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Pression islamiste : quelles leçons de la guerre froide et du "containment" de la menace intérieure communiste ?
©Reuters

"Années de plomb"

La pression exercée par l'islamisme sur nos sociétés pourrait conduire à établir un parallèle avec le contexte des "années de plomb". Les situations sont-elles comparables ?

Pierre Conesa

Pierre Conesa

Pierre Conesa est agrégé d’Histoire, énarque. Il a longtemps été haut fonctionnaire au ministère de la Défense. Il est l’auteur de nombreux articles dans le Monde diplomatique et de livres.

Parmi ses ouvrages publiés récemment, Docteur Saoud et Mister Djihad : la diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016, Le lobby saoudien en France : Comment vendre un pays invendable, Denoël, Vendre la guerre : Le complexe militaro-intellectuel, Editions de l'Aube, 2022.

 

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Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Thierry Wolton

Thierry Wolton

Thierry Wolton est un journaliste et essayiste français. Il a publié une vingtaine d'ouvrages consacrés aux relations internationales, à l'histoire des pays communistes et à la politique française.

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Atlantico.fr :  La pression exercée par l'islamisme sur nos sociétés peut conduire à comparer la situation actuelle à celle des "années de plomb", pendant lesquelles l'extrême-gauche communiste violente tentait de déstabiliser les démocraties occidentales, notamment en France. En quoi les deux situations sont-elles comparables en France ? En quoi diffèrent-elles ?  

Alain Rodier : Ayant connu personnellement ces deux époques, je pense qu'elles n'ont pas grand chose à voir.

Pour la première - les années 1960-80 -, la France traversait une période économique exceptionnelle dite des "trente glorieuses" qui avait succédé à l'immédiat après guerre qui avait été très difficile en raison des restrictions et de la reconstruction sans oublier la traversée de deux conflits coloniaux (l'Indochine puis l'Algérie). Par contre, l'opposition droite/gauche battait son plein en raison de visions socio-politiques diamétralement opposées, pour faire court entre celle de Raymond Aron d'un côté et de Jean-Paul Sarthe de l'autre.

Durant les "années de plomb" les extrêmes se rejoignaient dans la violence et parfois le terrorisme.

A l'extrême-droite, c'était les nostalgiques de l'Algérie française représentés par l'OAS. Dans toute l'Europe sont peu à peu apparus les groupuscules et des mouvements d'extrême-gauche violents dont les plus connus sont Action directe en France, la Rote Armee Fraktion (RAF) en Allemagne, les Brigade Rouges en Italie, etc. Dans ce dernier pays, l'extrême droite a aussi été particulièrement active participant à de nombreux attentats dont le plus grave a eu lieu le 2 août 1980 dans la gare de Bologne où une bombe a fait 85 morts et plus de 200 blessés.

L'idéologie de base de ces activistes a été influencée par les mouvements de protestations ayant lieu aux États-Unis en opposition à la guerre du Vietnam, à la ségrégation et plus généralement en remettant en question du système de société basé sur capitalisme. Un facteur important a aussi été le soutien à la cause palestinienne, surtout après la Guerre des six jours (1967). Et surtout, tous ces mouvements violents d'extrême gauche ont été au minimum "accompagnés" par les services secrets du bloc communiste dont le centre était à Moscou. En effet, alors que la Guerre froide qui battait alors son plein, les forces de l'OTAN se préparant à tenter de s'opposer à une offensive blindée du Pacte de Varsovie qui, selon les plus pessimistes, était en mesure d'atteindre les côtes de l'Atlantique en trois jours (on s'est aperçu bien plus tard que l'Armée Rouge était loin d'avoir cette capacité mais les Américains avaient exagéré la menace à des fins de politique étrangère), l'action des groupes d'extrême gauche étaient considérée comme un élément déstabilisateur des sociétés européennes qui devrait permettre d'annihiler toute volonté de résistance. Pour ne pas apparaître en première ligne, ces services secrets utilisaient les Palestiniens comme proxies, ces derniers assurant la formations d'activistes dans leurs camps d'entraînement situés au Liban, en Libye ou en Tunisie.

Fondamentalement, le terrorisme des "années de plomb" était un terrorisme d'Etat même si chaque groupe bénéficiait d'une grande liberté d'action.

Il en a d'ailleurs été de même après la révolution de 1979 qui a amené les mollahs au pouvoir à Téhéran. Mais les objectifs ont d'abord été les opposants au régime puis les Occidentaux avec lesquels Téhéran avait des comptes à régler (pour la France dans le cadre du projet Eurodif) et bien sûr contre les Israéliens considérés comme l'ennemi principal. Ce n'est que lorsque Téhéran a renoncé au terrorisme comme méthode de combat (si l'on excepte l'emploi du Hezbollah libanais, du Hamas et du Djihad Islamique Palestinien en tant que proxies) qu'est vraiment apparue l'idéologie salafiste-djihadiste - prônée initialement par le Wahhabisme et les Frères musulmans - d'abord soutenu par l'Occident pour chasser les Soviétiques d'Afghanistan. Une fois cette mission accomplie, les activistes se sont retournés contre leurs anciens alliés considérés comme des mécréants et contre la famille royale des Saoud qui a accueilli des forces militaires occidentales impies sur les terres sacrées de l'islam lors de la première du Golfe (1990-91). Cela a constitué les années de gloire d'Al-Qaida "canal historique" à partir des attentats contres les ambassades US de Dar es Salam et de Nairobi en 1998 puis les attaques du 11 septembre aux États-Unis.

Dans un premier temps, l'idéologie salafiste-djihadiste s'est propagée progressivement au sein des communautés musulmanes qu'elles vivent en Dar al-Islam (demeure de l'islam) - pays à majorité musulmane - ou en Dar al-harb (demeure de la guerre) - pays dominés par les kufars (mécréants) via les réseaux wahhabites et fréristes qui existaient depuis longtemps à travers les mosquées, les écoles coraniques, des associations cultuelles, etc. De jeunes prêcheurs salafistes-djihadistes ont peu à peu contesté l'autorité des imams déjà en place en prétendant qu'ils étaient des "déviants" et que seuls eux détenaient la "vrai foi" (le retour à l'islam des origines).
La grande différence entre les mouvements terroristes des "années de plomb" et d'aujourd'hui réside dans le fait que les premiers avaient des États derrière eux alors que les seconds sont indépendants ayant rompu les liens qui pouvaient le unir à leurs matrices génitrices. 

C'est un lieu commun de reconnaître que les moyens de diffusion des doctrines sont infiniment plus étendus aujourd'hui grâce au net - et touchent donc un public beaucoup plus large -, les tracts d'extrême-gauche étant désormais rangés dans les cahiers de l'Histoire.  

Thierry Wolton : La référence aux années de plomb des années 1970 concerne plutôt l'Italie, avec les Brigades rouges, ou l'Allemagne avec la "Bande à Baader". Le terrorisme d'extrême gauche en France est resté  relativement limité avec Action Directe. Le bilan mortel du terrorisme islamiste est surtout plus important, il me parait donc difficile de comparer les deux menaces. Les objectifs ne sont pas les mêmes non plus. L'extrême gauche a usé de la stratégie de la tension pour pousser le système démocratique à être répressif  afin, disait leur discours, de montrer son vrai visage sous son masque libéral. Les Islamistes visent  à effrayer le plus grand nombre  pour nous obliger à renoncer à certaines de nos libertés, à nos  moeurs notamment. L'extrême gauche menait un combat de lutte de classes, les islamistes veulent imposer leurs valeurs à tous.

Pierre Conesa : Il faut tout d'abord préciser qu'on est en face de deux phénomènes assez différents. Vous évoquez l'extrême-gauche violente. Dans les années 1960, le terrorisme était lié à la guerre d'Algérie, et s'il y a eu des le terrorisme d'extrême-gauche, il faut surtout parler des attentats commis par Action Directe, qui ont eu lieu entre 1979 et 1987. Et ce terrorisme n'avait pas la même ampleur que le terrorisme islamiste. 

Les groupuscules communistes commettaient des attentats contre des banques, contre des forces de sécurité, mais rien de semblable à ce qui s'est passé au Bataclan par exemple. Il faut rappeler que le terrorisme est une forme de violence du faible au fort, mais ce n'est pas une cause politique : c'est un moyen d'action. La forme et la motivation politique du communisme étaient différentes de ce qu'on connait aujourd'hui. 

Si l'on prend le terrorisme algérien qui visait à terme l'indépendance de l'Algérie, cette envie d'indépendance a crée un basculement de l'opinion publique, accentué par une lassitude de la guerre d'Algérie. Lorsque Charles de Gaulle parlait de "négociations", cela rencontrait un écho dans l'opinion française. Le terrorisme n'a été que l'appui militaire d'une cause dont la légitimité a été reconnue par la société française. 

Dans le cas des violences d'extrême gauche, il y a eu une forme de résilience de la société française : les Français ont collaboré avec les services de police et de sécurité pour démonter le groupe le plus actif, à savoir Action Directe, qui à la fin n'était qu'un groupuscule avec très peu de soutien. Par ailleurs, le Parti communiste et les militants ne soutenaient pas ces mouvements. 

Dans la situation actuelle, la France fait face à un terrorisme salafiste, qui a été le produit d'une diffusion par l'Arabie Saoudite pendant des années et qui a d'abord touché et continue de toucher les pays arabes. Le premier pays à en pâtir a été l'Algérie qui s'est retrouvée pendant dix ans au centre d'une guerre civile et religieuse. Les revendications auxquelles on doit faire face aujourd'hui sont des revendications politiques, pas religieuses. Il y a en effet cinq obligations pour les musulmans, qui ne sont que des obligations religieuses.

Dans la lutte contre l'islamisme,  y a-t-il des leçons à tirer de la manière dont le terrorisme d'extrême-gauche fut géré par les autorités d'une part ? Et par les services de renseignement d'autre part ?

Alain Rodier : L'idéologie d'extrême gauche s'est éteinte de l'intérieur avec la disparition du modèle soviétique (encore qu'il reste toujours beaucoup de "nostalgiques" qui tentent de raviver la flamme révolutionnaire - à tendance marxiste-léniniste teintée d'écologie et d'auto-gestion - auprès de la jeunesse naturellement contestataire), il est difficile de prévoir comment le salafisme-djihadisme disparaîtra de la même manière. Peut-être quand les nouvelles générations remettront en cause l'enseignement de leurs parents salafistes en demandant plus de libertés individuelles ? C'est possible mais pas certain tant les carcans intellectuels et physiques imposés aux membres de ce qui peut être comparé à une secte qui attend le jugement dernier sont lourds.

Les dirigeants, que ce soit des pays musulmans (Dar al-Islam) et des autres (Dar al-Harb) sont contraints d'adopter des politiques sécuritaires (un pansement sur ne jambe de bois) tant ils sont aujourd'hui dans l'incapacité de s'opposer intellectuellement au salafisme-djihadisme.

Les méthodes pour mener des politiques sécuritaires restent donc les mêmes que par le passé : la surveillance, l'infiltration et la gestion de repentis. Mais si elles permettent de limiter la casse et de gagner des batailles mais elles sont insuffisantes pour gagner les esprits donc la guerre. 

Même si des troubles ont existé et que l'année 1968 a pu inquiéter une partie de la population, il n'y a pas eu, dans les années 1960-1970 d'affrontements civils majeurs en France. Quelles leçons pour la démocratie libérale peut-on tirer de la "résilience" de la société française dans les années 1960 et 1970 ?

Thierry Wolton : Encore une fois, la menace n'est ni de la même ampleur, ni de la même nature. Le terrorisme d'extrême gauche n'a jamais réellement menacé les fondements de la société française car les gauchistes ont toujours été une minorité. Minoritaires, les islamistes le sont aussi puisqu' il  faut se garder de  les confondre avec la grande majorité des musulmans, en France et ailleurs dans le monde. Il n'empêche, le danger islamiste parait plus inquiétant car il se double de la peur de l'Autre dans l'inconscient collectif.  Il y a une confusion entre islamisme, population musulmane, immigration le tout vue comme  une menace globale pour l'équilibre nationale. C'est la thèse du grand remplacement qui oublie qu'une partie des musulmans qui vivent ici sont français et que tous les immigrés ne sont pas des islamistes, ni des musulmans d'ailleurs. On ne pouvait pas tenir ce type de raisonnement face aux   gauchistes d'hier qui était le plus souvent des fils et des filles de bonnes familles. En somme, nous étions entre nous, aujourd'hui le danger s'identifie avec l'étranger. C'est plus irrationnel comme crainte.

Pierre Conesa : Tout d'abord, le champs politique était assez organisé et structuré. Le Parti communiste par exemple, se refusait à soutenir le terrorisme d'extrême gauche. Il y avait une réelle condamnation collective, aucune compréhension implicite comme on peut l'entendre aujourd'hui. Il me semble néanmoins que la société française est bien plus résiliente que la classe politique. La classe politique a très peur des mots "islamophobie" ou "racisme" et donc reste en retrait. Si l'on prend les caricatures du prophète par exemple, et  il faut tout de même rappeler que l'on tape facilement sur l'Eglise, on est en face d'une religion qui a réussi à imposer le fait que si jamais l'on s'en prend à elle, on peut être assassiné. Il faut se rendre compte du laxisme de la société française face à ce type de posture. Par ailleurs, dans diverses études, il n'est pas rare de voir que beaucoup de musulmans considèrent que la charia mériterait d'être respectée dans la République française. On est dans une problématique beaucoup plus compliquée qu'à l'époque.  

La société française, au lieu de poser des règles claires, négocie sans cesse à reculons et chaque pas des salafistes est analysé comme étant une minuscule concession. Le paradoxe de cette société française est de vouloir l'égalité homme-femme mais aussi d'accepter qu'un homme refuse de serrer la main d'une femme ou d'obéir à une femme.  Dans notre société du politiquement correct, il faut savoir que ce sont les musulmans modérés qui critiquent les premiers la faiblesse de la société française. Alors que la répression pourrait toucher les milieux salafistes, la société française est trop faible pour le faire. Les hommes politiques ont tellement négocié qu'ils sont pris au piège et ne savent pas quoi faire. Si l'on prend l'affaire Julien Odoul, le CCIF a fait pression pour que la femme porte plainte, mais il ne dénoncera jamais un imam salafiste qui traite les juifs exactement de la même manière en utilisant un discours antisémite. La nature des débats que l'on a eu sur les questions liées à l'islamisme étaient d'ailleurs très faibles. On a l'impression qu'aujourd'hui, le débat politique est une ineptie et ne prépare pas la société française à la résilience.  

Les communistes représentaient tout de même 20% sur le plan électoral dans les années 1960, et l'idéologie communiste était porteuse d'un modèle de contre-société. Sur un plan politique, qu'est-ce qui a été décisif dans la gestion de ce que certains considéraient comme une menace intérieure ?

Thierry Wolton : Il n'y a pas d'Internationale islamiste, ni de partis islamistes qui obéissent à une seule et même centrale comme ce fut le cas avec le communisme. Les organisations islamistes existantes sont divisées, les terroristes agissent par petites cellules indépendantes les unes des autres, il n'y a jamais eu de chef d'orchestre clandestin, même à l'époque de Ben Laden.  Encore une fois les situations sont différentes.  Le communisme s'est effondré, en France et ailleurs, après la chute du centre, l'Union soviétique. On peut toutefois tirer une leçon de ce passé .  Les démocraties capitalistes sont sorties vainqueurs de l'affrontement avec le communisme parce qu'elles sont restés elles-mêmes et qu'elles ont continué à prospérer. La sauvegarde des libertés et l'enrichissement de la population, même s'il reste toujours très inégal, ont été les meilleures réponses apportés à ceux qui voulaient renverser le système au nom de la lutte des classes. C'est en croyant en nos valeurs et en les défendant que nous aurons raison de la menace islamistes, comme hier du communisme.

Que peut-on apprendre du déclin de l'idéologie communiste pour éclairer notre époque et comprendre l'avenir ? 

Pierre Conesa : Je crois qu'il faut parler de la manière dont le communisme s'est effondré pour comprendre comment l'idéologie islamiste peut également disparaître. Les communistes pensaient avoir le pouvoir à la fin de la guerre et pensaient qu'en URSS les gens vivaient heureux... Petit à petit, le comportement de l'URSS vis-à-vis des pays satellites a été révélé publiquement avec la Hongrie en 1956 ou encore la Tchécoslovaquie en 1968, ce qui fait que le corps communiste s'est atrophié de la perte de crédibilité du modèle. Je pense que la crise idéologique du salafisme va venir surtout du fait que la cible principale du salafisme concerne les autres musulmans. Si on regarde le Pakistan, la Syrie, Barhain etc. il existe  des guerres intra-religieuses entre sunnites et chiites. La crise viendra des élites musulmanes qui vont s'apercevoir que l'oumma se tire une balle dans le pied. Tant que l'on s'en mêle, on devient la cible principale. C'est pour cela par ailleurs que j'étais contre les interventions en Irak et en Syrie.

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