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Cette double crise de la modernité qui paralyse les réflexes démocratiques français
©DOMINIQUE FAGET / AFP

Ultra moderne voilitude

Les débats sur l'autorisation du port du voile lors d'accompagnements de sorties scolaires conduisent à s'interroger sur les liens entre les replis communautaristes et la modernité.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Dans le Figaro, Hélé Béji déclarait que la modernité est caractérisée par la dissolution des liens traditionnels, et que les replis communautaristes religieux sont une réaction à la perte d'identité que cette dissolution occasionne. Votre analyse concorde-t-elle avec ce point de vue de Hélé Béji, reliant modernité et absence d'identité ?

Michel Maffesoli : On distingue classiquement en sociologie la société et les communautés. La société est un grand ensemble de personnes, le lien entre elles étant fondé sur le contrat social entre individus libres de toute appartenance communautaire, liée à leur origine, leur ethnie, leur religion, le statut de leur famille etc. C’est ainsi qu’en France la loi Le Chapelier a interdit les corporations, les confréries etc. Le lien communautaire est un lien de proximité, établi sur le partage d’un territoire, d’une origine, d’une croyance, mais aussi de convictions, d’idéaux etc. Le lien sociétaire, contrat social est un lien juridique établi entre des individus membres d’une même Nation, d’un même Etat. 

Il est tout à fait juste de dire que la modernité (18e – 20e siècles) a fonctionné, pour reprendre les termes de Hannah Arendt sur “l’idéal démocratique”. Cet idéal démocratique a mis en avant l’individualisme : “je pense, donc je suis, dans la forteresse de mon esprit” et  le rationalisme (tout a une raison, tout est susceptible d’être rationalisé). La modernité a abouti à la dissolution des liens affectuels, émotionnels qui fondent au contraire du contrat social, les liens  communautaires. 

Bien sûr, il serait faux de dire que ces liens communautaires avaient totalement disparu : les partis, les syndicats, les paroisses, les communes avec leurs patronnages, leurs associations  ont constitué autant de communautés de base. Il n’empêche : ces liens communautaires étaient fondés sur de “grands récits”, des croyances communes en un Paradis, une Révolution qui agrégeait les hommes entre eux. Ces grands récits ont perdu leur pertinence, et de nouvelles communautés informelles ont pris la place des partis, paroisses, syndicats, bref des communautés instituées. 

Les mouvements religieux tels certains mouvement identitaires ou fondamentalistes mais aussi les divers mouvements de New Age sont des exemples de ces nouvelles “tribus”. Mais on pourrait aussi citer le renouveau du localisme, les diverses modes alimentaires, vestimentaires, les loisirs, les pratiques artistiques, sportives qui toujours lient des personnes entre elles, fondent ces communautés. 

Je ne parlerais pas de communautarisme, ce qui en France, est une façon de stigmatiser ces mouvements communautaires. Je pense qu’il y a un besoin communautaire, c’est à dire d’un lien social de proximité, mais il me semble qu’il n’est pas forcément un mouvement de repli.

Car on observe qu’il y a une grande diversité de communautés, j’ai employé pour décrire ce fractionnement la métaphore du tribalisme : chacun appartient à diverses tribus, à divers groupes auxquels il se lie selon des affinités culturelles, sportives, territoriales, religieuses. 

Il y a certes un repli de chacun sur sa ou plutôt ses communautés, mais justement parce qu’il n’y a pas une seule identification, on ne peut pas parler de repli. 

Plutôt que d’identité, ce qui est le propre de la modernité, un individu défini par son sexe, sa religion, sa catégorie socio-professionnelle etc. , je  parlerais “d’identifications multiples” : on peut être banquier le jour, DJ la nuit, être Vegan et supporter d’un club de foot. On peut être musulman pratiquant, mais aussi supporter d’un club de foot, et amateur d’un groupe de musique. C’est cette multiplicité d’identifications qui permet une prise de distance et donc protège de l’enfermement sectaire.

Pourquoi l'offre religieuse est-elle si propice à combler le vide d'identité, par rapport à d'autres appels à l'appartenance?

Le mot religion contient la réponse :  religare, relier,  la croyance, les rites me lient à l’autre, aux autres et à l’Autre de la déité. La religion ne permet pas tant une “identité”, encore une fois, il s’agit là d’un concept “dur”, de la modernité, mais une identification aux autres. La religion catholique a bien mis cela en exergue en parlant de “communion des saints”, ce qui lie, même des personnes qui ne se connaissent pas, mais qui communient par la croyance et le rite communs. Et toutes les religions, même si elles n’expriment pas cela aussi bellement, fonctionnent autour de ce lien communautaire. Pensons par exemple aux cultes afros-brésiliens (candomble) dans lesquels la transe permet à chacun de sortir de son petit soi pour communier dans un grand Soi commun. 

La religion vécue ainsi au jour le jour permet cette communion ici et maintenant. Mais encore une fois, il s’agit moins d’identité que d’identification. C’est à dire moins de caractéristiques rationnelles et établies une fois pour toutes comme celles que l’on note sur les “papiers d’identité”, invention de la modernité, que d’expressions émotionnelles, affectuelles. La, les tribus, à laquelles ou auxquelles chaque personne appartient se définissent par des goûts communs, des passions communes, des solidarités, des sentiments éprouvés en commun. C’est ceci qui caractérise la période contemporaine que j’appelle avec d’autres (J.F. Lyotard, J. Baudrillard par exemple) la postmodernité. 

La postmodernité redécouvre des valeurs passés, pré-modernes, et l’idéal communautaire comme la pulsion religieuse en font partie. 

La modernité fait-elle fi des traditions, des pratiques usuelles, des mœurs et conventions, pour revenir à des formes plus totales d'adhésion, comme la radicalité religieuse et la lecture littérale de textes religieux?

L’histoire avance par périodes, ce qu’on appelle des époques. L’épochè en grec c’est la parenthèse. Une parenthèse s’ouvre et se ferme. Cette succession d’époques peut se lire tout au long de l’histoire humaine. Il semblerait que le développement scientifique et technologique en ait accéléré le mouvement. 

Une époque se définit par des représentations communes, des valeurs dominantes, bref un imaginaire collectif. Mais ceci ne signifie pas que les valeurs contraires aient complètement disparu. Elles se vivent à moment donné en mineur, puis réémergent et peuvent devenir plus importantes, puis dominantes. Ainsi dans le grand rationalisme du 19e siècle, scientiste, techniciste, productiviste, le romantisme en littérature, en musique, en peinture a exprimé une sorte de contrepoint plus émotionnel, plus qualitatif. 

La religion, le sentiment religieux a subi une lente érosion entre l’âge des cathédrales et l’époque moderne, seconde moitié du 19e siècle puis 20e siècles. Ce qu’on appelle la sécularisation. Qui a par exemple voulu écarter de l’espace public tout signe religieux. (au-delà de la loi de 1905 qui tolérait les processions, les soutanes…) D’un point de vue théologique, on a observé un certain abandon des formes de croyances considérées comme obscurantistes, la prédestination, le créationisme, voire la présence réelle du corps et du sang du Christ dans les éléments de la Cène. 

En réaction à cette sécularisation et à cette rationalisation des religions elles-mêmes, on observe un retour aux racines, aux traditions, une volonté de “réenchanter le monde”. En ce sens il s’agit bien d’une forme de “radicalité”. Mais celle-ci n’implique pas forcément le fanatisme et encore moins le terrorisme. Il y a toujours, surtout chez les convertis, comme le sont nombre de jeunes islamistes dits radicalisés, une forme de fanatisme et une forme de prosélytisme. Mais justement, la religion est là avec ses rites collectifs, ses partages d’émotion communautaire pour empêcher l’expression violente et aggressive des croyances. 

Je pense qu’il ne faut donc pas lutter contre l’idéal communautaire, contre le besoin d’être relié aux autres et d’exprimer ensemble une forme de spiritualité, mais qu’au contraire c’est la sécularisation à marche forcée et une forme de volonté d’éradication des religions qui a conduit à ces formes perverses de radicalisme. 

La révolution iranienne était-elle déjà une illustration précoce de ce mécanisme de repli engendré par la modernité?

Je ne suis absolument pas un spécialiste de l’Iran, ni de l’Islam. Je me souviens que Michel Foucault à l’époque avait été fortement critiqué pour avoir applaudi la chute du Shah d’Iran et la prise de pouvoir par Khomeini. Ce spécialiste de la modernité avait bien vu cependant qu’il s’agissait là d’une réaction à une modernisation forcée. Le shah d’Iran souhaitait “occidentaliser” son peuple, le plier aux valeurs européennes dans lesquelles il avait été éduqué comme bon nombre d’élites non européennes. C’est, en effet,  l’Europe qui a inventé la modernité et l’a imposée au reste du monde. 

Nombre de mouvements révolutionnaires voire terroristes sont pour part explicables par un rejet des valeurs du rationalisme, de l’individualisme et du productivisme de la modernité. 

La résurgence de mouvements religieux, le développement de divers groupes fondamentalistes, charismatiques participent de cette même réaction contre une sécularisation et une laïcisation à outrance. 

Je pense cependant que rien ne sert de dénir la réalité sociétale telle qu’elle est. Il faut sans aucun doute trouver un moyen de réguler les diverses tribus, de leur permettre de vivre ensemble, de trouver des modes de relation pacifiée des tribus entre elles plutôt que de stigmatiser une pulsion religieuse et un besoin communautaire qui dès lors qu’ils seraient “interdits” s’exprimeraient de manière violente. 

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