de merde » et de « sale race », que le philosophe « incitateur à la haine publique » l’avait sans doute un peu cherché : « nous avions déjà eu droit au coup de son innocente promenade de santé à Nuit debout un soir de 2016,  écrit‑elle. Ce  non‑événement avait déjà servi de point d’accroche à un rodéo médiatique d’une violence inouïe contre un mouvement social dont la légitimité était déjà, elle aussi, indiscutable. » Et de conclure : « Le comportement de monsieur Finkielkraut s’assimile à celui d’un agent provocateur, qui semble par ailleurs jouir de l’opprobre qu’il suscite. » L’indignation est générale ! 

Pourtant, une question évidente se pose : était‑il si compliqué de soutenir les aspirations légitimes des Gilets jaunes, de les incarner politiquement, et en même temps de se dissocier des idées complotistes et antisémites, des dérives, des casseurs et des black blocs ? 

Pour moi, cela aurait dû être le rôle historique de la gauche ; ce sera son échec le plus patent ! Et si les Gilets jaunes sont morts, en tant que mouvement, c’est parce qu’ils ont été récupérés, au moins en partie, par des militants de la gauche radicale et de l’extrême droite qui n’avaient dans le fond que faire de la baisse du pouvoir d’achat et de la dignité au travail. Leur seul objectif était la confrontation, la plus violente possible, avec le pouvoir et l’espoir qu’advienne enfin un grand soir qui semble revêtir les habits de Godot. 

Oui, je suis convaincu qu’il aurait fallu qu’une force politique incarne une position républicaine dans ce moment‑là. La seule à même de garantir l’unité de la nation et de répondre aux aspirations légitimes d’une partie de la population. Car les questions soulevées par les Gilets jaunes demeurent, à commencer par celle, centrale, du droit à vivre dignement de son travail.

Extrait du livre d’Amine El Khatmi, "Combats pour la France", publié aux éditions Fayard 

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